Lu / Les métropoles barbares, Guillaume Faburel

Thomas Massin

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La métropolisation du monde est l’un des thèmes qui agitent les disciplines ayant trait à l’urbain. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un objet d’étude nouveau1, les débats se sont accélérés en France ces dernières années sous l’influence, entre autres, des thèses inspirées par Christophe Guilluy, du mouvement des Gilets Jaunes et de la pandémie de Covid-19. Le corpus s’est récemment enrichi de nombreuses publications, avec des lectures plus ou moins critiques de l’objet métropolitain, allant de sa célébration un peu béate à des discours clairement urbanophobes, en passant par des travaux soulignant les problèmes des métropoles, sans tomber dans un rejet massif de celles-ci.

Dans la longue liste des titres associant le substantif métropole et à une épithète évaluative2, le travail de Guillaume Faburel, enseignant-chercheur en études urbaines, occupe assurément une place originale. Sous l’angle d’une vision critique de la métropolisation, l’auteur s’attaque au sujet à travers un double point de vue, écologique et anthropologique, d’une part, et politique, d’autre part. La version commentée dans le présent article est une édition « entièrement revue et augmentée », en format poche et parue en août 2019. L’ouvrage initial a été publié pour la première fois en 2018 par les éditions le passager clandestin, sous le titre Les métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre. Il a reçu le Prix de l’écologie politique décerné par la Fondation du même nom3, ce qui a certainement contribué à sa promotion et au surgissement de controverses virulentes à son sujet, à travers de nombreux textes et vidéos4 et sur les réseaux sociaux5.

Du côté des éloges sont mis en exergue son engagement et son style. Par exemple, la décision du jury du prix souligne « une analyse critique profonde d’un phénomène peu questionné6, la métropolisation, et une volonté affirmée de prolonger la critique non seulement en s’attachant aux expériences de résistances ordinaires au néolibéralisme urbain, mais également en traçant les contours d’alternatives de désurbanisation qui s’inscrivent pleinement dans la volonté de participer à la mise en place d’un projet de société écologiste. C’est la force de l’ouvrage de déconstruire les ressorts d’une urbanisation frénétique qui abîme l’environnement autant que le vivre ensemble, renforce la privatisation des espaces, l’accélération et le consumérisme au détriment du bien vivre et de l’inclusion ». Quant aux diatribes, lui sont reprochés ses approximations et son manichéisme. Citons un article de Claude Lacour (2020) qui souligne l’obsession anti-métropolitaine de l’ouvrage, ainsi que les remarques de Jean-Marc Offner, Grand Prix de l’Urbanisme en 2020, au cours d’un débat avec Gilles Pinson, qui pointent les « dérives » de ses thèses (Librairie Mollat, 2020, 46 min 58 s).

Ces débats exaltés s’expliquent sans doute par le fait que le propos « se situe à la croisée de contributions académiques et militantes », comme l’auteur l’indique dès le premier paragraphe (p. 9). L’ouvrage, de 430 pages, est construit en trois grandes parties, comprenant une analyse des causes des problèmes de la métropolisation, leurs conséquences puis des exemples d’action pour lutter contre celles-ci. La première, « Ressorts du néolibéralisme urbain », propose en une centaine de pages d’expliquer les mécanismes du néolibéralisme urbain et des politiques métropolitaines. La deuxième, « Imaginaires et non-dits de la métropolisation », est la plus longue et met au jour les relégations et exclusions provoquées par la métropolisation. Enfin, la troisième, « Les passions joyeuses de la désurbanisation », présente de nombreuses initiatives d’expériences d’opposition, de résistance, de dissidence à l’égard des processus de métropolisation.

Une lecture générale quelque peu frustrante

Une première impression de la lecture de l’ouvrage est le caractère touffu du texte, non dans sa structure générale, mais plutôt dans le développement des idées au long des pages.

En premier lieu, à plusieurs reprises, il est ardu de suivre le fil du raisonnement. C’est le cas pour les exemples étudiés au cours des trois parties (Europa City, Center Parcs ou Notre-Dames-des-Landes, entre autres), sans qu’on note une progression nette dans leur analyse. C’est également le cas pour certaines transitions. Ainsi, on trouve en deux paragraphes des propos sur les écoquartiers, la quatrième révolution industrielle, la bioéconomie, l’accord TAFTA et la crise financière de 2008, sans que l’articulation entre ces éléments soit très explicite (p. 117). Autre développement un peu inattendu, quand il est écrit que « les modes de vie périurbains […] ont fait l’objet de travaux empiriques sérieux, montrant par exemple la diversité sociale et la variété des modes d’habiter du pavillonnaire, bien loin des explications en termes de migrations économiquement contraintes et de frustration sociale, ainsi que du conformisme et des égoïsmes localisés si souvent dénoncés » (p. 213). Or, quelques pages avant, l’auteur propose une vision opposée : « au mieux, le périurbain sert de gisement d’emplois subalternes ou de réserve de nature pour le ressourcement de groupes centraux affairés » (p. 147) et ce sont « des territoires de peuplement pour ouvriers et employés des métropoles » (p. 148). On pourrait justement la confronter aux travaux empiriques sérieux mentionnés ci-dessus.

Le second élément qui a pu rendre la lecture un peu déroutante est le caractère emphatique de certains propos comme « l’empire métropolitain » (p. 261), « [dans] l’hypercentre des villes, la cherté et l’inconfort de vie deviennent insupportables » (p. 212) ou « les métropoles sont donc entièrement déterminées par ces espaces de concentration des mouvements et constituent des nœuds de réseaux et d’échanges » (p. 62). À quelques reprises, ceux-ci deviennent même des assertions : « pour accomplir le rêve cybernétique qui fait de chacun de nous des capteurs grâce à nos technologies embarquées, on n’hésite plus à retirer les arbres ou à bétonner les berges pour laisser place à la smart city et à ses QR codes » (p. 86), processus qu’il serait utile d’illustrer plus précisément, ou encore « se déclarer pour le local, c’est être aussitôt rangé du côté des cultures identitaires ; penser la nécessité d’une décroissance, c’est être nécessairement opposé aux constructions égalitaires » (p. 260). De nombreux propos du livre gagneraient donc à être modérés et affinés, du moins si l’on est plus sensible aux arguments académiques que militants.

L’ambitieuse thèse de la métropolisation comme « fait social total »

Un autre élément discutable est le caractère parfois réducteur des analyses, qui s’appuient sur des liens de causalité peu évidents. L’argument central, déjà travaillé par d’autres chercheurs et chercheuses référencé·es dans l’ouvrage et clairement énoncé et assumé, est que les métropoles sont les lieux où se cristallise l’urbain généralisé, considéré comme le bras armé d’une économie mondialisée. Autrement dit, « l’avènement des métropoles désigne bien un processus – déjà largement engagé – de conversion (néolibérale) du système productif » (p. 47). Il nous paraît attrayant, mais trop peu nuancé, ce qui conduit à des raccourcis logiques et des propos généralisants.

C’est le cas du paragraphe qui concerne les mobilités : « Désormais, tous les pouvoirs urbains permettent et même favorisent l’accroissement des déplacements. […] S’ajoutent à cela toutes les mesures visant à favoriser les mobilités du quotidien depuis les subventions octroyées aux véhicules électriques jusqu’aux dispositions récentes concernant les contrats d’apprentissage, qui comprendront le financement du permis de conduire » (p. 59). Il est délicat d’analyser avec la même logique ces deux types de mesure, relevant pour l’une d’une stratégie industrielle et pour l’autre d’une politique sociale. Il est tout aussi difficile de penser qu’il existerait un schéma général d’explication de celles-ci, qui, au service de la métropolisation, chercherait « la mise en concurrence renforcée du travail en étendant le bassin d’emploi » et s’appuierait sur « l’argument des pertes de productivité induites par l’augmentation continue des congestions urbaines et interurbaines – lorsqu’elles ne se réclament pas carrément du sacro-saint argument de la santé publique, en favorisant les mobilités actives » (p. 59).

Une critique similaire peut être portée à l’endroit des paragraphes suivants (p. 59 à 62), qui concernent le logement, la préservation environnementale, les espaces publics et la rénovation urbaine. Par exemple, « tous les gouvernements urbains vantent également les mérites de la préservation environnementale : quartiers écologiques, aménagement des berges fluviales, fermes urbaines verticales, […] toutes choses ayant pour objectif la revalorisation distinctive et de la fluidité résidentielle ainsi que la satisfaction des demandes récréatives des publics cibles […]. Il en va là encore, nous dit-on, de notre santé » (p. 61). Ces différents volets des politiques urbaines concourraient selon l’auteur au même objectif – accélérer le temps et accroître le rendement – ce qui nous paraît une analyse trop rapide.

Dans le même ordre d’idée, le texte contient des généralisations géographiques qu’il conviendrait de modérer. Ainsi l’auteur invoque les centres urbains d’Europe occidentale, d’Amérique du Sud et d’Asie du Sud-Est. Il soutient qu’ils accueillent « des salariés intégrés, qualifiés, flexibles et largement non syndiqués, qui jouissent de nombreux avantages salariaux ou financiers et soutiennent la demande de produits hautement différenciés ». Ces centres s’opposeraient à « des périphéries accueillant notamment la très grande majorité des employés et ouvriers nécessaires à l’ajustement permanent du nouveau régime d’accumulation, le plus souvent faiblement qualifiés, considérés comme interchangeables, peu rémunérés et […] massivement précarisés » (p. 127). En conséquence, « les effets de la mondialisation jouent à plein pour produire une double logique d’intégration centrale extensive et de désintégration périphérique contingente » (p. 135). Or, de nombreux travaux, du moins sur les villes latino-américaines, démontrent une plus grande complexité dans la relation entre le centre et la périphérie7). De la même manière, lorsque l’auteur convoque une nouvelle fois les villes du Sud (p. 168), il conviendrait de distinguer les continents, par exemple l’Afrique de l’Amérique Latine, où le phénomène d’exode urbain est très limité8).

À grands traits apparaissent donc deux critiques quant au développement de la thèse du livre. Premièrement, si bien sûr la neutralité des politiques publiques et de leurs différentes parties prenantes est une illusion, il est difficile de prouver et de soutenir qu’il existerait une intentionnalité de celles-ci. Tout au plus, sans doute, des intérêts de différents acteurs peuvent converger à un moment donné. Ainsi, les passages qui s’appuient sur l’existence d’une finalité générale et explicative des politiques urbaines – « le souci des villes de façonner les modes d’êtres urbains » (p. 73) ou « ces franges de la population sont en outre confrontées à une pauvreté devenue omniprésente malgré les efforts des politiques d’urbanisme pour la rendre invisible » (p. 189) – semblent trop sommaires.

Deuxièmement, il paraît excessif de considérer que la métropolisation, même définie comme « fait social total organisant les fondements économiques, géographiques et politiques » (p. 18), puisse tout expliquer du monde urbain contemporain. C’est pourquoi certains raisonnements avancés semblent trop schématiques : en fin de compte, comment distinguer les effets provoqués par les métropoles et ceux par les villes en général ? La question de l’épuisement des corps (chapitre p. 185) est-elle directement corrélée à la métropole ? La ville industrielle des XIXᵉ et XXᵉ siècles ne fabriquait-elle pas déjà ces corps en souffrance ? À ce propos, il est intéressant de faire un parallèle avec l’autre ouvrage de Guillaume Faburel (2020), publié quelques mois plus tard, et celui de Thierry Paquot (2020), qui proposent des analyses proches sur les effets négatifs de la démesure urbaine, mais sans passer nécessairement par le prisme de la métropolisation.

Une critique des dogmes de l’urbanisme et une présentation des expériences d’opposition à ceux-ci

Cependant, malgré ces faiblesses de l’ouvrage, plusieurs développements sont séduisants et pertinents. C’est le cas, d’une part, de la déconstruction de nombre de dogmes ou mythologies véhiculés par la métropolisation et ses modalités urbanistiques9. On en trouve une énumération variée tout au long de l’ouvrage, avec, entre autres et dans un ordre croissant d’intérêt ou de nouveauté : les classements des villes (sujet volontiers critiqué par la recherche), les prix et les labels, les grands concours et ateliers urbains, et enfin les « fétiches » de l’urbanisme contemporain, comme l’urbanisme transitoire, la création de réserves foncières, la participation citoyenne, la densité ou les écoquartiers. Très peu des méthodes, instruments et politiques à disposition de la planification urbaine trouvent alors grâce aux yeux de l’auteur. Si, encore une fois, analyser ces différents éléments par l’existence supposée d’un dessein de la métropolisation est peu évident, cette approche oblige le lecteur et la lectrice à réaliser une mise à distance critique, souvent rare dans l’urbanisme opérationnel.

D’autre part, la dernière partie du livre qui offre « un tour d’horizon des mobilisations » (p. 265) sur les enjeux spatiaux est tout à fait stimulante. Elle propose tout d’abord un riche panorama d’expériences, de résistances et d’initiatives, dont plus d’une centaine sont répertoriées en France et pour lesquelles l’auteur propose une typologie par thématique (p. 274). L’une de leurs caractéristiques identifiées est qu’elles ne se réduisent pas à de simples postures d’opposition, mais qu’elles proposent des alternatives concrètes. De plus, il est souligné qu’il existe des proximités dans leur diversité, qu’elles se développent en milieu urbain ou rural, en tant que moyens de repolitisation des lieux. Puis, dans un deuxième chapitre, l’auteur s’appuie sur la notion des communs (p. 329) pour donner une cohérence à ces expériences et en identifie trois dimensions centrales : l’habiter, la coopération, l’autogestion.

Un dernier point de grand intérêt qui surgit à la lecture de l’ouvrage est la place de l’urbanisme dans ce monde métropolisé. Un renoncement à l’urbanisme est-il nécessaire ? Ou, en sortant de sa logique de projet, en gommant ses tendances au « cosmétisme » et aux slogans, en s’attaquant aux problèmes structurels, est-il encore capable d’accompagner la mise en place d’un projet d’écologie politique et sociale, appelée par l’auteur ? L’ouvrage n’apporte pas de réponse nette, indiquant que toute tentative de transformation ne peut se faire qu’en dehors des grandes villes (p. 361, p. 387, p. 388), mais aussi que ces dernières « jouent encore un rôle dans la construction d’un nouveau sujet révolutionnaire, mais ce de manière très différente que par le passé » (p. 400) et cite des exemples à Barcelone, Venise, Dijon, Madrid, Genève, Lisbonne et Berlin (p. 398). L’auteur de ce compte-rendu de lecture étant bien incapable de se prononcer sur quel mode se fera la transition écologique post-urbaine, si elle a lieu, il paraît fertile de chercher à relier différents types d’expériences déjà existantes.

On peut donc trouver la démonstration de l’ouvrage trop brute, même être en désaccord avec celle-ci, mais le livre donne clairement à réfléchir et à discuter. Son ambition d’exhaustivité pour analyser la métropolisation dans toutes ses dimensions implique une propension à la généralisation qui fait perdre de sa force à la démonstration de la barbarie des métropoles. Mais, quand les propos sont plus modérés et fins, les arguments sont tout à fait convaincants, marqués par une fraîcheur foisonnante, bienvenue dans les débats actuels sur l’avenir métropolitain.

THOMAS MASSIN

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Thomas Massin est professeur et chercheur en urbanisme à Buenos Aires (ISU-FADU-Universidad de Buenos Aires). Il a pour principal sujet d’intérêt les grandes villes et les politiques urbaines contemporaines.

Référence de l’ouvrage : Faburel G., 2020, Les métropoles barbares, Le passager clandestin.

Bibliographie

Borsdorf A., 2003, “Cómo modelar el desarrollo y la dinámica de la ciudad latinoamericana”, EURE (Santiago), 29(86), pp. 37-49.

Díaz Parra I. et Rabasco Pozuelo, P., 2013, “¿Revitalización sin gentrificación?”, Cuadernos Geográficos, 52(2), pp. 99-118.

Faburel G., 2020, Pour en finir avec les grandes villes, manifeste pour une société écologique post-urbaine, Le passager clandestin.

Lacour C., 2020, « La chronique de Claude Lacour », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, pp. 141-150.

Manzano F. et Velázquez G., 2015, “La evolución de las ciudades intermedias en la Argentina”, Geo UERJ, Rio de Janeiro, 27, pp. 258-282.

Offner J.-M., 2020, Anachronismes urbains, Presses de Sciences Po.

Paquot T., 2020, Mesure et démesure des villes, CNRS Éditions.

Vidéos

Librairie Mollat, 2019, « Guillaume Faburel – Forum urbain », 25 novembre 2019, YouTube.

Librairie Mollat, 2020, « Gilles Pinson – Vivons-nous dans des villes néolibérales ? », 8 décembre 2020, YouTube.

Couverture : Tours à Tokyo (Philippe Cognée, 2015, avec l’autorisation de l’auteur).

Pour citer cet article : Massin T., 2022, « Les métropoles barbares, Guillaume Faburel », Urbanités, Lu, avril 2022, en ligne.

  1. Comme rappelé par l’auteur dans le prologue de l’ouvrage. []
  2. Pour ne prendre que deux exemples parmi les publications récentes en français : fragile (Bourdin, 2016 ; Faytre et Le Goff, 2022) et sensible (2015). []
  3. La Fondation de l’Écologie Politique accorde depuis 2014 ce prix à « un ouvrage francophone qui, par la qualité des idées et réflexions qu’il expose, concourt de manière significative à l’approfondissement de la pensée écologiste, à la compréhension des enjeux écologiques ou à l’élaboration de solutions ou d’actions publiques visant à la transformation écologique de la société ». []
  4. Voir en particulier Librairie Mollat (2019). []
  5. Il suffit de taper Faburel sur Twitter []
  6. Cet argument est critiquable : comme dit précédemment, la métropolisation est un sujet très travaillé et analysé de manière critique dans les disciplines ayant trait à la ville. []
  7. Voir par exemple Borsdorf (2003) ou Díaz Parra et Rabasco Pozuelo (2013 []
  8. Pour l’Argentine, voir Manzano et Velázquez (2015 []
  9. Sur ce sujet, voir par ailleurs le livre d’Offner (2020). []

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