5 ans / 5 entretiens : La poésie de l’infrastructure

Entretien avec Aurélien Bellanger, par Daniel Florentin et Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Cinq ans, cinq entretiens. Pour fêter son lustre, la revue Urbanités est allée interroger cinq personnalités qui font de la ville leur matériau quotidien. De l’écrivain au maire, ils nous livrent leurs visions de la ville, de ses défis, de ses transformations, autour de cinq grands thèmes.

Aurélien Bellanger est un écrivain de l’urbain. Les titres de ses ouvrages en portent la trace, entre L’aménagement du territoire (2014, Gallimard) et Le Grand Paris (2016, Gallimard). Il déroule, pour cet entretien, les fils de ses inspirations urbaines.

Thème 1 : l’expérience urbaine. Racontez-nous une expérience urbaine marquante.

Je me souviens d’un Paris-Orléans à vélo, où, pour éviter le désespoir trop grand des lignes droites à travers la Beauce j’avais remonté la Juine, un petit affluent de l’Essonne, le plus longtemps possible. C’était un urbanisme de petites villas, de maisons de pêcheurs, mais c’était encore techniquement Paris, puisque le bâti était ininterrompu. La plus longue fissure de ville qu’il m’ait été donné de suivre en Île-de-France. Avec, tout au bout, presque à la source, avant la remontée finale au milieu du blé, le château de Méréville, avec les folies ruinées de son parc, comme si, arrivé tout au bout de l’espace urbain, le temps commençait à se dérégler.

VOS ROMANS SONT-ILS LE REFLET DE VOS EXPÉRIENCES URBAINES, DE VOTRE RAPPORT À LA VILLE ?

Oui, aimer les villes, c’est un peu 80 % de mon esthétique. Toutes les villes, d’ailleurs, de Autun à Saint-Dié, de Londres à Marseille, pour les plus récentes. Je saute de joie, comme sur un trampoline, dès que j’arrive dans une ville nouvelle. Et en même temps, ça finit toujours en demi-crise mélancolique … Il faut aller vite, j’ai rarement plus d’une heure de cerveau, mais c’est toujours une heure exceptionnelle. J’accède à des niveaux de connaissances urbanistiques spontanés que je ne retrouverais sans doute pas, si j’y vivais, avant dix ans sur place.

VOUS AVEZ UNE FORMATION DE PHILOSOPHE, OR VOS DEUX DERNIERS OUVRAGES SONT PROFONDÉMENT ANCRÉS DANS LES CHAMPS DE L’URBANISME, DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET DE LA GÉOGRAPHIE. ÊTES-VOUS UN URBANISTE OU UN GÉOGRAPHE QUI S’IGNORE ? OU QUI SE RÉVÈLE PAR L’ÉCRITURE ?

Oui, je ne peux pas le nier. C’est comme cela, très largement, que mon imaginaire se structure. J’ai une sorte de perte totale d’étanchéité cérébrale devant certains paysages. La perte d’étanchéité de l’humanité sur la surface de la Terre : ça pourrait être une définition de la géographie ou de l’urbanisme !

QUEL RÔLE A JOUÉ LAVAL, VOTRE VILLE DE NAISSANCE, PRÉSENTE EN FILIGRANE DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, DANS VOTRE APPRÉHENSION DE LA VILLE ? 

Je n’y ai pas vécu, mais je suis né dans la grande barre blanche de l’hôpital. Je pourrais très bien y mourir, aussi : l’appel du palindrome. Je m’y suis assez peu baladé, mais il y a, vers le viaduc, des très beaux ensembles HLM recouverts d’ardoise. Et je pourrais pleurer d’émotion, je crois, à n’importe quel moment, en repensant au sympathique donjon du vieux château. J’ai en moi un érudit local refoulé.

LES PREMIERES PAGES DU GRAND PARIS ÉVOQUENT LES RÉSEAUX (ÉGOUTS, TRANSPORTS), ET UNE PARTIE DE LA TRAME DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE PARLE DE LA CONSTRUCTION DES RÉSEAUX AUTOROUTIERS ET FERROVIAIRES. PENSEZ-VOUS QUE LA VILLE SE CONSTRUIT PAR LES RÉSEAUX ? QUEL RÔLE LES RÉSEAUX JOUENT-ILS DANS VOTRE PERCEPTION DE LA VILLE ?

J’adore le livre Underground, de David Macaulay, qui montre des villes aux sols transparents, avec toutes les fondations et les réseaux visibles. Dans un autre ordre de chose, la théorie de l’acteur-réseau, que j’ai découverte tardivement, pendant l’écriture du Grand Paris, m’a semblé aussitôt familière. C’est une très vieille question que je me posais depuis des années : quelle était, par exemple, le statut des panneaux de signalisation ? L’impression qu’il était plus facile de leur attribuer une intentionnalité, évidemment absente, qu’un auteur, évidemment présent, mais perdu dans les lointains d’une tradition. Le stop, sur le panneau rouge, c’est un copié-collé de copié-collé. Je suis reconnaissant à Latour d’avoir, très simplement, remis les choses dans cette sorte de généalogie horizontale de leur construction. Comme d’avoir dû admettre qu’il se passait autre chose, que ce réductionnisme ne pouvait pas être leur dernier mot. La transcendance par l’immanence. C’est comme cela que je vois les réseaux. Rien que des choses fonctionnelles et utiles. Mais soudain, un miracle : une ville.

DERRIÈRE LA GRANDE VILLE, ON TROUVE, DANS VOS DIFFÉRENTS OUVRAGES, LE GRAND HOMME ET LA GRANDE INFRASTRUCTURE, MAIS PEU LES HABITANTS. EST-CE UN CHOIX VOLONTAIRE DE VOTRE PART ?

C’est un regrettable point aveugle. Je suis tellement obsédé par les effets de poésie qui apparaissent dès qu’on se met à prêter des intentions à la technostructure, que je néglige très clairement cette dimension.

VOTRE PERSONNAGE CENTRAL DU GRAND PARIS GRANDIT EN BANLIEUE PARISIENNE ET EN INCARNE CERTAINES DES CONTRADICTIONS : RAPPORT AMBIGU À PARIS, SÉGRÉGATION ENVERS/ENTRE BANLIEUES, DIFFUSION DE LA CULTURE URBAINE COMME LE RAP, DIFFICULTÉS DES MOBILITÉS. POURQUOI AVOIR CHOISI UN BANLIEUSARD ? QUE POUVAIT-IL RACONTER QUE NE POUVAIT DIRE UN AUTRE TYPE DE HÉROS ?

Il y avait l’idée que faire venir un type de la banlieue Ouest dans une ville de type Sevran, la sociologie serait impuissante, et que seul un parcours romanesque pourrait raconter ça, cette bizarrerie. C’est le côté Des Esseintes, presque, de mon héros. Et puis c’était amusant de le faire monter, comme Rastignac, en haut de Paris, mais de lui faire regarder de l’autre côté. De fait, le promontoire sur lequel on a construit le Père Lachaise se prolonge très loin dans le 93. Et je voulais développer — j’ai grandi en Essonne, je suis avant tout, structurellement, un banlieusard — un habitus de grand parisien.

Thème 2 : Ville et engagement. Pour quels combats urbains êtes-vous prêt à vous engager ?

L’un des points de départ de mon livre, c’était une colère contre la paresse urbanistique des Parisiens, leur détestation trop facile des Halles, leur idéalisation anachronique de Baltard. Je suis tombé récemment sur une phrase de Koohlas : « Y eut-il dans l’Histoire, le forum romain mis à part, un espace architecturalement plus riche que celui des Halles ? » Quelque part, le projet du Grand Paris naît bien avant que j’en ai l’idée, il naît du concours perdu de Koohlas pour les Halles. C’est mon apostille à ce paradis urbanistique manqué, mais pas tout à fait mort. Les Halles sont éternelles. Gracq évoque ces peupliers, face à sa fenêtre, qu’on a déjà coupés trois fois de son vivant. J’en suis à mes deuxièmes Halles, j’en verrai sans doute encore une incarnation.

La deuxième incarnation des Halles (Bellanger, 2017).

DANS LE GRAND PARIS, VOUS DÉFENDEZ LA BEAUTÉ URBAINE DE CERTAINS ESPACES OU TYPES D’URBANISME COURAMMENT DÉCRIÉS, COMME L’URBANISME SUR DALLE, LES TOURS ET LE PARVIS DE LA DÉFENSE. SONT-CE DES LIEUX URBAINS QUE VOUS AIMEZ À TITRE PERSONNEL ? SOUHAITEZ-VOUS, PAR LE REGARD D’ALEXANDRE BELGRAND, LE HEROS DU GRAND PARIS, REDONNER À VOIR CES ESPACES SOUVENT CONSIDÉRÉS COMME DÉFIGURANT LA VILLE ?

Je suis un peu snob, je dois l’admettre. Il suffit que quelque chose soit un peu trop unanimement décrié pour que je me mettre à le défendre. Là, l’urgence, c’était de défendre la grammaire toute simple de l’architecture moderne dans ce qu’elle avait eu de plus ordinaire : ces milliers de barres et de tours bâties en deux ou trois décennies autour de Paris, et autour de toutes les villes d’Europe. C’est évidemment un patrimoine exceptionnel. On tend aujourd’hui à couper la modernité en deux, à garder la Villa Savoye  et Mallet-Stevens, et à jeter tout le reste, les 99 % du bâti moderne. C’est dingue. Ce serait comme si on détruisait toutes les colonnes grecques qu’on trouvait, et qu’on ne conservait que les ruines de la Domus Aurea. Oui, nos villes sont entourées de quasi-ruines. Mais c’est justement ce qui les rend fabuleuses !

Thème 3 : Ville et vulnérabilité. Qu’est-ce qui menace les villes ?

L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET SES CONFLITS SONT AU CŒUR DE VOS DEUX DERNIERS ROMANS AVEC DES PERSONNAGES QUI SONT COMME DÉPASSÉS PAR DE GRANDS PROJETS, QUELLE QUE SOIT LEUR RELATION À SES PROJETS. POURQUOI CETTE POSTURE ? 

Pur intérêt pour la mélancolie. C’est comme ces grands programmes scientifiques, qui durent sur plus d’une génération. Kip Thorne, in extremis, vient d’avoir le prix Nobel pour ses détecteurs d’ondes gravitationnelles. Une nouvelle astronomie apparaît, mais il n’en saura presque rien. Je ne suis même pas sûr d’emprunter la ligne 18 du Grand Paris Express !

LES DÉBUTS DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE RETRACENT LES GRANDES ÉTAPES DES CYCLES DE VIE DE LA TERRE JUSQU’AUX PLUS RÉCENTS DÉVELOPPEMENTS DE L’ANTHROPOCÈNE, QUE VOUS ABORDEZ AVEC UNE GRANDE PRÉCISION TECHNIQUE. QUEL REGARD PORTEZ-VOUS SUR L’ÉVOLUTION DE CES CYCLES DE VIE URBAINS, ET SUR LA GRANDE ACCÉLÉRATION LIÉE AUX DÉSORDRES CLIMATIQUES QU’ILS CONNAISSENT ?

J’aurais tendance, spontanément, à traiter la Terre entière comme une ville, avec des très grands parcs. On ne va plus sauver aucun écosystème, ça semble tristement acquis. Mais on peut encore faire de belles choses dans le domaine de l’urban planning. On n’est pas si mal, dans les vallées des villes, comme un peuple troglodyte…

Thème 4 : Ville et politique. En quoi les villes peuvent-elles être le lieu de nouvelles formes politiques ?

EN QUOI LE GRAND PARIS, QUI APPARAÎT SURTOUT COMME UN PROJET POLITIQUE ET URBAIN SANS FIN, PEUT DEVENIR, VOIRE ÊTRE, UN OBJET LITTERAIRE ?

À titre personnel, ça été la conséquence immédiate de l’achat d’un vélo. Le Grand Paris Express pourrait, pourquoi pas, avoir le même effet. Il y a des lieux clairement en attente. Je pense à la future station 8 mai 1945, à la Courneuve. Clairement, sur ce territoire, il se passe quelque chose. Quoi, je ne sais pas trop, mais ça ressemble à une très bonne matière brute.

DANS LE GRAND PARIS OU L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, LES DÉCISIONS D’AMÉNAGEMENT SONT SOUVENT LE LIEU DES GRANDS PRINCIPES ET DES PETITS ARRANGEMENTS, AUTOUR DE PERSONNAGES PASSABLEMENT SULFUREUX. EST-CE QUE CELA TROUVE UN ECHO DANS VOTRE PERCEPTION DE LA VILLE RÉELLE ?

Je ne sais pas. Je rencontre surtout des gens passionnés et honnêtes. Les urbanistes ont l’air digne de confiance. Les promoteurs que j’ai rencontrés aussi, d’ailleurs. Les politiques ont leurs charmes. Je ne sais pas. Le mal, de toute façon, et c’est tout le problème, est généralement charismatique.

EN TOILE DE FOND DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, ON TROUVE CHEZ CERTAINS PERSONNAGES UN IDÉAL INDÉPENDANTISTE, NOTAMMENT BRETON. EST-CE QUE LA VILLE EST UN LIEU PARTICULIER POUR L’EXPRESSION DE CE TYPE DE REVENDICATIONS ?

Pas Paris, je ne crois pas. C’est une ville en co-gestion : elle appartient aux touristes autant qu’aux Parisiens, aux provinciaux autant qu’aux banlieusards. Ce n’est pas un lieu de sécession, mais d’intérêt. C’est une ville-monde, je crois.

Thème 5 Ville et futur. À quoi voudriez-vous que votre ville ressemble dans cinq ans ?

DANS VOS ROMANS, LES DIFFÉRENTS ESPACES SONT DÉCRITS EN DES TERMES SOUVENT TRÈS GÉOMETRIQUES, ET LE PARALLÉLOGRAMME EST UNE FIGURE RÉCURRENTE. QUELLE SERAIT LA FORME DE VOTRE VILLE IDÉALE ? 

Je rêve de silence. Je ne supporte plus le bruit des voitures. Un ancien cadre de Tesla a développé des camions poubelles hybrides associant batteries-électriques et turbines à gaz. Ca me parait très prometteur. Et il faut absolument réglementer les deux-temps, c’est trop désagréable à l’oreille. Mais les scooters électriques ont l’air de bien prendre.

UNE CITATION DU GRAND PARIS DIT « LA VILLE ADMIRABLE, LA VILLE IDÉALE, LA VILLE TERMINALE, JE L’AI APPRIS BIENTÔT, ÉTAIT PROMISE À UNE FAILLITE INÉLUCTABLE ». LE GRAND PARIS EST-IL DONC UNE IDÉE URBAINE ILLUSOIRE ?

Tout Grand Paris qui laisserait des bouts de ville en dehors de lui ne serait pas le Grand Paris. D’ailleurs j’aimerais que le Grand tombe. Paris, ça reste, depuis 15 ans que j’y vis, après 15 ans à rêver d’y vivre, aussi magnifique. C’est l’un des plus beaux noms de ville qui soit.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN OCTOBRE 2017.

Avec les dessins de Romain Guillou, inspirés par la lecture de l’entretien, et dont vous pouvez retrouver les réalisations sur son site: https://romainguillou.com .

Comments are closed.