#11 / La « Culture Métro » à Medellín, matérialisation du droit à la ville ou instrument de transformations des pratiques urbaines ?
Maëlle Lucas
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L’article de Maëlle Lucas au format PDF
Pour beaucoup, Medellín, deuxième ville la plus peuplée de Colombie, fait résonner les histoires de violence et de narcotrafic qui ont fait pendant longtemps la réputation de la ville. Toutefois, dans le champ des études urbaines, Medellín est un objet de recherches récurrent en raison des politiques d’urbanisme social mises en œuvre depuis une quinzaine d’années (Brand, 2010 ; Leibler et Musset, 2011 ; Quinchía, 2013). La municipalité joue avec cette notoriété et la renforce, grâce à un marketing territorial très maîtrisé, qui la fait apparaître parmi les villes les plus compétitives du sous-continent (Le Blanc et al., 2014). La communication est centrale dans la diffusion des discours politiques auprès des habitants. Cela se matérialise notamment dans la « culture métro », programme d’information porté par le département de travail social de l’entreprise Metro de Medellín Ldta et destiné aux usagers des transports en commun qui a célébré trente ans d’existence en 2018. Elle s’inscrit dans une volonté plus large de faire accepter l’infrastructure nouvelle et les transformations qu’elle engendre. Sans être directement issue des politiques municipales d’urbanisme social, la « culture métro » y fait fortement écho.
L’urbanisme social à Medellín consiste en un ensemble de politiques urbaines destinées à désenclaver les quartiers périphériques, à lutter contre l’exclusion sociale et à renforcer le système éducatif. C’est Sergio Fajardo, maire de la ville de 2004 à 2007, qui a popularisé ce terme d’urbanisme social, repris ensuite par ses successeurs. L’outil central de ces politiques est le projet urbain intégral, et l’infrastructure de transport en constitue l’épine dorsale. La ville a vu s’élever sur ses flancs cinq lignes de téléphérique en moins de quinze ans, qui viennent alimenter les deux lignes de métro qui traversent la ville du nord au sud et de l’ouest au centre (voir fig. 1). Ces infrastructures s’imposent dans le paysage urbain et le modernisent, attirant la curiosité des visiteurs, locaux et étrangers. La municipalité a d’ailleurs profité de l’originalité d’un téléphérique en zone urbaine pour en faire un lieu de tourisme à part entière.
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Les statistiques les plus récentes mettent en évidence une baisse constante à Medellín de l’indice de Gini, qui mesure les inégalités. De 0,54 en 2008, le taux est descendu à 0,46 en 2017. Le pourcentage de personnes sous le seuil de pauvreté est passé de 25 % à 13,4 % entre 2008 et 2017. Ces données, publiées par la municipalité, témoignent d’une amélioration générale des conditions de vie des habitants au cours de la décennie passée. Au-delà des infrastructures, un travail de fond sur les causes de la pauvreté et de l’exclusion semble donc porter ses fruits.
Dans ce contexte, « l’éducation » s’impose comme mot d’ordre des politiques, notamment dans les plans de développement territorial, et comme condition nécessaire à la réussite de ces programmes. Le terme « éducation » est ici entendu à plusieurs échelles : la municipalité investit dans des programmes éducatifs sociaux innovants, dans la construction d’infrastructures dédiées à l’éducation des jeunes et à l’éducation des citoyens pour développer chez eux une « culture citoyenne », dont fait partie la « culture métro » à laquelle nous nous intéressons ici. La Cultura Metro, littéralement « culture métro », est un élément de communication pensé par les aménageurs et les responsables politiques de la municipalité comme outil d’éducation des citoyens pour favoriser la coexistence harmonieuse de tous avec cet environnement urbain en mutation. Elle est apparue pendant la construction du métro à la fin des années 1980 et elle définit les comportements à adopter dans l’enceinte des infrastructures de transport. Des affiches (voir fig.3) et des messages diffusés dans les haut-parleurs des stations et des wagons par l’entreprise Metro répondent à la volonté publique de faire de Medellín la ville « la plus éduquée », qui était le slogan du plan de développement urbain de 2004 à 2007. Ce plan reprend par ailleurs la notion de droit à la ville pour en faire un leitmotiv de ses interventions. Nous verrons que le droit à la ville pensé par Lefebvre (Lefebvre, 1968) est en partie redéfini pour l’adapter au contexte contemporain de Medellín et aux volontés politiques à l’œuvre.
Nous nous intéresserons ici à la mise en œuvre de cette « culture métro », à partir d’observations et d’entretiens semi-directifs menés dans le cadre d’une étude des recompositions territoriales, socio-économiques et culturelles provoquées par l’installation d’une ligne de tramway dans le secteur centre-est de la ville (voir fig. 2), par ailleurs déjà bien desservi par un réseau de lignes de bus.
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L’arrivée du tramway dans un quartier de classe moyenne1 a entraîné une forte augmentation des prix de l’immobilier. En 2014, un an avant l’ouverture du tramway, le mètre carré se vendait à 1 424 000 pesos colombiens (environ 540 €), il est passé à 2 420 000 (environ 915 €) en 2017, soit une augmentation de près de 70 %, alors que le prix du mètre carré stagnait dans cette zone de la ville de 2010 à 2014. Cette évolution, combinée à l’augmentation globale du coût des dépenses quotidiennes et à l’arrivée de commerces destinés à un public plutôt aisé, amorce un processus de gentrification. L’espace urbain est alors repensé par les pouvoirs publics à l’échelle du quartier et les constructions informelles, de même que les pratiques informelles, disparaissent progressivement au nom du projet urbain « régénérant ». Comment la transformation de la ville par l’infrastructure intègre-t-elle alors une mise aux normes des pratiques de l’espace public ?
Cet article s’intéressera à la « culture métro » comme une stratégie de communication efficace, visiblement adoptée dans les pratiques et les discours des citoyens. L’analyse des discours des aménageurs et l’étude des transformations physiques du quartier nuancent l’influence de l’infrastructure du tramway dans l’accès à un droit à la ville pour tous les citoyens. La « culture métro », relayée par la « culture citoyenne », apparaît ici comme un outil d’acceptation des transformations générées par le tramway, toutefois, l’appropriation des espaces réaménagés passe aussi par des résistances quotidiennes dans la pratique de ces espaces.
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Diffuser les bonnes pratiques : le succès du programme « Culture Métro »
Les villes latino-américaines ont vu leur structure évoluer au cours du XXesiècle : de centres très denses, elles se sont progressivement étalées, faisant émerger la question de la mobilité et de l’organisation des transports. Plusieurs villes latino-américaines se sont démarquées par l’originalité ou l’efficacité des moyens et des modes de transports mis en œuvre. C’est le cas par exemple de Bogotá avec les BRT (Bus Rapid Transit). Au-delà de la seule infrastructure, la transformation concerne des secteurs entiers des villes, qui sont rénovés, requalifiés et aussi sécurisés, comme avec le Transmilenio, autobus en site propre de Bogotá (Gil-Beuf, 2007). Medellín n’a pas échappé à cette dynamique avec ses téléphériques urbains, qui ont permis à la municipalité de se présenter comme modèle en matière de transport. Le tramway d’Ayacucho, construit à Medellín entre 2012 et 2016, est aussi un exemple d’innovation puisque c’est le premier tramway construit en Colombie depuis la disparition des tramways électriques au milieu du siècle dernier. La construction de nouvelles lignes de transport de masse est pensée dans le cadre d’un projet urbain articulé autour de ces lignes. La construction de ce tramway s’est caractérisée par un élargissement des lieux dédiés aux piétons, autour des arrêts de tramway, et une sécurisation des espaces publics, avec l’évacuation des véhicules motorisés.
Le passage du tramway rythme les mouvements le long de la rue, les piétons se rangent à l’extérieur des rails et quelques cyclistes slaloment entre les rames de tramway, les arrêts et les passants. Les bancs sont plus nombreux et invitent à faire des pauses et à flâner en longeant les différents commerces. De l’avis de nombreux habitants interrogés, la rue est plus calme, moins dangereuse et plus agréable à parcourir.
Metro de Medellín joue un rôle majeur dans ces projets : il s’agit de l’entreprise publique qui gère le transport de masse de toute l’aire métropolitaine, depuis la construction du métro en 1985. C’est cette entreprise qui est à l’origine de la « culture métro », destinée dans un premier temps à faire accepter l’infrastructure imposante aux citoyens alors qu’ils subissaient les travaux et les retards accumulés de mise en marche. Par la suite, la « culture métro » est devenue un discours énonçant les normes à respecter dans l’enceinte des infrastructures de transport. Elle est présentée par Metro de Medellín Ltda. comme « le résultat du modèle de gestion sociale, éducative et culturelle que Metro a construit, consolidé et offert à la ville » (Site internet de Metro de Medellín Ldta).
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De la culture métro à la culture citoyenne
La « culture métro » trouve une traduction nouvelle et une possibilité de s’étendre dans la « culture citoyenne », terme omniprésent dans le plan de développement 2016-2019. On recense en effet 416 occurrences des mots « cultura » ou « cultural »dans ce document de 405 pages, qui définit les priorités de chaque mandat municipal. Le premier « défi » exposé dans ce document consiste à « former les citoyens pour générer des transformations dans leur comportements et attitudes afin qu’ils agissent au mieux dans la société, en créant chez eux une culture permanente de co-responsabilité avec Medellín. » (Site internet de Metro de Medellín). Les notions de « culture » et d’« éducation » sont mobilisées pour montrer aux habitants leur rôle de citoyen. S’il n’y a pas de référence directe à la « culture métro » dans ce document, des échos évidents peuvent être relevés dans l’exigence d’un comportement respectueux et l’appel à la fierté des habitants de la ville (voir fig.3).
L’arrivée du métro, il y a plus de vingt ans, a nettement amélioré la mobilité dans la ville, en termes de rapidité, de fiabilité et de sécurité. Les entretiens menés dans le cadre de cette enquête de terrain à Medellín confirment cette amélioration et ont permis de mettre en avant la fierté des habitants quand ils décrivent leur ville et le réseau de transport en commun. À la question « comment vous sentez-vous face à ces changements ? », le sentiment de fierté était une réponse fréquente chez les habitants du quartier. Metro s’enorgueillit de la propreté de ses infrastructures et l’attribue au comportement exemplaire de ses usagers.
Un journaliste de El Colombiano, quotidien régional, rappelait en 2015 que cela peut être analysé comme une nouvelle forme de la « théorie de la vitre brisée » (Silva Jaramillo, 2015). Ce concept issu de la criminologie veut que la présence de vitres brisées et d’équipements dégradés appelle à une augmentation du taux de criminalité (Wilson et Kelling, 1982). Puisque les wagons et les stations de transports en commun sont parfaitement entretenus, ils invitent au respect. Ce discours valorisant une culture citoyenne propre à Medellín semble donc adopté par l’ensemble des habitants, usagers, journalistes, commerçants ou employés de Metro. L’idée de cercle vertueux est sous-entendue ici et elle est récurrente dans les discours des aménageurs et en particulier ceux des travailleurs sociaux de Metro, qui perçoivent leur rôle comme une transmission des usages et des bonnes pratiques à adopter mais aussi comme agent capable de leur expliquer que, si leur environnement quotidien est modifié, ou détruit par une infrastructure, c’est pour le mieux. Metro affiche une attitude ambiguë : l’une des tâches du département de travail social est de faire accepter l’infrastructure nouvelle, par le biais d’une pratique normée du tramway et des espaces réaménagés, ignorant parfois les pratiques qui préexistaient.
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Une réinterprétation du droit à la ville
Le droit à la ville : de la théorie au discours des aménageurs
Les documents de planification évoquent régulièrement, dès les débuts des politiques d’urbanisme social, le droit à la ville, pensé par Henri Lefebvre. Ce dernier conçoit la ville comme une « œuvre », un « support de pratiques sociales autonomes. » Pour s’approprier les espaces urbains, les citoyens doivent non seulement participer à la production de la ville, mais aussi à en faire leur œuvre, au travers des usages qu’ils en font. La distinction entre produit et œuvre est ici centrale. Le produit est ce que la science de la ville, l’urbanisme, peut créer. L’œuvre fait référence à la pratique de la ville, son appropriation par l’accès à la centralité urbaine, aux lieux de rencontres, et par le jeu aussi. Il s’agit de replacer le citoyen au cœur de la construction de la ville dans un projet fondamentalement démocratique (Lefebvre, 1968).
Le droit à la ville pensé par Henri Lefebvre est redéfini dans les documents de planification. Pour Lefebvre, la construction d’une ville comme œuvre et support de pratiques sociales autonomes est ce qui permet d’intégrer réellement les citoyens, or, dans le cas du projet du tramway, ils sont tenus à l’écart du processus de conception, de construction et de mise en œuvre puisque même les usages sont clairement définis par le discours de la « culture métro » et laissent peu de place à la pratique, entendue comme modalité d’appropriation des lieux. La mobilité est présentée comme un outil de mise en application de ce droit à la ville, qui justifie la construction d’une infrastructure de transport comme le tramway.
Au-delà d’un droit à la ville restreint à une mobilité facilitée, l’intégration des citoyens qui semble si chère aux aménageurs reste limitée dans la conception des projets urbains et leur mise en œuvre. Federico Gutiérrez, maire actuel, a choisi un slogan pour son mandat qui promet cette intégration : « Medellín compte sur toi. » Les habitants lésés par les travaux de construction du tramway affirment cependant lors de discussions informelles que leur participation au projet et la prise en compte de leurs demandes sont superficielles. Les seules réunions auxquelles ils étaient invités étaient informatives. De manière globale, les documents de planification comme les discours des aménageurs laissent transparaître une conception de la participation centrée sur l’éducation des citoyens. La « culture métro » est parfois présentée comme une « culture éducatrice », et c’est aussi ce que semble porter le projet de « culture citoyenne ». En reprenant l’échelle de la participation en urbanisme définie par Sherry Arnstein en 19693, les pratiques observées à Medellín se situent au niveau de l’éducation des citoyens. C’est l’un des niveaux les plus bas de cette échelle de participation, alors même que la notion est centrale dans les discours des aménageurs. Le terme de « culture éducatrice » pose donc le problème de la prise en compte de la diversité des pratiques observables dans la ville puisqu’elle propose de former les citoyens à une conception de la ville pensée par les aménageurs. Ces conceptions restreintes du droit à la ville et de la culture citoyenne se matérialisent par une discordance entre le projet et la réalité des usages.
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L’uniformisation de la ville par les transformations architecturales : la percée du tramway
Pour mettre en lumière cette discordance, revenons dans un premier temps sur les transformations physiques opérées avec l’arrivée du tramway. La métamorphose du quartier de Buenos Aires à Medellín commence par un changement notable de l’aspect physique de son axe principal, tant par les espaces publics que par les bâtiments qui le jouxtent. Le contraste est plutôt évident lorsque l’on se promène sur la rue d’Ayacucho, qui traverse le quartier d’ouest en est : les maisons traditionnelles de deux ou trois étages laissent progressivement leur place à des immeubles modernes de vingt étages et plus. C’est en grande majorité un patrimoine datant du XIXesiècle qui était alors menacé par les travaux du tramway. Luis Fernando González Escobar décrit la richesse des détails propres à chaque bâtiment. « Mais toute cette richesse architecturale anonyme, non comprise dans les inventaires formels de biens culturels, n’a pas résisté à l’assaut de la spéculation urbaine dérivée du tramway » (González Escobar, 2013 : 5).
Les travaux du tramway ont effectivement entraîné une vague de modernisation architecturale et d’uniformisation. Il n’y a pas de processus de sauvegarde ou de démarche de valorisation, les bâtiments restants n’étant pas considérés par les aménageurs comme partie du patrimoine urbain. Le patrimoine mis en valeur est sélectionné : c’est celui qui a un aspect visuellement attractif. On choisit de garder intacts les édifices les plus marquants du secteur alors que ce que l’on pourrait appeler « patrimoine ordinaire », constitué par les maisons qui bordent Ayacucho, a été en partie détruit. Les constructions préservées sont celles qui représentent un potentiel de mise en valeur de leur aspect esthétique
La verticalisation est encouragée par l’arrivée du tramway qui modernise le quartier et accélère le processus de transformation. Le contraste généré par l’élévation des bâtiments est visible lorsque l’on parcourt la rue d’Ayacucho, en particulier depuis les arrêts de tramway les plus hauts sur la rue vers le centre de la ville. On observe les maisons traditionnelles, ornées de peintures et de moulures, qui sont parfois dans l’ombre des tours récentes, qui ponctuent la ligne constituée par le couloir du tramway (voir fig. 4).
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L’uniformisation du quartier par l’institutionnalisation de l’art
La seconde étape de la transformation physique témoigne de la volonté de rendre l’espace public attractif. Des fresques sont réalisées le long de la rue d’Ayacucho par des artistes invités par la municipalité (voir fig. 5). Les façades des maisons sont égayées ou rafraîchies avec des camaïeux de couleurs harmonieux. La rue est rendue aux piétons et aux cyclistes qui n’ont plus à s’inquiéter de la circulation des voitures. Le programme « Ayacucho te quiero mucho », porté par l’entreprise Metro, est à l’origine de la rénovation des façades et des fresques.
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Il s’agissait pour Metro de générer un sentiment d’appartenance chez les habitants de la rue d’Ayacucho, de compenser les dommages causés durant les travaux et de leur faire oublier l’impression qu’un tramway ne leur était pas nécessaire, le secteur étant déjà bien desservi par un réseau de bus. Lors d’un entretien, Juan Carlos Posada, architecte impliqué dans ce programme, explique cela : le programme « Ayacucho te quiero mucho » « obéissait à l’absence de campagne de communication » de la part de Metro en amont du projet. Il ajoute que les rues avaient été débarrassées de la pollution visuelle et auditive, il fallait aller jusqu’au bout du projet en intervenant d’un point de vue architectural. Il décrit la rénovation des façades comme un maquillage qui sert d’excuse de la part de Metro aux habitants lésés par les travaux, en particulier les commerçants, qui ont connu une forte baisse de leur activité pendant quatre ans et affirment ne pas avoir retrouvé le niveau d’activité qu’ils avaient avant le tramway. Metro présente cette intervention en surface comme un cadeau qui contente les habitants qui en bénéficient et les visiteurs, qui profitent des œuvres d’art à ciel ouvert. Cependant, seules les façades situées sur la rue d’Ayacucho ont bénéficié de cet embellissement et le contraste est parfois frappant avec les rues adjacentes d’un point de vue esthétique. Cela confirme que la municipalité souhaite développer le tourisme naissant autour de l’infrastructure du tramway.
Cette appréhension de l’art correspond à une première forme d’encadrement et de normalisation. Les propos de Thomas Riffaud et Robin Recours au sujet du street artfont parfaitement écho à ce détournement de l’art ou « récupération institutionnelle » dans les rues de Medellín : « La demande publique se satisfait souvent d’œuvres consensuelles qui contestent peu l’espace où elles se trouvent. […] Les élus attentifs au jugement du plus grand nombre préfèrent souvent les œuvres qui ne provoquent pas de remous, plutôt que celles qui créent des débats. De plus, les lieux que l’institution libère pour que les street-artistes puissent s’exprimer sont ni plus ni moins que des outils de domestication » (Riffaud et Recours, 2016 : 6). Les espaces qui s’apparentent à ces « outils de domestication » le long de la rue d’Ayacucho sont d’ailleurs prisés des touristes qui viennent visiter le quartier transformé et admirer les œuvres d’art. Ces dernières participent d’une mise en ordre de l’espace public, puisqu’elles sont commandées par la municipalité, et affirment la présence des autorités publiques au-delà de l’enceinte du tramway.
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De l’adoption des discours à l’appropriation des espaces : les résistances quotidiennes
L’un des enjeux du territoire traversé par le tramway est commercial. La rue d’Ayacucho est passante et les commerces y sont installés de longue date. Avant les travaux de construction du tramway, de nombreux vendeurs ambulants avaient une position relativement stable et régulière le long de la rue et les riverains, autant que les gens de passage, venaient consommer la « chunchurría »4, réputée dans toute la ville. Ces commerces de rue informels ont presque disparu aujourd’hui. Ils se concentrent dans quelques rares secteurs de la rue (voir fig.6). Il est difficile d’établir des statistiques fiables et de donner des chiffres, justement en raison de cette informalité. L’arrivée du tramway confirme des tendances déjà à l’œuvre ou sous-jacentes. C’est le cas ici avec la disparition progressive des commerces informels de rue, dont l’existence est de plus en plus encadrée par les autorités publiques. La fuite des commerces ambulants permet d’attirer de nouveaux visiteurs et habitants, plus aisés, qui consomment différemment. Une habitante rapporte dans un entretien que le prix moyen d’un repas est d’ailleurs passé d’environ 7 000 à 13 000 pesos colombiens5 entre 2012, date de début des travaux, et 2017.
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Ces transformations liées à la rénovation du quartier sont reprises dans un discours global tenu par les habitants interrogés. Ils valident et reprennent le message de la « culture métro », mais cependant, la « culture citoyenne » peine à prendre le relais dans les espaces publics aux abords des stations de tramway et au-delà. Deux formes de résistance s’observent : la transgression des nouvelles normes d’usage de l’espace public et le manque d’appropriation de ceux-ci. Les entretiens semi-directifs menés avec des habitants et des commerçants le long de la rue d’Ayacucho, dans des cafés ou bien chez eux, ont permis de mettre en lumière les subtilités de ces pratiques et des représentations qui les entourent.
Un habitant explique sa satisfaction de voir ses concitoyens adopter des comportements « respectueux » et montre ainsi l’efficacité de la « culture métro » à encadrer les pratiques et à imprégner les habitants jusque dans leurs représentations. « Tout ce qui a trait au transport de masse dans la ville de Medellín est du génie. Cela a beaucoup développé la culture autour du transport. Ils ont fait beaucoup de campagnes dès le début, avant que ne se construise le tramway, pour que les gens se l’approprient vraiment. C’est une ambiance différente de celle que l’on peut voir ailleurs. Les gens sont beaucoup plus respectueux au sein du système de transport que dans n’importe quel autre endroit » (Entretien avec un résident du quartier Miraflores, septembre 2017). Il ajoute plus loin : « En plus, ça donne aux gens un sentiment d’appartenance au quartier parce que la « culture métro » favorise cela. Les gens commencent à prendre un peu plus soin des espaces précisément parce qu’ils font partie du transport qui est le joyau de la ville » (Entretien avec un résident du quartier Miraflores, septembre 2017). Cet habitant vivait déjà dans le quartier avant la construction du quartier, il y est resté pendant les travaux et se dit satisfait du nouveau moyen de transport. Son discours n’était toutefois pas dominant parmi l’ensemble des habitants interrogés.
L’appropriation du changement passe donc par la reprise des discours diffusés par les acteurs de l’aménagement et les institutions politiques. Toutefois, cette appropriation n’est pas homogène et doit être nuancée car la transformation génère un rejet de la part d’une partie des habitants. Les usagers de motos continuent de circuler et de stationner sur des espaces désormais réservés aux piétons et au tramway. Une simple promenade le long de la rue d’Ayacucho suffit pour se rendre compte que ces espaces sont peu pratiqués par les habitants et qu’ils ne présentent pas l’appropriation escomptée. Le manque d’ombre est une conséquence néfaste de la disparition des arbres à la faveur de l’infrastructure du tramway, comme l’explique une étudiante habitant le quartier dans le cadre d’une discussion informelle. Cela incite les gens à chercher d’autres lieux, moins chauffés par le soleil et le béton.
Une autre question cruciale concernant l’usage des espaces publics est celle de l’intégration des femmes. Ces nouveaux espaces publics sont peu fréquentés et, lors d’une réunion avec des habitants du quartier, quelques femmes ont évoqué leur peur de se retrouver seules dans certains espaces aménagés aux abords du tramway, en retrait de la voie publique. Elles ont souligné leur manque d’utilité en expliquant qu’il ne suffisait pas de poser quelques bancs dans un coin non aménagé et de peindre les façades pour rendre cet espace attrayant et fréquentable. Ce phénomène s’accentue la nuit, car l’éclairage public est défaillant par endroits. Cet espace pensé comme lieu de rencontre entre les citoyens est en réalité évité par ces derniers car le manque de lumière génère une insécurité. Cela fait écho aux réflexions de Yves Raibaud sur les inégalités qui marquent les villes « durables ». En construisant ce tramway, les aménageurs proposent de répondre aux critères internationaux de la ville durable qui réduit la pollution de l’air grâce à des modes de transport propres. Cependant, les équipements qui le jouxtent ne donnent pas aux femmes interrogées la sensation de sécurité, un sentiment qui augmente dès lors qu’elles sont dans un lieu plus fréquenté et plus éclairé (Raibaud, 2015).
Le contraste entre la rue principale rénovée et les rues adjacentes inchangées crée une disharmonie dans le quartier et les comportements semblent changer d’une rue à l’autre : le commerce informel réapparaît, des espaces ombragés sont occupés par quelques chaises et tables disposés par les habitants ou les commerçants et les piétons partagent la voie avec les véhicules motorisés. Cela témoigne de la transformation en cours des pratiques et des représentations de l’espace dans ce secteur de la ville.
Ces constats autour de la construction d’une ligne de tramway dans un quartier de classe moyenne sont observables dans d’autres projets urbains à Medellín. Le tramway, comme les téléphériques avant lui, peut ici être perçu comme un prétexte de normalisation des espaces publics et des pratiques. La « culture métro » et, plus tard, la « culture citoyenne » viennent faciliter l’acceptation par les habitants de ces changements auxquels ils doivent s’adapter. Toutefois, les résistances qui s’observent dans les pratiques peuvent être perçues comme le résultat d’un projet urbain peu inclusif, qui ne prend pas assez en compte les besoins et demandes des habitants. Metro semble avoir appris de ces expériences précédentes en accentuant l’importance de la communication en amont des projets, mais les critiques adressées à la municipalité par certains représentants de la communauté dénoncent le manque d’effort pour prévenir les désagréments liés aux travaux.
Dans ce contexte, l’apparition de discordances est évidente et la contestation se fait dans les pratiques, puisqu’elle n’est pas entendue, ou trop peu, en parole. La « culture métro » est un discours paradoxal car elle est une fierté locale et adoptée par la grande majorité des citoyens qui adhèrent aux valeurs qu’elle véhicule ; pourtant, elle symbolise la normalisation de l’espace public et des pratiques qui s’y observent, alors que Medellín est une ville à l’identité culturelle riche et multiple. Pour se réapproprier l’espace non pratiqué, il faudrait peut-être commencer par questionner ces normes qui accompagnent l’infrastructure publique et l’aménagement et restreignent la capacité à voir la ville comme l’« œuvre » des habitants.
MAËLLE LUCAS
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Maëlle Lucas est étudiante du master Études Comparatives du Développement à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s’intéresse aux discours politiques et représentations dans l’aménagement urbain.
maelle629 AT live DOT fr
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Couverture : Usages de l’espace public aménagé et contrastes architecturaux (Maëlle Lucas, septembre 2017)
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Bibliographie
Alcaldia de Medellin, 2018,Informe calidad de vida de Medellín 2017, Medellín, Alcaldía de Medellín, en ligne.
Arnstein S., 1969, « A ladder of citizen participation », Journal of the American Institute of Planners, n°4, 216-224.
Brand P., 2010, « El urbanismo social de Medellín, Colombia », Revista de Arquitectura COAM(Colegio Oficial de Arquitectos de Madrid), n°159, 99-103.
Gil-Beuf A., 2007, « Ville durable et transport collectif : le Transmilenio à Bogotá », Annales de géographie, n°657, 533-547. à Bogotá », Annales de géographie, n°657, 533-547.
Gonzalez Escobar L. F., 2013, « La transformación urbana de Medellín : el tranvía de Ayacucho », Revista Universidad de Antioquia, n°314, 94-10.
Le Blanc A., et al., 2014, Métropoles en débat : (dé)constructions de la ville compétitive, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 422 p.
Lefebvre H., (1968) 1972, Le Droit à la villesuivi de Espace et politique, Paris, Anthropos, 164p.
Leibler L. et Musset A., 2011, « De la justicia espacial para pensar y hacer la ciudad », Actas del hábitat, vol.1, n°2, 87-202.
Quinchía R., 2013, « Discurso y producción de ciudad : un acercamiento al modelo de urbanismo social en Medellín, Colombia », Cuadernos de vivienda y urbanismo, Vol. 6, N°11, 122-139.
Raibaud Y., 2015, « Durable mais inégalitaire : la ville », Travail, genre et société, L’Harmattan /La Découverte, 29-47.
Riffaud T. et Recours R., 2016, « Le street art comme micro-politique de l’espace public : entre « artivisme » et coopératisme », Cahiers de Narratologie, n°30, en ligne.
Silva Jaramillo S, 2015, « Dos décadas de cultura metro », El Colombiano.
Wilson, J. et Kelling, G., 1982, « Broken windows. Critical issues in policing. », Contemporary readings, 395-407.
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Pour citer cet article : Lucas M., 2019, « La “Culture Metro” à Medellín, matérialisation du droit à la ville ou instrument de transformations des pratiques urbaines ? », Urbanités, #11 / Bouger en ville, en ligne.
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- Les Colombiens sont classés en « estratos » selon la qualité de leur habitat et le secteur dans lequel ils se trouvent. Ces « estratos » sont des degrés allant de 1, le plus pauvre, à 6, le plus riche. Le secteur traversé par le tramway est composé en grande majorité de logements classés en estratos 2, 3 et 4. Le classement est réalisé par le DANE, institut des statistiques national, selon des critères nationaux mais avec des seuils adaptés localement par les municipalités. [↩]
- « Gardez votre droite comme l’indique la flèche ; marcher vaut mieux que courir et tu évites ainsi de tomber ; si tu tiens à ta vie, évite de dépasser la ligne jaune ; si tu laisses d’abord sortir, tu peux monter plus facilement ; si tu vois la porte se fermer, attends le train suivant ; en laissant ta place, tu montres ton amabilité ; pour que d’autres puissent entrer, voyage à un autre endroit (que devant la porte) » [↩]
- Sherry Arnstein définit les échelles de la participation ainsi, du niveau le plus bas à celui d’un pouvoir effectif des citoyens : manipulation, thérapie, information, consultation, conciliation, partenariat, pouvoir délégué et contrôle citoyen. Les deux premiers niveaux ne sont pas de la participation et l’un des procédés de la manipulation peut être l’éducation des citoyens, pourtant mise en avant dans l’idée de « culture citoyenne. » L’information et la consultation sont fréquemment mobilisées dans la mise en œuvre des projets urbains, à Medellín et dans beaucoup de villes. Avec la conciliation, ce sont des niveaux de coopération symbolique. Enfin, les trois derniers niveaux permettent un pouvoir effectif des citoyens. [↩]
- Sorte de boudin frit. [↩]
- De moins de 2 € à environ 3,50 €. [↩]