#5 / Les châtiés indirects de l’incarcération : coûts et empreintes de la visite

Chloé Constant

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L’article de Chloé Constant au format PDF


Construites au cours de la première moitié du XXe siècle, la majorité des prisons qu’abrite aujourd’hui la ville de Lima (Pérou) ont été conçues comme des espaces de châtiment situés aux marges de la capitale. Or, les vagues de migration rurale qui se sont succédées depuis les années 1940 ont donné lieu à une importante expansion du territoire liménien et les espaces de châtiment ont rapidement été absorbés par les nouveaux territoires périphériques et marginaux (Golte & Adams, 1987 ; Calderón Cockburn, 2003). Aujourd’hui inscrites au sein de la ville1, ces prisons apparaissent faciles d’accès. Pourtant, face au phénomène de pénalisation de la pauvreté (Wacquant, 2001 ; 2006) et au maintien des populations socio-économiques marginales dans des territoires périphériques, l’étendue actuelle de la métropole de Lima – plus de 2600 km2 – constitue un défi pour les personnes qui souhaitent rendre visite à leurs proches incarcérés. Pour ces individus libres mais liés à la prison, la visite représente une série de coûts et imprime en eux plusieurs empreintes.

Selon L. Wacquant, le modèle de sécurité néolibéral étatsunien, caractérisé par une « politique de « tolérance zéro » du crime de rue des classes les plus basses » (Wacquant, 2006 : 60), qui pénalise les pauvres et la pauvreté et « traite les problèmes sociaux avec la police, les tribunaux et les prisons » (Wacquant, 2006 : 66), remporte un succès croissant et a été adopté dans son intégralité en Amérique latine. Or, la transposition de cette orientation politique a des « conséquences dévastatrices » car « les niveaux de pauvreté y sont bien plus élevés ». L’État-providence n’y existe que sous une forme embryonnaire et « les bureaucraties judiciaire et criminelle [y sont] corrompues et violentes » (Wacquant, 2001 : 408). Le sociologue évoque ainsi une politique pénale qui tend au « rétablissement d’une dictature sur les pauvres ». Nous tenterons de démontrer ici comment cette forme de dictature affecte l’entourage des personnes incarcérées à Lima.

Entre 2010 et 2011, j’ai mené une enquête par questionnaire auprès de quarante visiteurs de la prison de femmes de Chorrillos2. L’enquête s’est déroulée avec vingt femmes un mercredi et avec vingt hommes un samedi, selon les jours de visite par sexe établis par l’administration pénitentiaire. Les visiteurs forment une file d’attente sur le trottoir de l’avenue qui borde la prison, ce qui facilite l’accès à ces populations. De plus, ayant moi-même effectué des visites dans cette prison très régulièrement entre 2009 et 2012, dans le cadre de ma recherche doctorale, je connaissais déjà quelques visiteuses régulières, ainsi que les vendeuses ambulantes qui exercent aux abords de la prison et qui ont facilité mon introduction auprès des hommes. J’ai rempli le questionnaire et ai noté en marge les commentaires que chacun a pu me faire.

À partir des résultats de cette enquête, j’établirai en premier lieu un profil social de ces visiteurs, en incluant une perspective comparative de genre. L’enquête a permis de mettre en lumière la dimension économique – au sens monétaire et moral (Fassin, 2009) – de la visite. Outre le transport, qui représente le premier coût monétaire et temporel pour ces populations résidant en périphérie (Avellaneda & Lazo, 2011), la visite, qui permet d’« améliorer la vie en détention » (Touraut, 2012), demeure essentielle pour le bien-être des détenues (Constant, 2013 : 209-217) et implique des dépenses pour les visiteurs, « condamnés » à débourser des sommes variables. Enfin, je dépasserai la question monétaire pour examiner les coûts physiques et moraux de la visite. Ceux-ci apparaissent comme une forme de châtiment supplémentaire pour les visiteurs qui subissent le stigmate de la prison (Goffman, 1968) et deviennent à leur tour des « parias urbains » (Wacquant, 2006).

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Les visiteurs de prison, des populations marginales ?

Origine géographique

Dans la prison de Chorrillos, les membres de la famille et les amis représentent la majorité des visites que reçoivent les détenues (Mapelli Caffarena, 2006). Les visites sont autorisées les mercredis et dimanches pour les femmes, et les samedis pour les hommes. Les visiteurs proviennent de tous les districts de la métropole de Lima ainsi que de la province du Callao, avec une légère prédominance de personnes résidant dans le cône nord de la ville (tableau 1 et carte 1). Ces districts sont des zones résidentielles qui ne correspondent pas aux zones commerciales ou financières de la capitale et qui abritent des secteurs de la population de moyenne et haute vulnérabilité socio-économique. Pour reprendre les termes de Wacquant, ces quartiers sont ceux où « il existe une concentration de pauvres, de violence, de délit » (2006 : 63), ce qui explique, quoique partiellement, le lien entre leurs habitants et les personnes incarcérées.

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Tableau 1 : lieu de résidence des visiteurs (Constant, 2012)

Tableau 1 : lieu de résidence des visiteurs (Constant, 2012)

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Carte 1 : provenance des visiteurs (Robert, 2012)

Carte 1 : provenance des visiteurs (Robert, 2012)

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Origine sociale

L’examen du type d’emploi exercé par les visiteurs confirme les données socio-économiques induites par le lieu de résidence. Il est cependant indispensable de distinguer ces données selon le sexe, car il existe d’importantes différences entre hommes et femmes (tableaux 2 et 3). D’après leurs déclarations, aucun homme n’a dû demander de jour de congé pour se rendre à la prison. Un seul des vingt enquêtés a déclaré demander « de temps en temps » le déplacement de son jour de repos du dimanche au samedi et trois d’entre eux ont déclaré ne travailler que de manière ponctuelle et ne pas accepter de travailler les samedis. Selon le tableau 2, onze hommes déclarent être indépendants, soit 65 % des enquêtés en activité (les étudiants étant considérés à part). Pourtant, l’analyse de leur discours et des données recueillies nous permet de déduire que seulement deux d’entre eux possèdent effectivement un commerce ou une entreprise, tandis que 53 % travaillent de façon irrégulière et/ou informelle. Ces résultats démontrent qu’il existe chez cette catégorie de visiteurs une grande précarité par rapport au travail.

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Tableau 2 : occupation professionnelle des visiteurs (Constant, 2012)

Tableau 2 : occupation professionnelle des visiteurs (Constant, 2012)

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Quant aux femmes, aucune n’a dû demander de jour de congé pour se rendre à la prison. Seule l’une d’entre elles bénéficiait alors de son jour de repos, et une autre venait tout juste de terminer son éducation secondaire. Neuf visiteuses, qualifiées ou non, ont déclaré être femmes au foyer, soit 45 % des enquêtées. Si l’on prend en compte les doutes émis au moment de répondre, l’analyse de leur discours et les données recueillies révèlent que 68 % des femmes en âge de travailler (hormis l’étudiante) n’exercent aucune activité professionnelle.

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Tableau 3 : occupation professionnelle des visiteuses (Constant, 2012)

Tableau 3 : occupation professionnelle des visiteuses (Constant, 2012)

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L’étude du lieu de résidence et du type d’emploi exercé par les visiteurs tous sexes confondus révèle une population en situation de grande précarité socio-économique, aux ressources faibles et irrégulières. La faiblesse et/ou l’irrégularité des revenus peut-elle constituer une barrière pour la réalisation de la visite ? Malgré quelques variations selon les individus, celle-ci s’effectue pourtant de manière régulière, selon un rythme hebdomadaire ou bimensuel. Les seuls liens familiaux et affectifs permettent-ils de comprendre la démarche des visiteurs ?

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La visite, une démarche coûteuse

Les paquets : soutien pratique indispensable

L’administration pénitentiaire ne fournit aux détenues que le minimum basique nécessaire à leur survie. Elles reçoivent un matelas lors de leur arrivée puis trois repas quotidiens durant leur séjour en prison, ne portent pas d’uniforme et ne reçoivent aucun produit d’hygiène ni de nettoyage. Elles doivent donc acquérir par leurs propres moyens des vêtements, les produits nécessaires à l’entretien des parties communes (qui leur incombe), les produits de toilette et la lessive. Le premier type de soutien qu’apportent les visiteurs est donc d’ordre pratique, mais contrairement au cas français où cette intervention des visiteurs permet d’« atténuer l’austérité de la prison » (Touraut, 2012), à Lima elle apparaît indispensable pour les détenues. Sur la base d’une enquête menée dans cette prison en 2007, on peut affirmer que le problème majeur de la vie quotidienne des détenues réside dans une alimentation de piètre qualité qui les rend fréquemment malades (Constant, 2011). Pour pallier cette déficience, les visiteurs apportent régulièrement des plats cuisinés, fruits, légumes et biscuits (tableau 4).

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Tableau 4 : contenu des paquets des visiteurs et visiteuses (Constant, 2012)

Tableau 4 : contenu des paquets des visiteurs et visiteuses (Constant, 2012)

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Les produits que font entrer les visiteurs ne constituent pas uniquement des compléments alimentaires mais représentent des biens de consommation indispensables au bien-être basique des détenues.

 

Diversité des coûts de la visite

L’enquête a révélé que la première dépense inévitable pour effectuer une visite à la prison réside dans le déplacement. Il s’agit là d’un double coût, temporel et économique. D’après le tableau 1 et la carte 1, le district de résidence des visiteurs se trouve souvent très éloigné de la prison de Chorrillos. Dans cette métropole dont le système de transport est caractérisé par la vétusté et le chaos (Bielich Salazar, 2009), 78 % des visiteurs empruntent les transports publics pour se rendre à la prison et 18 % utilisent des services de taxi collectif, ce qui augmente le coût économique mais réduit le coût temporel du déplacement.

Dans le cas des visiteuses, la garde des enfants représente également d’autres types de coûts. 80 % d’entre elles déclarent avoir un ou plusieurs enfants ou petits-enfants à charge et 10 % doit débourser une somme comprise entre cinq et dix soles3 pour les faire garder durant la visite. Cependant l’économie de cette dépense chez les autres visiteuses implique une dette de service qu’elles contractent auprès des personnes qui gardent les enfants pendant leur absence. En résumé, la garde des enfants peut avoir un coût direct, de dimension économique, ou indirect, par le fait de devoir rendre un service en retour. Aucun homme n’a déclaré devoir faire garder des enfants alors qu’il se rendait à la prison.

La visite implique d’autres dépenses incontournables. Le système pénitentiaire interdit l’entrée dans la prison d’une série d’objets dont les clés et les téléphones portables. Les visiteurs doivent donc laisser leurs affaires dans l’une des épiceries proches de la prison (illustration 1) où s’est instauré un système de consigne qui coûte entre 0,50 et 3 soles. Une femme se plaignait ainsi des frais engendrés par la visite : « Ici ils te font même payer l’air que tu respires. Tu dois venir toi, ensuite tu dois ramener le fils [de la détenue], si tu apportes des paquets, et puis après tu dois laisser tes clés, ton sac, tes affaires4… ». Le coût moyen de chaque visite est une estimation réalisée par les visiteurs qui inclut le transport, l’achat de produits alimentaires et de toilette, le système de consigne et de garde d’enfants, l’éventuel soutien économique apporté aux détenues ainsi que les autres frais tels que l’achat de plats cuisinés, de boissons ou d’artisanat dans la prison. L’enquête a révélé que les hommes dépensent 75 % de plus que les femmes. Les premiers dépensent ainsi entre 10 et 250 soles, avec une dépense moyenne de 70 soles, tandis que les femmes dépensent entre 6 et 100 soles, soit une dépense moyenne de 39,80 soles. Cependant il faut souligner que 30 % des hommes dépensent moins de 30 soles. La somme des dépenses est donc très variable au sein du groupe des visiteurs, entre les hommes-mêmes et entre les sexes, et peut s’expliquer par le pouvoir économique de chaque individu et par le degré de proximité qui unit visiteurs et détenues. Ces différences économiques entre visiteurs semblent s’effacer lorsque l’on examine une autre série de coûts, qui les affecte de manière plus ou moins égale, et ne relève pas d’une dimension monétaire mais d’une dimension morale.

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Illustration 1 : épicerie située face à la prison de Chorrillos où fonctionne un système de consigne pour les visiteurs (Constant, 2012)

Illustration 1 : épicerie située face à la prison de Chorrillos où fonctionne un système de consigne pour les visiteurs (Constant, 2012)

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Les stigmates de la visite

Des corps marqués

La visite implique un ensemble de coûts physiques et moraux qui trouvent un corrélatif dans la dimension économique. L’empreinte physique qui marque chaque visiteur revêt diverses formes. Tout d’abord, à la fatigue causée par le déplacement s’ajoute celle des longs moments d’attente pour entrer et sortir de la prison. En effet, un visiteur doit suivre successivement quatre files d’attente pour parvenir à la cour où s’effectue la visite. La première se forme devant la porte de la prison (illustration 2). Une fois à l’intérieur, une seconde permet l’identification, la troisième sert au contrôle des paquets et la quatrième à la fouille individuelle. Au moment de la sortie, ce sont de nouveau quatre files de contrôle successives que le visiteur doit franchir. Le grand nombre de visiteurs, compris entre 200 et 500 personnes selon la (sur)population pénitentiaire du moment (Constant, 2011 : 126-127), allonge le temps d’attente qui peut atteindre plus de deux heures. L’attente s’effectue debout, tant pour les adultes que pour les enfants, les femmes enceintes ou les personnes âgées5. Les visiteurs peuvent toutefois louer un tabouret aux vendeuses ambulantes qui se trouvent devant l’établissement, mais ce service augmente le coût économique de la visite, ce qui le rend difficile d’accès pour la plupart.

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Illustration 2 : file d’attente devant la prison de Chorrillos un jour de visite (Constant, 2011)

Illustration 2 : file d’attente devant la prison de Chorrillos un jour de visite (Constant, 2011)

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Par ailleurs, l’empreinte physique qu’imprime la visite sur le corps des visiteurs est matérialisée par les tampons et les numéros appliqués sur les avant-bras (illustration 3). L’usage de ces méthodes d’identification constitue certainement un moyen de contrôle additionnel à celui de la vérification des documents d’identité qui permet à l’administration pénitentiaire de s’assurer que les détenues ne profitent pas du flot des visiteuses pour s’évader. Cependant, au moment de la sortie, les visiteurs demeurent marqués physiquement, et les tampons ne sont pas sans rappeler le marquage du bétail. Devant la prison, des vendeurs ambulants proposent d’effacer ces marques à l’aide de solutions savonneuses, mais ce service implique une dépense supplémentaire, quoique minime, que tous les visiteurs ne peuvent pas se permettre. Ils doivent ainsi « emporter » leurs marques avec eux, aux abords de la prison et dans les transports, et celles-ci sont d’autant plus visibles en été que les bras sont alors souvent découverts.

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Illustration 3 : tampons appliqués aux visiteurs (Constant, 2012)

Illustration 3 : tampons appliqués aux visiteurs (Constant, 2012)

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Empreintes morales : de l’extérieur à l’intérieur de la prison

Aux marques physiques appliquées aux visiteurs s’ajoutent des empreintes morales qui revêtent également plusieurs formes. D’abord, le fait de former une file d’attente devant la prison, située sur une avenue très fréquentée (illustration 4), expose les visiteurs aux regards des piétons et usagers de la voirie. Les visiteurs doivent ainsi supporter l’examen visuel des personnes qui se trouvent dans les bus ou leur voiture et qui expriment à la fois curiosité et préjugés. Le déchiffrage qu’effectuent ces individus extérieurs au monde carcéral de la tenue des visiteurs, et particulièrement des visiteuses pour qui le port de la jupe est obligatoire, ajouté au désordre occasionné par les vendeurs ambulants et l’abondance de paquets (illustration 2), tend à déshumaniser les visiteurs. Dévisagés comme des individus qui rendent visite à une personne incarcérée, associée dans l’imaginaire collectif à la nuisance sociale, ils semblent eux-aussi marqués par le stigmate (Goffman, 1968) et l’infamie de la prison (Ricordeau, 2012 : 121). Aux coûts temporels et physiques de l’attente s’ajoute donc le coût moral stigmatisant qu’impliquent les regards extérieurs.

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Illustration 4 : la prison de Chorrillos se situe le long d’une avenue très fréquentée (Google Street View, 2015)

Illustration 4 : la prison de Chorrillos se situe le long d’une avenue très fréquentée (Google Street View, 2015)

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Les méthodes employées par le personnel de sécurité ne permettent pas aux visiteurs de relativiser la dépersonnalisation expérimentée à l’extérieur de la prison (Ricordeau, 2012 : 121). Les relations entre personnel et visiteurs, que j’ai observées et vécues lors des nombreuses visites que j’ai moi-même effectuées, se caractérisent par une forme de respect unilatéral contraint, qui ajoute au coût moral de la visite. Ce respect forcé s’exprime à travers le décalage entre le tutoiement employé par les gardiennes6 et le vouvoiement que doivent employer les visiteurs. La différence de cet usage grammatical symbolise une relation de dominant-dominé, et le pouvoir du langage (Bourdieu, 2001) qui s’exerce ainsi traduit le mépris et la violence réservés aux visiteurs. De plus, il existe une forme de mauvais traitement verbal des gardiennes qui s’expriment en criant, toujours sur un ton autoritaire, proférant également des menaces plus ou moins directes à l’encontre des visiteurs. En effet, l’administration pénitentiaire a le pouvoir de suspendre temporairement ou d’interdire définitivement l’accès à un visiteur qui serait accusé d’avoir commis une faute durant un jour de visite. Ces fautes peuvent être relevées dans la cour de visite (dispute, bagarre, caresses intimes) ou dans les files d’attente, lorsque l’attitude d’un visiteur est considérée comme irrespectueuse. Les limites du respect demeurent un critère très personnel et les gardiennes exercent, de manière individuelle, un certain pouvoir discrétionnaire.

Durant la visite, certains mécanismes de corruption entrent également en jeu et permettent aux visiteurs de pénétrer dans la prison avec des produits interdits ou en quantité supérieure à celle autorisée. Un bénéfice est alors retiré non seulement par les gardiennes qui contrôlent les paquets (et touchent des « dessous de table »), mais également par certains visiteurs et certaines détenues. D’un côté, les visiteurs ou les détenues revendent les produits introduits par ce biais et, d’un autre côté, les détenues jouissent de produits interdits comme les parfums, les lecteurs de musique MP3 ou la drogue. Ce jeu économique illégal et fragile qui unit les visiteurs aux détenues passe inexorablement par les gardiennes. L’ensemble de ces motifs permet d’affirmer l’existence d’un exercice de violence symbolique qui affecte et infériorise l’ensemble des visiteurs (Bourdieu et Passeron, 1970). Finalement, « la peur, la soumission aux ordres des personnels et les formes de déconsidération s’apparentent à une expérimentation du sort des détenu(e)s, d’autant que les visiteurs se retrouvent réellement enfermés » (Ricordeau, 2012 : 107).

Enfin, l’empreinte de la visite finit de s’imprimer dans le corps et l’esprit des visiteurs dans la cour de visite. La rencontre avec les détenues s’effectue dans cet espace ouvert, autour de tables et de chaises en plastique, ce qui implique une certaine proximité physique d’un ensemble de personnes au même moment. Cette configuration permet de consolider le maintien de liens affectifs et confère aux détenues une relation à leur corps qui ne se limite pas à elles-mêmes ou aux autres personnes incarcérées, leur permettant de parer partiellement les effets dépersonnalisants et « destructeurs » de l’incarcération (Chauvenet, 2006 : 376). Cependant, la promiscuité due au grand nombre de personnes réunies dans un même espace influe de manière inhibitoire sur certaines expressions physiques. Il est en effet impossible pour les détenues comme pour les visiteurs de pleurer ou de s’embrasser sans être vus. L’organisation de la visite à l’intérieur des murs limite donc fortement l’intimité de l’ensemble des individus en présence et élargit de nouveau le châtiment de la prison aux visiteurs.

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La peine de prison peut affecter les proches des détenues de plusieurs façons et chacune des visites engendre à la fois des coûts temporels, physiques, moraux et économiques. Les sacrifices qu’elles requièrent, la pénibilité de la démarche ainsi que le système de visite tel qu’il est administré par les autorités pénitentiaires péruviennes constituent un châtiment multiforme induit par une peine infligée à autrui et qui se répercute sur les visiteurs. Le système de visite renforce la condition de parias de populations urbaines pauvres déjà marginalisées hors du cadre de la prison.

Le système pénitentiaire péruvien ne condamne pas uniquement les personnes incarcérées : il propage son champ stigmatisant à un ensemble d’individus extérieurs. Les prisons inscrites dans la ville étendent leurs murs bien au-delà d’un espace physique délimité, et cette extension de l’espace de châtiment comporte une dimension sociale et économique qui affecte des individus déjà vulnérables. L’étude du système de visite et de ses acteurs permet finalement de saisir un ensemble de dynamiques liées au phénomène de pénalisation de la pauvreté, de mettre en valeur les coûts sociaux relatifs aux politiques pénales néolibérales et de poser un ensemble de questions relatives au fonctionnement des prisons vis-à-vis du cadre géographique dans lequel elles s’inscrivent et des populations qu’elles touchent.

CHLOÉ CONSTANT

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Chloé Constant est sociologue, postdoctorante à l’Universidad Autónoma Metropolitana-Xochimilco et chercheure associée à l’Institut français d’études andines (UMIFRE 17, CNRS-MAEDI, USR 3337 Amérique latine). Ses premiers travaux de recherche portaient sur les femmes incarcérées à Lima (Pérou). Elle se consacre actuellement à l’étude de la migration transsexuelle mexicaine, du travail sexuel et de la délinquance de subsistance.

chloe.constant AT gmail DOT com

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Illustration de couverture : Une prison inscrite dans la ville : établissement pénitentiaire Virgen de Fátima, Lima (Constant, 2014)

 

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Bibliographie

Avellaneda P. & Lazo A., 2011, « Aproximación a la movilidad cotidiana en la periferia pobre de dos ciudades latinoamericanas. Los casos de Lima y Santiago de Chile », Revista Transporte y Territorio, nº 4, 47-58.

Bielich Salazar C., 2009, La guerra del centavo : una mirada actual al transporte público en Lima Metropolitana, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 124 p.

Bourdieu P., 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 423 p.

Bourdieu P. & Passeron J.-C., 1970, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 279 p.

Calderón Cockburn J., 2003, « Los barrios marginales de Lima, 1961-2001 », Ciudad y Territorio. Estudios Territoriales, nºXXXV, 375-389.

Chauvenet A., 2006, « Privation de liberté et violence : le despotisme ordinaire en prison ». Déviance et société, nº 30, 373-388.

Constant C., 2011, Solidarité et inégalités : le centre de détention de femmes Santa Mónica à Lima, Paris, IHEAL-CREDAL, 162 p.

Constant C., 2013, Trajectoires et dynamiques carcérales au féminin. Le cas de Lima. Thèse de Doctorat, Paris III-Sorbonne Nouvelle, 521 p. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00979203

Constant C., 2014, « Economía del espacio carcelario amplio : una cárcel limeña en el centro de múltiples operaciones informales », Bulletin de l’Institut Français d’Etudes Andines, nº 43, 93-110.

Fassin D., 2009, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire Sciences Sociales, nº 6, 1237-1266.

Goffman E., 1968, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 175 p.

Golte J. & Adams N., 1987, Los caballos de Troya de los invasores. Estrategias campesinas en la conquista de la gran Lima, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 239 p.

INPE, 2014, Informe estadístico. Noviembre 2014, Lima, Ministerio de Justicia y Derechos Humanos, Instituto Nacional Penitenciario. http://www.inpe.gob.pe/pdf/Noviembre14.pdf

Mapelli Caffarena B., 2006, La Mujer en el Sistema Penitenciario peruano, Estudio sobre las condiciones de vida en el Establecimiento Penitenciario de Mujeres de Chorrillos y el Establecimiento Penitenciario de Régimen Cerrado Especial de Mujeres de Chorrillos, Lima, Junta de Andalucía, IDEMSA, 338 p.

Ricordeau G., 2012, « Entre dedans et dehors : les parloirs », Politix, nº 97, 101-123.

Touraut C., 2012, La famille à l’épreuve de la prison, Paris, Presses Universitaires de France, 316 p.

Wacquant L., 2001, « The penalisation of poverty and the rise of neo-liberalism », European Journal on Criminal Policy and Research, nº 9, 401-412.

Wacquant L., 2006, « Castigar a los parias urbanos », Antípoda, nº 2, 59-66.
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  1. Les nouvelles prisons continuent d’être construites en dehors de l’espace urbain, comme c’est le cas des établissements pénitentiaires Ancón I et Ancón II. []
  2. La prison de Chorrillos (E.P. de Mujeres de Chorrillos) est le plus grand établissement pénitentiaire du pays réservé aux femmes. Elle abrite aujourd’hui plus de 700 détenues (INPE, 2014). []
  3. Un nuevo sol équivaut à 0,25 €. []
  4. Commentaire d’une visiteuse noté lors de l’enquête de 2011. []
  5. Il existe toutefois une file d’attente séparée pour ces catégories de visiteurs qui leur permet de patienter moins longtemps pour entrer dans la prison. []
  6. Le sexe du personnel de sécurité qui exerce à l’intérieur des prisons péruviennes est identique à celui des personnes détenues. Seul le personnel en charge de la sécurité extérieure de l’établissement ainsi que le personnel médical est mixte. []

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