#5 / La prison et la ville : divorce à l’amiable ?

Olivier Milhaud


Le tribunal et la prison ont longtemps formé, dans la France contemporaine, un couple essentiellement urbain. La justice, fonction éminente de l’État, fut toujours principalement exercée dans des lieux centraux. On assiste pourtant depuis les années 1980 à un découplage accéléré entre le prononcé et l’exécution de la peine. La fonction noble de la justice – le jugement et le prononcé de la peine – s’exerce toujours en ville, dans des tribunaux souvent localisés dans de beaux quartiers. L’exécution de la peine en revanche se fait dans des établissements pénitentiaires qui s’établissent désormais en marge des villes. Comprendre ce mouvement de dissociation entre la prison et la ville revient à interroger autant la place de la peine et de la justice dans la cité que les logiques concrètes de localisation des établissements pénitentiaires.

Michel Foucault avait déjà analysé dans Surveiller et punir. Naissance de la prison (1993 [1975]) la question de la visibilité du châtiment, et plus largement celle du pouvoir. Son analyse liminaire du supplice de Damiens, en 1757, pour tentative d’assassinat du roi Louis XV, lui permet de montrer la fin du châtiment comme spectacle public au XVIIIe siècle et le passage à une peine cachée, derrière les hauts murs des prisons. Le spectacle du supplice se faisait à l’endroit même du crime, si bien que potentiellement tout espace urbain pouvait être hanté par le souvenir d’un crime lavé par un supplice visible de tous. La prison n’interrompt pas brutalement cette visibilité dans l’application des sentences de justice. D’une part, la visibilité des murs frappe toujours le citadin, même s’ils cachent désormais des enfermés ; d’autre part le passage du cachot aux logiques panoptiques de surveillance fait de la visibilité un piège, non seulement en prison mais en tout lieu de normalisation, de l’école à l’atelier, de l’usine à la caserne. Surtout, la proximité même du palais de justice et de la prison assure une continuité visuelle et symbolique entre la majesté des lois et la force de leur rigueur souveraine.

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La ville, lieu du pouvoir, de la justice et de la peine

La centralité de la justice étonne peu le citadin dans les paysages urbains des grandes villes, tant les palais de justice sont des édifices remarqués des centres villes, majestueux par leur ampleur et leur architecture souvent néo-classique, et tant ils paraîtraient incongrus en rase campagne. C’est vite oublier la densité de la carte judiciaire française (819 juridictions), extrêmement riche en tribunaux divers, y compris dans de petites villes. Le pays compte 307 tribunaux d’instance et tribunaux de police, 161 tribunaux de grande instance, 36 cours d’appel, 155 tribunaux pour enfants, 136 tribunaux de commerce, etc. La densité judiciaire au XIXe siècle, avant l’avènement de l’automobile individuelle, était plus grande encore.

Aujourd’hui, la thématique de la justice de proximité est fréquemment soulevée par les professionnels de justice et par les élus locaux, surtout en période de réformes de la carte judiciaire. Cette dernière, héritée de 1958, fut modifiée en 2007-2008 par la Garde des Sceaux Rachida Dati, et en 2013 par Christiane Taubira. De petites villes comme Tulle ou Saint-Gaudens (31 000 habitants dans leurs aires urbaines respectives) conservent encore aujourd’hui leur tribunal de grande instance en dépit des réformes Dati et Taubira. D’autres petites villes n’ont pas eu cette chance (Marmande, Belley, Dole, Bernay, Montbrison…). Les réformes de la carte judiciaire illustrent l’hésitation entre la logique centralisatrice de l’Etat qui régule par le haut et concentre les tribunaux en quelques lieux d’une part et la logique d’une société en quête de divers modes de règlement des conflits – le droit en étant un parmi d’autres – et qui voit la justice comme un service public de proximité d’autre part (Commaille, 2000).

Les tribunaux occupent souvent des emplacements de choix, manifestant la puissance du pouvoir judiciaire tant par son architecture que par sa localisation dans l’hypercentre urbain. Longtemps, les prisons ont bénéficié tout au long du XIXe siècle et une bonne partie du XXe de leur proximité presque systématique au tribunal, pour jouir d’une localisation centrale, le bâtiment pénitentiaire formant même parfois une annexe du palais de justice. L’exemple le plus emblématique est assurément celui de la Conciergerie, prison révolutionnaire attenante au Palais de Justice de Paris, mais on pourrait aussi citer la maison d’arrêt de Mulhouse, sise entre tribunal d’instance et tribunal de grande instance, ou encore l’ancienne prison de Montpellier juste à l’arrière du palais de justice.

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Le Palais de Justice de Montpellier se situe dans l’hypercentre, à côté de l’Arc de triomphe menant à la place royale du Peyrou. La prison était à l’arrière du palais de justice. (Source : travail photographique de P. Suau à partir d’une phototypie de B. Lacour http://www.patricksuau.book.fr/files/gal/111371/v2qtgza2vq.jpg)

Le Palais de Justice de Montpellier se situe dans l’hypercentre, à côté de l’Arc de triomphe menant à la place royale du Peyrou. La prison était à l’arrière du palais de justice. (Source : travail photographique de P. Suau à partir d’une phototypie de B. Lacour http://www.patricksuau.book.fr/files/gal/111371/v2qtgza2vq.jpg)

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Cette proximité du tribunal et de la prison s’explique par le contexte qui présida à l’invention de la prison comme peine sous la Révolution française. Les historiens rappellent que l’instauration de la prison voulue par l’Assemblée devait se traduire par la création d’une maison d’arrêt pour les prévenus en correctionnelle auprès de chaque tribunal de district, une maison de justice pour les accusés traduits au tribunal criminel départemental, sans compter les maisons de correction départementales pour les condamnés à de courtes peines et les maisons centrales pour les condamnés à une peine de plus d’un an (voir Petit, Faugeron, Pierre, 2002 : 33-34). De fait, au XIXe siècle, la France dispose d’un maillage extrêmement fin de tribunaux et d’établissements pénitentiaires.

Toutefois, des simplifications de la carte pénitentiaire et de la carte judiciaire furent menées tout au long des XIXe et XXe siècles. La fermeture de tribunaux s’est accompagnée de fermetures de prisons. Pensons à la réforme Poincaré de 1926 supprimant 227 tribunaux civils d’arrondissement et 226 prisons (voir Chauvaud, 1995) par regroupement dans les tribunaux départementaux et les prisons des chefs-lieux de département. Prolongeant les fermetures de tribunaux et de prisons au cours du XIXe siècle, l’exode rural du XXe siècle accompagne une concentration des populations, et des lieux d’exercice de la justice, dans les villes les plus importantes.

Les fermetures n’ont pas eu les mêmes conséquences pour les tribunaux et les prisons. La grande réforme de la carte judiciaire de 1958 aboutit à la disparition de 2 902 justices de paix (institutions juridiques de proximité) remplacées par 455 tribunaux d’instance, et à la disparition de 351 tribunaux de première instance remplacés par 172 tribunaux de grande instance (juridiction de droit commun en matière civile qui traite des affaires plus importantes que celles des tribunaux d’instance). Mais cette réforme drastique de la carte judiciaire reste assez unique (celle de 1926 ayant été vidée de sa substance dès les années 1930), tant la carte judiciaire reflète un conservatisme étonnant, avec – encore aujourd’hui, des cours d’appel qui restent dans les villes sièges de Parlement d’Ancien Régime (voir Commaille, 2000). De fait, la réforme récente de la carte judiciaire au tournant des années 2010 n’a supprimé qu’une vingtaine de tribunaux de grande instance (10%).

Il n’en est pas de même pour les prisons. De la fin de la Deuxième Guerre mondiale (nombre considérable de détenus) à 1956, pas moins de 65 prisons préventives et de courtes peines et 18 prisons de longue peine sont fermées, à la faveur d’une chute du nombre de détenus. Puis – alors même que le nombre de détenus se remet à augmenter depuis le point bas de 1956 (19 500 détenus seulement), du fait de la guerre d’Algérie (29 700 détenus en 1962), de la crise économique (35 000 en 1980) qui se prolonge en un tournant sécuritaire (67 000 en 2014) – le nombre de prisons reste relativement stable (moins de 200 établissements) mais avec des fermetures et ouvertures qui n’arrêtent pas.

Le plan 13 000 de 1987 (construction de 13 000 places de détention) mène à l’ouverture de vingt-cinq établissements imposants et permet parallèlement la fermeture de vingt-cinq petites maisons d’arrêt vétustes (1 640 places supprimées) et dont les charges de personnel paraissaient trop importantes (2,6 détenus par surveillant en 1989 à la maison d’arrêt d’Alès, contre 4,8 détenus par surveillant à Villeneuve-lès-Maguelone, nouvelle prison du département voisin ouverte en 1990). Les établissements fermés sont pour la plupart situés dans les préfectures et plus encore dans les sous-préfectures (Alès, Aix-en-Provence, Brive, Dieppe, Fontainebleau, Grasse, Lisieux, Mâcon, Montpellier, Nîmes, Quimper, Roanne, Saint-Nazaire, etc.), et se voient souvent transformés en extensions de tribunaux. Les prix des terrains en ville, la place qu’impose le mode de vie contemporain des prisons, avec leurs ateliers divers et leurs installations sportives, les plaintes du voisinage, mènent à privilégier les vastes terrains bon marché en périphérie des grands centres urbains, comme à Villeneuve-lès-Maguelone, près de Montpellier, ou Osny, près de Pontoise, voire à bonne distance des villes comme Joux-la-Ville (Yonne), à trente-huit kilomètres d’Auxerre, Villenauxe-la-Grande (Aube) à soixante kilomètres de Troyes, ou Aiton, à Aiguebelle (Savoie) à quarante kilomètres de Chambéry. Les plans de construction suivants (plan 4 000 en 1995, plan 13 200 en 2002…) ont évité ces cas de fort éloignement, mais ont systématiquement privilégié les zones périurbaines, délaissant donc les localisations centrales, au cœur de la hiérarchie administrative (préfectures et sous-préfectures) et des réseaux de transport (cœur des aires urbaines) (Milhaud, 2009). Dans les années qui viennent, d’autres établissements centraux seront remplacés par des établissements dans le périurbain (Orléans par Saran, Mulhouse et Colmar par Lutterbach) ou dans le rural (Rochefort et Saintes remplacés par un établissement à Saint-Jean-d’Angély, Cahors par Sauzet…).

Le choix de localisations périphériques pour les nouveaux établissements donne lieu à une interprétation sociologique critique, articulant relégation spatiale et rejet social des lieux de réclusion (Marchetti, Combessie, 1996). Philippe Combessie avait souligné cette vieille articulation à travers la localisation emblématique de la prison de Fresnes. Il cite ainsi un rapport de la préfecture du département de la Seine daté de 1895 : « [La prison de Mazas] se trouve aujourd’hui en plein Paris et nuit au développement d’un quartier. […] Pour remplacer Mazas, Sainte-Pélagie et la Grande-Roquette, il fallait trouver un emplacement […] suffisamment isolé et situé dans une région où ne se porte pas la villégiature » (Combessie, 1996 : 20). Le village de Fresnes ne comptait que quelques centaines d’habitants à la fin du XIXe siècle, et la partie nord de son territoire était couverte d’un marécage qui la rendait insalubre et peu propice au développement urbain (voir Carlier, Spire, Wasserman, 1990, pour l’histoire fouillée de l’établissement). Parallèlement, détruire les prisons parisiennes à l’approche de l’Exposition universelle de 1900 permettait de doter les quartiers des prisons supprimées « d’une plus heureuse physionomie », pour reprendre les termes du rapport préfectoral (cité dans Combessie, 1996 : 21).

Dans leur rapport parlementaire de 2000, les députés français ont repris cette argumentation opposant prisons des villes et prisons des champs pour dénoncer la situation actuelle : « La construction d’établissements en pleine campagne est un véritable désastre. Elle a certes présenté des avantages en termes de coût du terrain. Elle conforte également l’opinion publique dans sa volonté de nier l’univers carcéral et de reléguer la prison dans un no man’s land quelque peu réconfortant. (…) Sans la proximité de la ville, c’est toute la politique de réinsertion, d’emploi, de maintien des liens familiaux qui est réduite à néant. Comment amener les entreprises à donner du travail lorsque le coût du transport du matériel et de la production annihile les avantages financiers qu’elles peuvent retirer du travail en prison ? Comment persuader les familles de maintenir leur visite lorsqu’une visite d’une heure et demie exige de se libérer une journée entière et requiert des moyens financiers permettant de payer un taxi pour une distance de cent kilomètres ? (…) La prison à la campagne confirme l’exclusion dans l’exclusion. » (Assemblée nationale, 2000 : 131). Les députés pensent aussi aux conséquences politiques d’une prison loin des villes, donc loin de la vie de la cité, toujours méconnue, stigmatisée et préparant avec difficulté le retour des détenus dans la société, une fois leur peine purgée.

 

Comment expliquer cette déconnection entre ville et châtiment ?

Le choix de localisation d’un site pénitentiaire obéit à plusieurs critères, qui ne correspondent pas toujours aux préférences des parlementaires. L’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice, établissement  public administratif spécialisé, placé sous la tutelle du ministère, mène la prospection de terrains susceptibles d’accueillir une prison en lien avec les préfectures concernées. Les élus locaux concernés par les terrains sont parfois prévenus bien tard, une fois que le choix ne porte plus que sur une petite poignée de sites, afin d’éviter les oppositions de principe. La surface doit être suffisante (10 hectares) pour accueillir les différents quartiers de détention, les bâtiments administratifs, un terrain de sport et laisser la place à un glacis extérieur de protection. Il faut un terrain plat évitant tout surplomb. Précisons que l’institution carcérale fonctionne sur un strict contrôle des communications et des échanges entre le dedans et le dehors. Or il est facile de le contourner par des jets de projectiles comme des balles de tennis remplies de drogue, de puces de téléphone ou de viande rouge. De même, les parloirs sauvages comme aux Baumettes à Marseille consistent, pour les proches de détenus, à monter sur les éperons calcaires surplombant la prison pour crier par-dessus l’enceinte nouvelles et mots de soutien sans demander la moindre autorisation. À Mulhouse, la prison de plein centre-ville donne lieu à des parloirs sauvages tant depuis la rue que depuis les balcons des immeubles environnants. La situation, vite devenue invivable pour les riverains, avait même mené à des trafics de balcons, certains riverains louant leur balcon à des proches de détenus, voire voyant leur balcon occupé par ces derniers sans dédommagement financier. L’Administration pénitentiaire a fait installer des pare-vue qui empêchent les détenus de voir la rue mais qui n’empêchent pas de crier encore plus fort pour se faire entendre. Si l’on ajoute les contraintes de prix du foncier en ville, et l’on sait que l’argument du coût est de plus en plus décisif dans les choix d’implantation, on comprend la logique d’éloignement des établissements pénitentiaires.

Cependant, la proximité des réseaux d’eau, d’électricité, d’assainissement diminue les coûts du chantier. La proximité du tribunal facilite les extractions judiciaires (emmener un détenu à une audience), celle de l’hôpital facilite les extractions médicales. Les forces de l’ordre ne se trouvent jamais loin quand on se situe au cœur des villes et peuvent être vite mobilisées en cas de besoin. La disponibilité en logements pour les personnels pénitentiaires est facilitée en ville. La localisation au cœur des réseaux de communication apparaît comme indispensable aux familles des détenus – le maintien des liens familiaux est un leitmotiv de la pénitentiaire. La proximité d’un bassin associatif suffisant permet d’attirer des interventions en détention et celle d’un bassin d’emploi conséquent permet de faciliter le travail des détenus pour des entreprises partenaires : voilà autant de gages de réinsertion, de baisse des coûts, de facilités du travail des personnels. On retrouve finalement une contradiction spatiale entre les deux missions de la pénitentiaire – la garde et la réinsertion. L’une rejoint la logique d’éloignement, économique et sécuritaire, l’autre plaide pour un rapprochement urbain, les coûts sociaux et organisationnels devant primer sur le seul coût du foncier. L’alternative évoque les deux logiques opposées de l’antimonde de Roger Brunet : « tous les pays du Monde, mais à des degrés divers, ont leurs prisons et leurs asiles pour « aliénés », handicapés, ou même enfants difficiles et vieillards délaissés. Une partie de ces implantations est urbaine par destination : il y faut faciliter les visites. Une autre est de rural profond : il y faut faciliter l’oubli » (1993, p. 37).

Il est intéressant de noter que l’argument financier est rarement mis en avant quand il s’agit du choix de localisation des tribunaux. Les mêmes conditions insatisfaisantes de travail plaident au Ministère pour la fermeture des plus vieux tribunaux existants. La situation financière de la justice est par définition tout aussi préoccupante qu’il s’agisse des tribunaux ou des prisons, puisque tous relèvent d’un même Ministère de la Justice faiblement doté à l’échelle européenne (avec un budget de la justice par Français proche de celui la Géorgie ou de l’Azerbaïdjan en termes de pourcentage de PIB par habitant). S’agissant de tribunaux, la reconstruction sur site est toutefois bien plus souvent préférée que dans le cas des prisons. Citons le futur palais de justice d’Aix-en-Provence avec une opération de démolition-reconstruction sur site. Le nouveau palais de justice de Strasbourg qui sera aussi mis en service en 2017 sera quant à lui simplement réhabilité et agrandi sur site. Le tribunal de Caen qui datait du XVIIIe siècle n’a pas été reconstruit sur site mais un vaste terrain sur la Pointe Presqu’île a été choisi dans la continuité du centre-ville. En sera-t-il de même pour la prison de Caen qui doit être fermée, vu les 600 hectares de la Pointe Presqu’île ? Bien évidemment, la taille d’un tribunal n’est pas celle d’une prison et un tribunal, simple lieu de travail, n’est pas un véritable lieu de vie très sécurisé, comme l’est une prison. Toutefois, à Lyon, les vieilles prisons de Saint-Paul et de Saint-Joseph sur le site de la confluence pouvaient tout à fait être conservées, vu la qualité de leur gros œuvre, pour accueillir le nouvel établissement pour mineurs lyonnais (EPM) – petit établissement de 60 places. Les élus locaux, tout occupés à revaloriser la confluence dans le cadre d’une vaste opération urbaine, ne voulaient pas en entendre parler, et l’EPM ouvrit en 2007 à Meyzieu, tandis que les vieilles prisons devraient être transformées en campus pour l’université catholique de Lyon.

La relégation des prisons hors des centres permet aussi des opérations immobilières majeures. La vieille prison Charles III de Nancy, située dans le quartier de la gare (ZAC Nancy Grand Cœur) en pleine rénovation avec l’arrivée du TGV en 2007 (centre de congrès, bureaux, commerces, logements), a été fermée au profit du nouveau centre pénitentiaire Nancy-Maxéville construit sur le plateau du Haut-du-Lièvre, zone sensible en cours de réhabilitation et de rénovation sous l’égide de l’ANRU. La mairie de Nancy, celle de Maxéville et l’Agglomération du Grand Nancy, ont aidé le ministère de la Justice, sur les plans fonciers et financiers, pour déloger au plus vite la vieille maison d’arrêt.

Il faut alors bien repérer le jeu d’échelles et le jeu d’acteurs qui entrent en ligne de compte, Le Ministère décide de fermer ou d’ouvrir des établissements dans telle ou telle région. L’Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice mène la prospection des terrains, en lien avec les préfets, car ce sont ces derniers qui sont chargés des relations avec les élus locaux. En revanche, ces élus font directement entendre leur voix au Ministère quand ils souhaitent la fermeture d’un établissement. Certes, Jean-François Copé s’est félicité que la communauté d’agglomération de Meaux, qu’il préside, ait accueilli un centre pénitentiaire sur son territoire : or, la prison a été installée non sur la commune de Meaux dont il est maire (UMP), et qui a vu la fermeture de sa vieille prison, mais sur la commune voisine de Chauconin-Neufmontiers (maire divers gauche), tandis que c’est bien la communauté d’agglomération qui empoche la cotisation sur la valeur ajoutée des partenaires privés gérant le travail et la formation dans la prison. Les édiles des communes s’opposent le plus souvent à l’installation d’une prison sur leur territoire. Lors de la fermeture d’un établissement pénitentiaire, seules les associations d’aide aux familles de détenus se mobilisent contre le projet. Quand il s’agit de fermer un tribunal en revanche, les avocats, qui ont une tout autre surface sociale, mobilisent élus locaux et relais médiatiques face au Ministère pour conserver la carte judiciaire en l’état.

On ne peut nier que des élus locaux cherchent parfois à conserver leur établissement pénitentiaire. Citons le maire de Colmar qui s’est opposé, en vain, à la fermeture de sa maison d’arrêt, craignant qu’à terme la ville perde aussi sa cour d’assise et son tribunal de grande instance, et donc son statut de capitale judiciaire du Haut-Rhin. La prison était alors défendue parce qu’elle risquait d’entraîner les autres lieux de justice dans sa disparition. De même, d’autres élus cherchent à attirer des établissements pénitentiaires sur leur territoire, qu’il s’agisse de préserver le montant de leur dotation globale de fonctionnement (indexée sur le nombre d’habitants parmi lesquels on peut compter les détenus et les surveillants s’ils s’installent eux aussi sur la commune), de compenser la perte d’un établissement public ou d’une garnison militaire par exemple, ou d’espérer les emplois induits lors du chantier et au-delà (les prisons étant conçues et gérées en partenariat public-privé, on peut lever des taxes professionnelles sur les partenaires privés).

Mais dans l’ensemble, tout concourt à éloigner les prisons des centres villes. La diffusion urbaine et les concurrences interurbaines reconfigurent les espaces, marqués par des processus de sélections sociales, de filtrages fonctionnels et de fragmentation urbaine. Les prisons bénéficient de bien peu de légitimité pour rester au sein de quartiers centraux gentrifiés ou pour s’installer dans des périphéries cultivant l’entre soi. C’est donc à grande échelle que les prisons semblent condamnées à devenir périphériques : à une certaine distance du centre-ville, dans les périphéries où toute ressource et prétexte à investissement public sont les bienvenus, et à la fois à distance des habitations pour permettre une acceptation plus facile par la société locale.

 

La justice entre ses palais et ses basses oeuvres

Le côtoiement du palais de justice et de la prison, si longtemps respecté dans les siècles précédents, cède la place à une relégation des établissements pénitentiaires en périphérie des villes. Les fonctions nobles de la justice (le prononcé de la peine, mais pas son exécution) restent en revanche au cœur des villes. Cela pose plus largement la question de la place accordée au châtiment par les sociétés contemporaines.

Lors de l’inauguration de la nouvelle École Nationale de la Magistrature en 1972 sur l’emplacement même de l’ancienne prison de Bordeaux dite du Fort du Hâ, Guillaume Gillet, maître d’œuvre de la nouvelle ÉNM, mais aussi architecte de la prison alors nouvelle de Gradignan installée en périphérie de Bordeaux en remplacement du Fort du Hâ, revenait sur les conditions du transfert de la prison bordelaise du Fort du Hâ à la banlieue : « Le fort du Hâ était au centre de Bordeaux, à proximité de la cathédrale Saint-André et de l’Hôtel de Ville (…). Au XIXe siècle, un palais de justice et une maison d’arrêt furent édifiés sur son terrain, près de l’Hôpital. Ce Palais et cet Hôpital, s’ils ne sont pas d’une façon parfaite adaptés à leurs fonctions, sont cependant des édifices nobles. La maison d’arrêt, en revanche, était l’un des plus lugubres lieux concentrationnaires du monde [sic]. (…) Pourquoi maintenir au centre des villes, bloquées une fois pour toutes, la présence infamante des prisons, même si la proximité du Palais de Justice est commode ? » (Gillet, 1972, p. 38). La prison n’a rien à faire dans le cœur politique (hôtel de ville), religieux (cathédrale) et urbain de Bordeaux. Alors que les « édifices nobles », palais de justice et hôpital, occupent une place toute légitime, « la présence infamante » des prisons dénie à ces dernières tout droit de centralité. La charge symbolique du palais de justice et celle de la prison sont inversées, comme si le triomphe de l’État qui rend justice pour le premier s’opposait au déshonneur honteux du châtiment pour la seconde, alors même que l’Administration pénitentiaire ne fait que mettre à exécution des décisions de justice… Aurions-nous honte de punir au point de rendre invisible le châtiment dans le cœur des villes ?

OLIVIER MILHAUD

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Olivier Milhaud est maître de conférences en géographie, à l’Université Paris-Sorbonne (Sorbonne Universités). Il travaille au sein de l’UMR ENeC sur les espaces d’enfermement, les espaces du vivre ensemble et les concepts et méthodes des géographies francophones et anglophones. Il est par ailleurs président des Cafés géographiques www.cafe-geo.net

milhaud.olivier AT gmail DOT com

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L’article d’Olivier Milhaud au format PDF

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Bibliographie

Assemblée nationale, 2000, La France face à ses prisons, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la situation dans les prisons françaises, (Documents d’information de l’Assemblée nationale, n°2521), Paris, Assemblée nationale, tomes I et II, 328 p. et 481 p.

Brunet R., 1993, « Antimonde », in Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, R. Brunet, R. Ferras, H. Théry (éd.), Montpellier – Paris, RECLUS – La Documentation française, 520 p., pp. 35-38.

Carlier C., Spire J., Wasserman F., 1990, Fresnes, la prison : les établissements pénitentiaires de Fresnes : 1895-1990, Fresnes, Écomusée de Fresnes, 152 p.

Chauvaud F., 1995, Le juge, le tribun et le comptable : histoire de l’organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours, 1789-1930, Paris, Anthropos, 414 p.

Combessie P., 1996, Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 240 p.

Commaille J., 2000, Territoires de justice. Une sociologie de la carte judiciaire, Paris,PUF, 291 p.

Foucault M., 1993 [1975], Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 360 p.

Gillet G., 1972, « La construction de l’École Nationale de la Magistrature de Bordeaux », in École nationale de la magistrature [fascicule paru en mémoire de l’inauguration de l’ÉNM le 12 décembre 1972], ÉNM, Bordeaux, Imprimerie de l’ÉNM, 56 p., pp. 38-40.

Marchetti A.-M., Combessie P., 1996, La prison dans la cité, Paris, Desclée de Brouwer, 320 p.

Milhaud O., 2009, Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace, Thèse de doctorat, Université de Bordeaux, 368 p.

Petit J.-G., Faugeron Cl., Pierre M., 2002, Histoire des prisons en France 1789-2000, Toulouse, Privat, 254 p.

 

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