Lu / Repenser l’urbanisme sous la direction de Thierry Paquot

Stéphanie Baffico

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repenser-l’urbanismeLe philosophe Thierry Paquot a choisi de s’entourer d’auteurs venant d’horizons scientifiques et professionnels divers pour nourrir une réflexion sur les enjeux de la ville de demain dans une approche transdisciplinaire. L’américaniste et politologue Sophie Body-Gendrot, la philosophe Chris Younès, l’architecte Frédéric Bonnet, l’ingénieur Jean-Marc Offner et l’économiste Vincent Renard ont en commun d’avoir participé au Comité de rédaction de la revue Urbanisme dont Thierry Paquot fut l’éditeur de 1994 à 2012. Cet ouvrage est le fruit d’une journée d’études organisée le 30 mai 2012 par l’Institut CDC pour la Recherche.

Partant d’une critique de la « ville productiviste », soumise à la financiarisation extrême, marquée par les exclusions, la ségrégation et l’accélération des mobilités, Thierry Paquot souligne la diversité des situations urbaines actuelles (villes mono-industrielles à la recherche d’un second souffle, métropoles créatives et festives investissant dans le marketing urbain…). En prenant l’exemple de Détroit, il constate que « les villes aussi sont mortelles », et sous l’influence de la mondialisation, le « capitalisme liquide » produit un « urbain liquide » (p. 17), protéiforme, évanescent, en constante transformation, où règnent la discontinuité, l’instantanéité et les villes globales. S’intéressant à la géohistoire des villes (les garden-cities d’Ebenezer Howard au XIXème siècle, le mouvement City Beautiful aux États-Unis au XXème siècle, le contexte d’après Première Guerre mondiale en France, les débuts de l’aménagement urbain), il livre une réflexion sur le mot « urbanisme » et oppose « l’urbanisme totalisant » (Le Corbusier) à  « l’urbanisme unitaire », organique (Frank Lloyd Wright). Partant du postulat que « l’urbanisme est à repenser radicalement », il insiste sur la nécessité de lutter avant tout contre l’homogénéisation des villes en tenant compte des temporalités, de l’emboîtement de  territoires d’échelles différentes et des diversités qui marquent la vie urbaine (p. 35). Il propose un « éco-urbanisme » nourri d’ « alter-urbanisme » (p. 31) et cite comme pistes de réflexion les tentatives du New Urbanism et du Smart Growth influencées par la notion de développement durable pour théoriser la ville autrement.

Dans le premier chapitre, Vincent Renard s’intéresse à la question foncière et au droit de propriété en comparant la situation française à celle de ses voisins européens et des États-Unis. Il souligne l’existence de nombreuses iniquités entre les propriétaires sous l’action des spéculateurs et en fonction des règles d’urbanisme. La France se caractérise par de fortes contradictions entre le droit de propriété « inviolable et sacré » du Code Napoléon et la sur-réglementation qui peut nuire à la liberté des propriétaires (p. 43). La prise en compte des règles d’urbanisme et de leur impact sur le prix des biens  constitue dès lors une question politique qui doit concilier les intérêts des propriétaires avec un aménagement du territoire clairvoyant.

Dans le chapitre 2 consacré aux mobilités, Jean-Marc Offner constate que les sociétés n’ont jamais été autant marquées par les déplacements en tous genres alors même que l’impératif environnemental imposerait leur limitation. À l’heure où la ville maximise les interactions spatiales, où le lieu n’est plus qu’une pause entre deux mouvements (p. 61) – la mobilité devenant un mode de vie, et où l’on cherche à transformer le temps perdu en temps ressource, il prône un « urbanisme chronotopique », à l’instar de Thierry Paquot qui souhaiterait que les plans d’urbanisme prennent en compte la ville la nuit et qui milite pour le recyclage des équipements urbains. Jean-Marc Offner en appelle à une mobilité « raisonnée », durable qui permettrait une valorisation sociale des temps de déplacement. Il faudrait réfléchir non pas en termes de droit au transport, mais plutôt de droit à l’accès (p. 68). Il ose un éloge de la lenteur dans un monde de l’instantané, où l’abandon de la rapidité comme critère premier de l’efficacité des transports permettrait de mieux concevoir les infrastructures urbaines dans un objectif de fluidité. Si ses propositions pour une « fabrique du mouvement » (p. 71) semblent de prime abord difficiles à réaliser, elles ont le mérite d’apporter un éclairage nouveau sur la conception des transports urbains en soulignant le fait que les responsables de l’offre de transport ne peuvent plus décider seuls, mais doivent tenir compte des demandes et des besoins sociétaux.

Sophie Body-Gendrot aborde dans le chapitre suivant les problématiques liées à la notion de sécurité en ville et à la capacité de l’espace urbain de « susciter, traduire et alléger la peur et l’inquiétude » (p. 74). Elle nous offre une rétrospective sur les apports de la sociologie américaine, en revenant sur les travaux des écoles de Chicago, Los Angeles et New York, constatant que le lieu est source d’importants déterminismes. Elle fait ensuite référence à la notion d’espace qui, selon Michel Foucault,  résulte autant de constructions mentales que d’une histoire qui lui est propre (p. 80). Cette notion est également essentielle pour les géographes qui la conçoivent en termes d’enjeux, d’objet de négociation à des fins de consommation. Michel Lussault parle lui-même de la « lutte des places »1. Après avoir fait le point sur l’état de la recherche européenne en matière de lutte contre l’insécurité urbaine, Sophie Body-Gendrot a le mérite de remettre en cause la volonté de mixité sociale prônée à tout prix par les élus politiques en quête de solutions de développement durable « clés en main ». Elle insiste au contraire sur l’importance de l’empowerment, c’est-à-dire des dynamiques locales collectives, et soutient qu’il n’existe pas de liens systématiques entre inégalités et violence (p. 98). Les projets urbains doivent selon elle « tenir compte de la vie quotidienne et des dynamiques d’ordre et de désordre », au lieu d’essayer de les ignorer à défaut de les gérer.

Dans le chapitre 4, Frédéric Bonnet nous livre sa réflexion sur le mot « écologie » qui est de plus en plus associé aux projets architecturaux et urbains. C’est une notion complexe qui doit être utilisée avec précaution. L’auteur n’insiste peut-être pas assez sur ce point. Les géographes préfèrent d’ailleurs employer le terme « environnement ». À travers une série d’exemples de projets qu’il a menés à bien en tant qu’architecte (les Izards à Toulouse, le centre-ville de Saint Etienne, Nantes Métropole, les gares à Nanterre), Frédéric Bonnet a le mérite d’adopter une attitude prudente vis-à-vis du greenwashing et de la mode des éco-quartiers. Il insiste avec beaucoup de justesse sur la nécessité de dépasser les objectifs strictement environnementaux et de prendre également en compte les dimensions sociales et économiques dans les projets d’aménagements urbains. Il conçoit la ville comme « un milieu naturel » (p. 122) où tout est interdépendant. L’enjeu véritable en matière d’urbanisme est de concilier technique, politique, économie, social et culturel. C’est en ce sens qu’il affirme que « l’écologie, c’est d’abord une autre manière de faire » (p. 123).

La philosophe Chris Younès consacre le chapitre 5, intitulé « des milieux qui font monde », à une réflexion sur le mot « milieu ». De la définition aristotélicienne aux travaux de Gilles Deleuze, elle aborde ensuite les apports de la biologie et de l’éthologie qui ont pleinement développé cette notion en opposant le modèle de l’organisme à celui de la machine (p. 126). Elle souligne la « multiplicité et l’évolutivité des milieux d’habiter » (p. 129) et oppose deux visions antagonistes de l’urbain – la ville maîtrisée et l’urbanisme fonctionnaliste selon Le Corbusier face à la ville spontanée sans contrôle formel – qui selon elle aboutissent à des formes d’anti-ville.

Dans le chapitre 6 qui sert de conclusion à l’ouvrage, Thierry Paquot s’interroge sur les reconfigurations territoriales à l’œuvre à l’échelle mondiale et sur l’adaptation nécessaire des modes de gouvernance. Il s’inquiète du décalage grandissant entre le territoire et la gouvernementalité. Il utilise l’exemple des communes en France (leur nombre important par rapport à nos voisins européens, les effets de la décentralisation, la démocratie de proximité, le rôle du maire) pour s’interroger sur les formes d’expression de la société civile et sur la concordance peu évidente entre urbanisation et démocratisation (p. 142). Il retrace le passage de la France des villes à la France urbaine pour constater que chaque citadin possède plusieurs espaces et plusieurs temporalités, et que « l’éparpillement territorial » des activités et des usages accompagne un « émiettement de la quotidienneté urbaine » (p. 146). Après avoir dressé une typologie de la France urbaine, il s’interroge sur la politique de la Cité en distinguant les deux notions de polis et de civitas. La politique ne se limite plus uniquement selon lui à l’exercice du pouvoir, mais se définit surtout aujourd’hui comme « la lutte pour transformer le rapport de la société à ses institutions » (p. 153). Il fait des propositions (la création de bio-régions ou d’Unités Territoriales Urbaines) pour lutter contre un urbanisme globalisé, placer l’impératif de solidarité au cœur des priorités politiques et permettre le nécessaire partenariat entre des acteurs aux intérêts divergents à toutes les échelles afin de construire les villes de demain. Thierry Paquot a imaginé cet essai tel une fenêtre ouverte sur des modes de pensée différents à l’attention des élus politiques, des citoyens, des professionnels et des scientifiques pour construire « une démocratie écologique dotée d’une éthique de l’environnement urbain » (p. 152). Dans ce cheminement vers de nouvelles approches de l’urbanisme, « le combat ne fait que commencer » (p. 38).

Cette réflexion sur la ville et l’urbain met en évidence la multiplicité des approches pour concevoir un urbanisme nouveau. C’est là que réside toute la difficulté car la ville ne peut plus être appréhendée à travers un prisme unique. Seule la confrontation de regards variés, appartenant à des champs scientifiques différents, permettra de la penser dans sa globalité et de façon radicalement novatrice.

Stéphanie Baffico

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Stéphanie Baffico est professeur agrégé de géographie au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Elle est doctorante à l’Université de Perpignan Via Domitia (UMR ART-DEV 5281, Urbanisme et aménagement du territoire). Ses travaux de recherche portent sur les politiques urbaines et métropolitaines aux Etats-Unis, plus particulièrement sur les Green Politics et l’aménagement urbain durable à Baltimore.

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Repenser l’urbanisme, Thierry Paquot (dir.), Infolio, Collection Archigraphy Poche, 2013, 161 p.

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  1. Lussault Michel, 2001, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset. []

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