#9 / Du gros plan au hors champ : évolution iconographique et idéologique de la présence des martyrs sur les murs de Téhéran
Agnès Devictor
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L’article d’Agnès Devictor en PDF
Qu’ils lassent le citadin, sans doute. Qu’ils surprennent le voyageur et passionnent le chercheur en sciences sociales, à coup sûr. Qu’ils soient un enjeu de tensions entre citoyens et hommes politiques, peut-être bien. Les murs peints de l’Iran et plus spécifiquement ceux de Téhéran, devenus des médias du pouvoir après avoir été des rebelles et des diffuseurs d’information durant l’effervescence révolutionnaire de 1978-1979, scandent pour la plupart aujourd’hui encore des discours officiels sur les milliers de mètres carrés qu’ils occupent. Parmi eux, environ 20 % concernent des peintures de combattants de la guerre Iran-Irak (1980-1988)1 devenus des martyrs, c’est-à-dire des hommes morts en défendant le pays et le système politique et idéologique du régime, ce qui leur vaut ce titre (shahid) de haute importance coranique (celui qui se bat dans la voie de Dieu) (Cook, 2007) et central dans la mythologie propre au shi’isme (religion d’État en Iran) fondée sur un martyre2 . Moins nombreux que ceux consacrés à la nature, à la vie rurale ou à des peintures abstraites, ces murs peints de figures de martyrs sont pourtant les plus visibles, marquant du sceau du sacrifice et du deuil cette ville de près de 15 millions d’habitants. Bientôt trente ans après le cessez-le-feu, ils interrogent la permanence de la guerre dans la cité.
Pour étudier la culture visuelle de l’Iran, le territoire urbain, ainsi que l’évolution politique et sociale du pays, ces murs sont devenus un corpus de recherche très fécond. Peter Chelkowski et Hamid Dabashi ont rédigé le livre pionnier en la matière (2000). Ils y ont analysé la rhétorique révolutionnaire comme un pouvoir des mots et des images qui a uni la nation entre 1978 et 1979, puis la propagande de l’État post-révolutionnaire qui s’est articulée autour de slogans, d’illustrations imprimées sur des timbres poste et des billets de banques, et sur des peintures murales . Définis comme « small media » à côté des médias de masse que sont la presse et la télévision, (Sreberny-Mohammadi et Mohammadi, 1994), ils ont produit d’intenses répétitions visuelles. Ce domaine de recherche a été approfondi par Ulrich Marzolph, fin observateur des évolutions des fresques, à l’occasion de plusieurs contributions et sur plus de dix ans d’observation (2003, 2013). Il a notamment mis en évidence les mutations des formes visuelles consacrées aux martyrs de la guerre qui, représentés de façon très littérale pendant le conflit jusqu’aux années 1990, ont glissé vers une certaine abstraction, voire un symbolisme radical, tandis qu’Alice Bombardier pointait comment sur ces mêmes murs se substituaient parfois aux représentations de la guerre Iran-Irak celles du conflit israélo-palestinien (2013), et comment des paysages de nature et d’une imagerie rurale, avec des techniques de 3D et de trompe-l’œil, s’étaient très rapidement développées dès le début des années 2000 (2010). L’adaptation des représentations au contexte politique et social durant cette décennie a été minutieusement étudiée par Christiane Gruber qui a par ailleurs mis en question l’impact de ces « small media », tant leur redondance semblait les rendre invisibles et d’un effet très limité surtout sur une jeune génération lassée de cette omniprésence de la guerre (2008). Pamela Karimi a ajouté l’étude du tournant mystique que des peintres ont pu opérer notamment lorsque les peintures murales n’ont plus uniquement dépendu de la Fondation des Martyrs mais aussi de la Municipalité de Téhéran quand celle-ci a ouvert, en 2001, un Bureau de l’embellissement de la ville (2008). Mais si cette exposition urbaine a été possible, faisant de Téhéran une « galerie à ciel ouvert » comme se plaît à le rappeler ce Bureau, c’est aussi que la morphologie urbaine de grands immeubles, rompant avec l’architecture traditionnelle, s’y prête, comme le rappellent Hushang Chahhabi et Christia Fotini (2008). La structuration en axes Nord-Sud et Est-Ouest avec très peu de fenêtres sur les murs Est-Ouest pour éviter la lumière directe, a offert de grandes surfaces de murs aveugles propices aux fresques. Ce phénomène urbain et esthétique a notamment acquis une reconnaissance plus large avec une exposition photographique, aujourd’hui archivée à l’Université de Harvard3. Ainsi constituées en corpus universitaire, ces peintures sont entrées dans une histoire de l’art reconnue à l’échelle internationale. Si des chercheurs iraniens ont également beaucoup écrit sur ce sujet, apportant nombre de précisions historiques et techniques, le travail cinématographique de réalisateurs, étrangers comme iraniens, a permis d’enregistrer, non seulement le geste des peintres dans la cité, les réactions des familles de martyrs, mais aussi le comportement des citadins qui vivent entourés de ces murs, les regardent, et souvent les oublient (Anquetil et Coste 2007 ; Cuomo et Vozza 2008)
Cette contribution s’inscrit donc dans cette dense lignée de recherches ainsi que dans une observation de plus de vingt ans des murs de Téhéran et des villes de province4. Elle doit aussi beaucoup aux échanges féconds avec une collègue anthropologue de l’urbain et du religieux, Sepideh Parsapajouh, avec laquelle plusieurs journées d’études ont été entreprises, en France comme en Iran, sur cette thématique5. Cette contribution vise à apporter des éléments nouveaux selon deux perspectives principales :
- d’une part, pour mettre à jour des données sur le processus administratif, technique et créatif dont ces peintures sont le résultat, ainsi que des données sur la critique sociale et politique plus vive dont elles sont l’objet depuis les années 2010 ;
- d’autre part, pour interroger non seulement l’évolution de la représentation des figures de martyrs de la guerre Iran-Irak sur les murs, formulant l’hypothèse que leur changement d’échelle dans le cadre (ils sont représentés de façon de plus en plus réduite) semble les mener vers un hors-champ (c’est-à-dire une évocation hors d’une représentation littérale dans le cadre que constitue la peinture sur le mur) avant une possible disparition, mais aussi leur définition même au sein de la nation iranienne. En effet, depuis 2012, d’autres combattants iraniens, tombés pour les Lieux saints hors d’Iran6, et qui obtiennent le titre de martyr, n’ont pas, à de très rares exceptions près, de peintures murales qui leur soient consacrées. De plus en plus présents dans la cité par d’autres signes (affiches, cérémonies d’un jour, films), ces martyrs des Lieux saints pourraient constituer un autre hors-champ dans le discours urbain où la légitimité du martyre à s’afficher sur les murs serait à géométrie variable.
Élaboration des peintures murales : une logique industrielle
Les murs de Téhéran ont été un espace d’expression politique très actif dans les mois qui ont précédé le renversement du Shah et ce jusqu’en décembre 1979, quand l’ayatollah Khomeyni a exigé leur nettoyage (Yavari-d’Hellencourt, 1987). Ils ne sont pas devenus muets pour autant. Instrumentalisés en média d’État, ils ont alors répété la mythologie du régime, celle fondée davantage dans la guerre et l’esprit de sacrifice que dans une révolution politiquement bien trop plurielle (Varzi, 2006 ; Devictor, 2015). À partir du milieu des années 1990, la présence de fresques s’est accrue sur les grands axes urbains, redoublant visuellement les slogans en vigueur. Pour les réaliser, un processus en continuel perfectionnement s’est élaboré, s’appuyant d’abord sur les réseaux informels et spontanés des artistes révolutionnaires pour progressivement devenir une industrie publique rationalisée.
Durant la guerre, la Fondation des Martyrs, crée en 1979 par l’ayatollah Khomeyni, a organisé tout un système permettant de brosser le portrait d’un combattant juste décédé, à partir d’une photo d’identité. Des étudiants de la Faculté des Beaux-Arts de Téhéran peignaient durant des nuits entières, sur du papier, des portraits qui, dès le lendemain, prenaient place sur les murs7). Après la guerre, cette pratique s’est maintenue, toujours sous l’autorité de cette Fondation dont l’une des missions était de préserver la mémoire des martyrs, puis a été poursuivie en collaboration avec la Municipalité de Téhéran, à partir de 2001. Avec l’ouverture d’un Bureau pour l’embellissement de la ville, la mairie a professionnalisé ces pratiques, favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de peintres et instauré une logique de commande publique et d’inspection des monuments, inscrivant ce processus dans une modernité institutionnelle, tout en renforçant aussi son caractère « industriel », c’est à dire massif et standardisé.
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La sélection des murs
Les murs dédiés à la représentation d’un ou plusieurs martyrs ne peuvent, théoriquement, pas changer de sujet. Tous les sept ans environ, à cause de la pollution qui accroit la dégradation naturelle, ces murs sont repeints en gardant l’identité du martyr qui y figure, mais en proposant une autre mise en scène, ou en changeant de motifs, de style ou de technique. Seules quelques peintures murales considérées comme des œuvres et des traces historiques majeures sont restaurées, exemplairement celle représentant la résistance palestinienne, sur la place Felestin (Palestine) ou celle affichant le célèbre drapeau américain aux têtes de morts avec l’inscription « Mort à l’Amérique », sur le pont de Karim Khan (illustration 1). Pour les nouvelles peintures murales, réalisées sur des murs vierges, la municipalité doit obtenir l’accord du quartier et cette phase peut prendre jusqu’à un an (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). Rares sont cependant les nouveaux murs dédiés à des représentations de martyrs. Les peintures sur les sujets du nouvel an iranien (qui correspond au printemps et au renouveau), gagnent en revanche du terrain avec, en 2015, une estimation de 70 000 murs peints (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). Le quotidien Hamshahri relève en 2004 que sur les 33 000 martyrs de guerre que compte Téhéran, seuls 140 seraient représentés (plusieurs fois pour certains). Certes, moins nombreux, ces murs bénéficient toutefois d’une stratégie de visibilité, en étant placés aux meilleurs endroits de la ville, comme des bretelles d’autoroutes (multipliant les possibles spectateurs), ou sur des lieux susceptibles de fixer l’attention des automobilistes bloqués dans les fréquents embouteillages. Ce qui n’empêche pas aussi la présence des murs peints à proximité des demeures des familles de martyrs, dans des ruelles (Anquetil et Costes, 2007). Une attention particulière est aussi portée par la municipalité à la qualité du mur, pour éviter qu’une peinture murale de martyr se dégrade, ce qui serait contre-productif pour le message, voire soit détruite, portant alors atteinte à la sacralité du martyr (Soleimani, 2015 : 36).
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La sélection des projets
Fruit de la période réformatrice qui court sur les deux mandats du Président Mohammad Khatami (1997-2005), le Bureau d’embellissement de la ville a organisé à partir de 2004 un premier concours (Biennale de la peinture murale), dont l’annonce a été publiée dans la presse artistique. Il s’agissait de sélectionner des projets pour renouveler les anciennes peintures ou en créer de nouvelles sur des murs vierges (Karimi, 2008 : 52). Pour nourrir leur inspiration, les candidats ont accès aux fonds d’archives de la Fondation des Martyrs qui conserve des photos, lettres, testaments, objets, vêtements, et une biographie du ou des martyrs à peindre. Les dessinateurs modélisent leur projet, notamment dans un montage photographique pour montrer l’apparence que prendra le nouveau mur dans son environnement urbain comparativement à l’ancien (illustrations 12,13,14). Le projet est alors évalué par un conseil comportant d’une part des universitaires, architectes, peintres, spécialistes de l’art traditionnel iranien et urbanistes et, d’autre part, des responsables de la Fondation des Martyrs et des vétérans. Les critères d’évaluation comportent, entre autres, la capacité à diffuser la culture islamique et iranienne, l’inscription du projet dans un environnement urbain contemporain, la capacité à contribuer à une culture urbaine (Soleimani, 2015 : 34-35).
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L’exécution des projets
Une fois un projet accepté, un ou plusieurs peintres sont alors choisis pour l’exécuter. Il peut s’agir du dessinateur lui-même, mais pas nécessairement et il n’est pas rare qu’un couple ou une fratrie travaillent ensemble. M. Soleimani explique qu’il faut commencer par nettoyer le mur, le mettre à niveau, avant que le peintre, souvent avec une technique de pochoir, exécute le projet. Cette phase prend alors environ deux semaines (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). Depuis qu’elle dessine et peint ces murs, Mahboobeh Pahlavan estime à trois mois la durée du processus, du moment où le projet a été accepté par la mairie à sa finalisation. Même si elle a réalisé 800 m2 de peinture sur le thème du Nouvel an, ce sont les peintures de martyrs qu’elle dit préférer. Selon elle, il y aurait, à côté des figures historiques et tutélaires qui ont réalisé parmi les œuvres les plus marquantes de la capitale (Gholam Ali Taheri, Iraj Eskandari, Hossein Khosrojerdi…), 200 jeunes peintres qui travailleraient à Téhéran en 2015, chiffre corroboré par la municipalité. Depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion de cette dernière, M. Pahlavan constate une forte professionnalisation (Entretien M. Pahlavan, 29/04/2015, Téhéran) et, comme nombre de ses anciens collègues de faculté, elle considère ce travail comme transitoire, entre la fin des études et le jour où elle vivra de ses tableaux grâce à des expositions dans des galeries dont Téhéran est fort riche. Les concours organisés par la municipalité sont une chance pour ces jeunes artistes sortis de l’université, et comme le précise M. Pahlavan, « le travail n’est pas mal payé ». Pour un dessin réalisé par un maitre en la matière la rémunération est l’équivalent de 1 000 €. Cette somme peut diminuer de moitié suivant l’ancienneté et la reconnaissance dans le métier. Puis l’exécution de la peinture coûtera entre 25 et 30 € le m2 (Entretien M. Soleimani, 16/04/2017, Téhéran)
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La vérification
Un jour par semaine, une patrouille mobile du Bureau sillonne la ville pour évaluer l’avancement de chaque chantier, mais aussi la qualité des peintures réalisées. M. Pahlavan a ainsi dû reprendre sur le mur d’un bâtiment scolaire la cuisse de Shahid Chamran jugée disgracieuse (illustration 1).
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Ce type de modifications, loin d’être exceptionnel, nécessite souvent de remonter un échafaudage, mais réalisé très vite, il ne prend guère plus que 48 heures (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran).
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L’archivage et la formation
Toutes ces peintures sont archivées (sous forme photographique) quasiment depuis la révolution. La formation universitaire s’est perfectionnée tout au long de ces années. D’un simple cours intégré à un cursus en art, la peinture murale est devenue l’objet d’un diplôme à part entière, équivalent au Master, dans deux universités de la ville, Al Zahra et à Tarbiat Modares, depuis 2013. L’histoire de la peinture murale, notamment celle du Mexique et de l’Union soviétique, y est enseignée, à côté de cours sur la peinture iranienne et l’art islamique, et surtout des techniques (gravure, pochoir, 3D, procédés pour corriger des changements optiques), permettant de multiplier les propositions formelles et de varier ces peintures, en donnant l’impression de s’adapter à une demande de modernisation.
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Tensions autour des murs
Ce processus, organisé et contrôlé « depuis le haut », se trouve néanmoins face à des demandes de la part des familles de martyrs, à des logiques de réappropriation et de détournement de ces images par les citadins, mais aussi face à des critiques qui interrogent plus fondamentalement les enjeux politiques portés par cet affichage urbain.
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Réappropriations
Les familles de martyrs, très généralement écartées de l’élaboration d’une peinture de leurs défunts, parviennent néanmoins, parfois, à infléchir ce processus. Certaines d’entres elles, ce qui reste rare, ne sont pas favorables à la mise en visibilité de leurs morts sur des murs gigantesques et il arrive ainsi qu’elles ne fournissent pas de matériels (photos, objets) à la Fondation des Martyrs, espérant éviter une représentation (Butel, 2000 ; Anquetil et Costes, 2007). D’autres au contraire, tentent d’imposer la peinture de leur martyr par toutes sortes de pressions auprès de la municipalité. M. Pahlavan témoigne que lors de l’exécution d’une peinture, ces pressions des familles qui viennent sur le site, sont parfois lourdes à gérer. Les demandes, généralement écartées car n’entrant pas dans la chaîne de décisions, peuvent parfois aboutir quand il s’agit d’intégrer à la marge des éléments. Elle cite en exemple la petite photo d’identité qu’elle a peint en bordure du mur, sur la demande insistante d’une mère, modification acceptée par la municipalité sans passer à nouveau par la chaine de validation. Mais la prise en compte de ces demandes reste rare, surtout sur les peintures murales très exposées, comme si ces figures, nationalisées, n’avaient que peu de lien avec leurs origines familiales.
Pour le citadin, dont il reste très difficile d’évaluer précisément l’appétence pour ces peintures et les résultats de cette injonction à voir (Gruber, 2008 ; Karimi, 2008), des phénomènes de détournement par l’usage sont observables. Ces peintures deviennent par exemple un point de repère dans l’espace urbain « tu tournes à droite à la peinture du martyr Chamran »8. Les Téhéranais n’hésitent pas non plus à dire « le martyr Chamran est bouché », en parlant de l’autoroute attribuée à ce martyr. Plus personne ne relève ces déplacements, qui sont aussi des modes d’appropriation et de désacralisation de ces figures devenues signes urbains alors déchargés de rhétorique politique.
Sur les fresques qui habillent les murs en face de l’Université de Téhéran, certains parviennent à scotcher leur publicité, pour des cours privés ou des logiciels, en intégrant ces papiers à la narration de l’image, pour leur propre usage (illustration 2). Mais si ces papiers demeurent pour un temps, les graffitis sont vite effacés par les services urbains.
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Critiques esthétiques et politiques
Ces fresques sont par ailleurs l’objet de critiques de la part des peintres et des citadins. Gholam Ali Tahri, l’un des maitres historiques de la peinture murale depuis la Révolution, ne se prive pas de fustiger la faible qualité de ces peintures qui, selon lui, dessert la cause censée être honorée. Il critique également le fait que la multiplication nuit à la valeur attribuée à ces portraits de martyrs, la redondance lassant le citadin. Il observe que ces peintures qui tentent très généralement de dissimuler des constructions disgracieuses ne font que créer de « la pollution visuelle »9. Notons que le discours sur la pollution est très employé notamment par les responsables municipaux. Soleimani justifie ainsi la multiplication des peintures comme ayant des effets pour lutter contre la pollution qui affecte Téhéran en offrant des plages de respiration, avec des peintures murales qui comportent de plus en plus de vide, mais aussi des représentations champêtres. Il argumente également sur le fait que ces peintures sont une façon de limiter la publicité commerciale, présentée comme une autre forme de pollution visuelle (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). Chacun instrumentalise donc le discours sur la pollution.
Sur le site d’informations bultannews.com, un article d’août 2013, à l’adresse de Mohamad Ghalibaf, maire de Téhéran (2005-2017), est titré « Monsieur Ghalibaf, est-ce que nos pères avaient cette tête là ? » à propos d’unmur sculpté à la station de métro Tajrish. Son auteur rappelle que « l’on attend de la Mairie de garder vivant le souvenir des martyrs, mais pas en gaspillant ainsi l’argent ». Prenant à témoin ces représentations qu’il estime grotesques, il ajoute « Est-ce que vous avez conscience, M. Ghalibaf, que vous brisez le cœur des mères de martyrs avec ces horribles représentations ? ». Ce registre de critique, centré sur la qualité plus que sur la présence même de ces représentations dans la cité, est de plus en plus fréquent, devenant un débat de société accepté par le pouvoir.
En revanche, Keywan Karimi, dans son film Writing on the City (2013), formule une réflexion politique10. Outre la confiscation des murs empêchant toute expression politique critique après 1979, Karimi décrit dans ce film comment les figures de martyrs, peintes en gros plan sur les murs de la ville, ont provoqué chez le citadin vivant dans un quotidien de plus en plus éloigné de la guerre un sentiment de culpabilité tant il se sentait observé par ces grands yeux fixes de sacrifiés pour la nation (illustration 3). Les écrits qui accompagnaient ces portraits ou ceux peints sur des tableaux uniquement dédiés à des injonctions morales (sur le respect du foulard, des bonnes mœurs…), semblaient être un continuel rappel à l’ordre. Puis, à partir de la période réformatrice (1997-2005), il observe qu’avec le discours sur la « société civile », leitmotiv de cette époque, une libéralisation économique accentuée par l’utilisation de la publicité a concurrencé ces peintures murales, voire les a masquées, débouchant sur une désidéologisation de l’espace urbain. Le territoire de l’image a gagné sur celui des mots, avec une quasi disparition des textes sur les fresques. Les présidences (2005-2013) de Mahmud Ahmadinejad11 n’ont fait que renforcer le caractère glamour de la ville : désormais, même les figures sérieuses des Guides (Khomeyni et Khamenei) sont gagnées par un sourire bon enfant (illustration 3). Mais ce ne fut pas le seul effet de cette période.
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Là où le film est sans doute le plus audacieux, c’est quand il démontre la valeur idéologique des peintures représentant des populations rurales, en costumes traditionnels, dans une imagerie de conte d’enfant, qui passent pour rassurantes et dépolitisées. Son montage met en parallèle les images des manifestations et leur violente répression lors de la réélection contestée du président Ahmadinejad en 2009 (Kian, 2011), avec ces peintures d’un âge d’or de la vie champêtre. « Les images de fleurs, d’oiseaux… révèlent un énorme rien » ou, pire, elles culpabilisent le citadin, originaire des campagnes et qui a quitté la pureté originelle, pour rejoindre certes une ville devenue belle mais où la population est mauvaise. Ces images murmurent au passant « revient » comme le souffle la voix off du film. Au printemps 2009, les murs avaient, à nouveau, été le lieu de la parole contestataire, les graffitis avaient reconquis la ville. Mais ils furent vite effacés. Pour le cinéaste, la généralisation du trompe-l’œil dans des peintures d’inspiration « surréaliste », en tous cas avec un aspect onirique, sont toutes aussi dérangeantes, radicalisant l’interprétation de Marzolph qui y percevait déjà une dimension idéologique, au-delà de l’agrément pour l’œil et de leur innocence apparente (2013 : 184). Quand les responsables municipaux y voient du rêve, une création d’espace ou un exercice d’optique ludique (Entretien M.Soleimani, 27/04/2015, Téhéran), le cinéaste n’y perçoit que mensonge explicitement imposé dans la cité (illustration 4).
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Dissonances internes ?
Dans ce contexte de désidéologisation apparente, où les slogans sont mis en sourdine visuelle, un lieu, au centre de Téhéran, se singularise : la Place Vali ‘Asr. Plusieurs fois par an, une immense toile, impression numérique de montages de photos ou de peintures, recouvre un immeuble qui accompagne la courbe de cette place. La puissance visuelle du dispositif suscite très généralement un sentiment de collectif en représentant une masse d’individus. Mais quel collectif est ainsi représenté ? En décembre 2014 s’affichait une marée humaine (y compris au sens littéral figuré par une vague puissante en arrière plan) rassemblée autour de portraits des Guides (Khomeyni et surtout Khamenei), tenus par des femmes, des enfants, des vieillards et de nombreux hommes arborant le chaffieh (foulard des combattants volontaires durant la guerre) et brandissent le drapeau iranien (illustration 5, 1ère photographie). Il s’agissait d’un soutien massif et national aux Guides par le Basiji12, afin de montrer que celui-ci concernait toute la population. Cette toile peut s’interpréter comme une réponse unanimiste à la fracture politique et sociale qui a suivi le Mouvement vert (2009)13. En décembre 2015, tel un pied de nez à la commémoration de la fin de la Seconde guerre mondiale et à la signature de l’accord sur le nucléaire (14 juillet 2015) censé mettre un terme à l’exclusion internationale de l’Iran, la toile accrochée s’affiche en persan avec une traduction en anglais,tel un message adressé au monde : « The story of a flag. 2015, After rising the flag on Iwo Jima 1945 » (illustration 5, 2ème photographie). Mais si la chorégraphie des soldats américains plantant le drapeau est proche de l’image originale, c’est sur un charnier, amas de cadavres de Palestiniens, de pèlerins de la Mecque14, de corps de femmes et d’enfants entremêlés de squelettes, que la victoire est acquise. En décembre 2016, c’est une foule peinte, telle une bande dessinée exubérante, qui rassemble un peuple en route vers Karbala (identifiable par les verres tendus en signe de soif, les aumônes préparées, les bandeaux à la mémoire de Hoseyn). Il s’agit très certainement de la célébration du 40e jour du martyre de l’Imam Hoseyn à Karbala dont le pèlerinage n’a cessé d’enfler pour rassembler près de 2 millions de pèlerins iraniens cette année-là. Cette toile a d’ailleurs été accrochée lors de la célébration de l’événement. Si cette joyeuse foule est shi’ite, du Liban, d’Irak, d’Iran, elle intègre aussi des Coréens et des Européens blonds. Une communauté de shi’ites, qui déborde de ses traditionnelles représentations territoriales, est ainsi réunie ici, telle une joyeuse internationale rassemblée sous la bannière de l’Imam Hoseyn (illustration 5, 3ème photographie). Ces peintures sont le fait du Centre Owj qui prend en charge différentes activités culturelles, sous l’autorité de l’armée des Gardiens de la Révolution.
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La Place Vali ‘Asr, un des carrefours les plus fréquentés de la ville, semble ainsi bénéficier d’un statut d’extra-territorialité au regard de la politique urbaine du Bureau d’embellissement de la Municipalité dont le principe depuis les années 2015 est d’atténuer les slogans visuels. D’ailleurs, celui-ci réfute toute implication dans ces affiches : « elles ne relèvent pas de notre autorité, tout comme les peintures sur les murs de l’ancienne ambassade américaine » (Entretien M.Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). Le territoire visuel urbain pourrait bien être un révélateur de dissensions à l’intérieur du système politique avec d’une part la municipalité qui joue la carte d’une progressive désidéologisation et qui s’inscrit dans des réseaux internationaux de management urbain (participant à nombre de concours) et, d’autre part, une tendance plus radicale qui tente de maintenir une rhétorique politique et religieuse en faveur du régime islamique et de son influence grâce aux réseaux shi’ites.
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Disparition de la guerre ? Hors champ des martyrs ?
Dans ce contexte, que reste-t-il de la représentation des martyrs et de la guerre Iran-Irak et qu’en est-il de ceux des autres conflits dans lesquels le pays est impliqué ?
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Mais que sont les martyrs devenus ?
Dès le tournant des années 2000, Karimi (2008) et Marzolph (2013) notent un recours de plus en plus fréquent à l’abstraction et aux symboles pour signifier les martyrs (papillon, tulipe…) au détriment d’une représentation corporelle, mais où l’expression d’une transcendance restait essentielle. Le martyr change déjà aussi d’échelle pour occuper une place plus restreinte dans le cadre mural, comme l’illustre exemplairement la fresque du martyr Hossein Fahmideh, jeune garçon devenu une icône de la résistance et du sacrifice national, quand en 1982, il se lançait sur un char irakien et se faisait exploser. Sa fresque, volontairement dessinée en face de l’Université de Téhéran, comme injonction d’exemplarité, a changé plusieurs fois de narration. Photographiée en 2005, elle montrait alors au premier plan le char irakien, derrière, le buste de Fahmideh au regard fixe et, en arrière-plan et plus grand encore, le portrait de l’ayatollah Khomeyni observant l’enfant (illustration 6, photographie de gauche). La célèbre sentence du Guide : « Notre leader est ce garçon de 12 ans qui s’est jeté contre un tank ennemi, l’a fait exploser et a bu l’élixir du martyre » y était inscrite. Puis, lors de son renouvellement en 2009, la figure tutélaire de l’ayatollah Khomeyni a disparu, de même que le slogan et Fahmideh a été réduit à un portrait encadré sur une étagère, veillé par deux bougies (illustration 6, photographie de droite). Seuls le ciel rougeoyant (évoquant Ta’sua15) et un ruban rouge symbolisant le sang du martyr, offraient des signes pour une lecture mystique. Plus d’action, plus de char, plus de guerre dans le cadre, juste la grenade qu’il a lancée, posée aux côtés des bougies (illustration 6). Élu lors de la Troisième Biennale en 2015, le projet d’une nouvelle fresque (toujours pas exécutée en avril 2017) s’étend sur les deux parties du mur, avec seule la moitié du visage de Fahmideh représentée sur le mur de gauche. Celui-ci est formé par des silhouettes humaines (illustration 7). Plus de char, de grenade, ni de guerre, et seuls ceux qui connaissent Fahmideh, dont le geste héroïque est enseigné dès l’école, pourront le voir. Présence latente du martyr comme signe d’un retrait progressif : le martyr est ainsi signifié, mais sa présence n’est plus activée par le sceau d’une représentation littérale, il est là sans y être vraiment, dans un entre-deux, entre le temps de la représentation et celui de la disparition. Ces trois évolutions, passant d’une présence centrale du martyr, à un changement d’échelle puis à une représentation atténuée par une abstraction visuelle pourraient déboucher dans quelques années à une disparition totale du martyr. Dans plusieurs projets en cours d’exécution, la guerre, elle, a ainsi complètement disparu.
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Si certaines fresques restent encore fidèles à des représentations plus littérales du conflit et des martyrs, la majorité des projets les mettent à distance16. Ainsi, des petits portraits d’une fratrie de martyrs posés sur une étagère, remplaceront les gros plans sur leur visage qui saturaient les murs de leurs épaisses couleurs (illustration 8). Non seulement ces projets réduisent l’échelle de la représentation de ces figures, mais surtout, ils les replacent dans un environnement familial, qui porte la marque du temps qui passe : les parents sont devenus vieux. La guerre ne semble plus ainsi maintenue de façon active dans le présent. Contredisant le mouvement ascensionnel vers une transcendance et une inscription dans l’éternité, une partie de ces projets ramène les martyrs sur terre dans un cadre privé, et où le passé est bien révolu. Une forme de sécularisation est aussi observable dans les corps des martyrs, à nouveau représentés, souvent en tenue urbaine plus que militaire, et dans des poses qui évoquent davantage la jeunesse des années 2015 que celle des années 1980 (illustration 8).
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Le regard du passant devra chercher les martyrs dans l’image : ce ne sont plus eux qui posent leur regard fixe et culpabilisant sur les citadins. Quelle sera la prochaine étape ? Le mouvement pictural semble indiquer un possible hors-champ de la figure des martyrs, ce que confirme Soleimani (Entretien M.Soleimani, 16/04/2017, Téhéran) quand la guerre, elle, disparaît comme référence active. S’estompant du présent dans lequel elle a été maintenue pendant près de 30 ans, la guerre s’achemine peut-être vers un processus d’historicisation, et pourrait devenir, à terme, objet d’un discours critique.
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Hors les murs
Les martyrs peints sur les murs ne sont pas uniquement ceux de la guerre Iran-Irak. Certains appartiennent à l’histoire nationale du début du siècle, quand d’autres ont été victimes d’attentats. Tous ne sont pas Iraniens. Des membres du Hezbollah libanais, qui partagent la cause de la libération de la Palestine, figurent ainsi sur les murs (Bombardier, 2011 ; Marzolph, 2013 : 169). Pourtant, les combattants iraniens tombés hors d’Iran, dans des conflits où le régime est impliqué (en Syrie et en Irak), et qui ont obtenu le titre de « Martyr pour les Lieux saints », n’ont, jusqu’au printemps 2017 tout au moins, qu’exceptionnellement des murs pour les accueillir. Que signifie cette « marginalisation murale » ?
Depuis le début de la guerre en Syrie et la recrudescence de l’intervention iranienne en Irak (2012), la force Al Qods, branche extérieure de l’armée des Gardiens de la Révolution créée en 1980 et placée sous l’autorité du Guide, aurait perdu, selon Le Monde, près de 1 000 de ses membres rien qu’en Syrie17. Mais, pendant les premières années des conflits, ces martyrs, ou plutôt leur affichage, semblaient gêner les autorités, l’Iran n’envoyant officiellement pas de troupes iraniennes combattantes. Puis, à partir de l’automne 2015, peut-être à la suite de la signature de l’accord sur le nucléaire qui limite la pression internationale sur l’Iran et parce que la menace internationale de l’État islamique et des groupes qui lui sont affiliés s’accentue en Occident,, le régime iranien a été moins discret sur sa présence en Syrie et en Irak, s’affichant en rempart contre le terrorisme international. Les « martyrs des Lieux saints » ont alors été plus visibles dans l’espace public, avec des cérémonies de retour des corps et des affiches montrant ces combattants, en tenue militaire et armés, avec en arrière plan, une représentation du lieu saint du pays dans lequel ils sont tombés en martyr (illustration 9). Mais ces affiches et ces manifestations sont par nature éphémères, contrairement aux peintures murales qui s’inscrivent dans la durée.
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La première fresque dédiée à un « martyr des Lieux saints » remonte à 2016. Amin Karimi, fils d’un ancien militaire ayant fait la guerre Iran-Irak, est ainsi le seul avoir un mur nominatif. Ce martyr, tombé en Syrie, pourrait avoir bénéficié d’un traitement de faveur, tant la peinture a été vite exécutée après sa mort et tant ce type de fresque demeure exceptionnel. Mais à part une inscription en haut de l’image, aucun signe renvoyant à un lieu saint ne définit cette affiche qui correspond à un modèle pour le moins classique des années 1990 (illustration 10). Une mère d’un autre martyr, Amir Siyavoshi, décédé en 2015, confiait combien depuis deux ans elle cherchait, sans succès, à obtenir un mur ou un nom de place pour son fils (Entretien avec la mère du martyr Amir Siyavoshi , 19/04/2017, Téhéran).
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Une autre fresque peinte au début de l’année 2017, près du parc Laleh, dans le centre de Téhéran, s’avère également difficilement identifiable aux « martyrs des Lieux saints ». Très symbolique, elle représente un dôme qui ne revoie à aucun bâtiment de Syrie ou d’Irak mais qui évoque le sanctuaire de l’Imam Reza à Mashhad, qui est ô combien un lieu saint en Iran (illustration 11). Seul un bandeau rouge ceignant ce dôme évoque les martyrs de Syrie et d’Irak, ainsi qu’une petite inscription tout en haut à gauche du cadre. Un passant qui ne témoignerait pas d’une attention particulière, ne pourrait faire de correspondance. Cette représentation semble « re-nationaliser » la cause en représentant un lieu saint, le tombeau de l’Imam Reza, plus important lieu de pèlerinage en Iran, et en évacuant les martyrs tombés en Syrie et en Irak. Pourtant, s’ils ne sont pas explicitement visibles sur cette peinture, leur évocation subliminale ne les occulte pas totalement.
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Cette timide présence dans l’espace public résulte sans doute du fait que ces interventions militaires sont loin de faire consensus au sein de la population. En 1980, la guerre déclenchée par l’Irak a été une cause nationale dans une société pourtant divisée au lendemain de la révolution. Aujourd’hui, les interventions militaires pour les Lieux saints ne semblent pas bénéficier d’un tel consentement de la part de la population. Si la participation dans des pèlerinages vers des lieux saints shi’ites s’intensifie (Parsapajouh, 2016), cela ne suffit pas à l’acceptation unanime de l’intervention militaire en Syrie et en Irak. Nombreux sont ceux qui ne voient dans cette appellation de « martyrs des Lieux saints » qu’une instrumentalisation politique pour justifier cette implication de l’Iran dans ces conflits et obtenir un consentement national. Par ailleurs, le sol iranien n’est pas touché et, comme le note la peintre Mahboobeh Pahlavan en 2015, « ce n’est pas notre guerre, ce n’est pas comme la Défense sacrée (la guerre Iran-Irak) : elle n’est pas sur notre territoire » (Entretien M.Pahlavan, 29/04/2015, Téhéran). Mais, les attentats survenus le l7 juin 2017 au Parlement iranien et au Mausolée de l’Imam Khomeyni, revendiqués par l’État islamique, pourraient faire évoluer radicalement cette perception du conflit et sa représentation sur les murs des villes. La mort de Mohsen Hojjaji, combattant iranien fait prisonnier par l’Etat islamique et décapité vers le 11 aout 2017 a déclenché une mobilisation sans précédant dans l’espace public (école rebaptisée en son nom, cartables d’écoliers portant sa photo, voitures décorées avec son portrait…). Est-ce l’effet émotionnel d’un martyr décapité tel l’Imam Hoseyn à Karbala et dont les images ont été diffusées par l’Etat islamique qui ont provoqué cette mobilisation sans égale ? Un mur sera-t-il dédié à ce martyr ou bien cette présence dans l’espace urbain restera-t-elle éphémère ?
Par les sujets représentés, par les choix formels et de mises en scène, ainsi que par ce qui y est occulté, les murs de Téhéran, même sous contrôle, continuent d’écrire une histoire politique et sociale de l’Iran. Et les fresques de martyrs, qui semblaient être les plus sacrées et donc les plus immuables, témoignent également de cette évolution qui travaille la société, l’État, et la conception même de la nation iranienne.
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AGNÈS DEVICTOR
Agnès Devictor est maitre de conférences-HDR à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’équipe Histoire culturelle et sociale de l’art et chercheure associée à l’UMR Monde iranien et indien. Elle a travaillé sur la politique de la culture et du cinéma iranien depuis la révolution de 1979 et ses recherches portent actuellement sur les films de guerre tournés durant un conflit, tant en Iran qu’en Afghanistan, sur les représentations des martyrs et des collectivités nationales durant les guerres.
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Bibliographie
Aghaie K.S., 2004, The Martyrs of Kerbala, Shi’i Symbols and Rituals in Modern Iran, Seattle, University of Washington Press, 200 p.
Bombardier A., 2011, « La peinture murale iranienne: genèse et évolution. Enjeux de la spatialisation artistique dans le processus d’affirmation et de pacification des pays du Moyen-Orient », in Etienne N., Bernardi D. (dir.), Standing on the Beach with a Gun in my Hand. Eternal Tour 2010 Jérusalem, Genève/Paris, Labor et Fides/Black Jack Edition, 112-122.
Bombardier A., 2013, « Iranian Mural Painting: New Trends », in Sreberny A. et Torfeh M. (dir.), Cultural Revolution in Iran, London, I.B. Tauris, 217-230.
Bureau d’embellissement de la ville, 2015, The Third Mural Painting Biennal 2015, Téhéran, 307 p.
Butel E., 2000, Le Martyr dans les mémoires de guerre iranien. Guerre Iran-Irak (1980-1988). Thèse en Langues et civilisation orientales, Paris, INALCO.
Chahhabi H. et Fotini C., 2008, « The art of state persuasion: Iran’s post-revolutionary murals », Persica, n°22, 1-13.
Cook D., 2007, Martyrdom in Islam, Cambridge, Cambridge University Presse, 206 p.
Chelkowski P. et Dabashi H., 2000, Staging a Revolution. The Art of Persuasion in the Islamic Republic of Iran, Londres, Booth-Clibborn Editions, 312 p.
Devictor A., 2015 Images, combattants et martyrs, la guerre Iran-Irak vue par le cinéma iranien, Paris, Karthala, 487 p.
Gruber C., 2008, « The Message is on the Wall: Mural Arts in Post-Revolutionary Iran », Persica, n°22, 15-46.
Karimi P., 2008, « Imagining Warfare, Imaging Welfare: Tehran’s post Iran-Iraq War Murals and their Legacy », Persica, n°22, 47-67.
Kian A., 2011, L’Iran : un mouvement sans révolution ? La vague verte face au pouvoir mercanto-militariste, Paris, Michalon, 192 p.
Marzolph M., 2003, « The Martyr’s Way to Paradise: Shiite Mural Art in the Urban Context », Ethnologia Europaea, vol. 33, n°2, 87-98.
Marzolph M., 2013, « The Martyr’s Fading Body. Propaganda vs. Beautification in the Tehran City-scape » in Gruber C., Haugbølle S. (dir.), Visual Culture in the Modern Middle East: Rhetoric of the Image, Bloomington, 164-185.
Leila Mousavizadeh, 2004, « Tasavir ziba ru-ya divarha-ya shahr [Les belles images sur les murs de la ville] », Hamshahri, vol. 11, n°. 3520 (9.10.2004).
Parsapajouh S., 2016, « La châsse de l’imam Husayn. Fabrique et parcours politique d’un objet religieux de Qom à Karbala », Archives de sciences sociale des religions, 2016/2, n°174, 47-74.
Sreberny-Mohammadi A. et Mohammadi A., 1994, Small Media, Big Revolution: Communication, Culture, and the Iranian Revolution, Minneapolis, University of Minnesota Press, 256 p.
Soleimani M. 2015, The Analysis of the Martyrs portraits mural in Tehran, Bureau de l’embellissement de Téhéran, Téhéran, 40 p.
Varzi R., 2006, Warring Souls. Youth, Media and Martyrdom in Post-Revolution Iran, Durham and London, Duke University Press, 304 p.
Yavari-d’Hellencourt N., 1987, « Les murs ont le parole », in Hourcade B., Richard R. (dir.), Téhéran au dessous du Volcan, Autrement, Paris, HS n°27, 85-89.
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Entretiens
Entretien avec M. Mollahi, 27.04.2015, Téhéran.
Entretien avec Mahboobeh Pahlavan, 29.04.2015, Téhéran.
Entretien avec Mohsen Soleimani, 27.04.2015, Téhéran.
Entretien avec Mohsen Soleimani, 5.05.2015, Téhéran.
Entretien avec Mohsen Soleimani 16.04.2017, Téhéran.
Entretien avec Mohsen Soleimani, 17.04.2017, Téhéran
Entretien avec la famille Siyavoshi, 19.04.2017, Téhéran.
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Filmographie
Anquetil B. et Costes P., 2007, Les murs ont des visages
Cuomo C. et Vozza Bijan A., 2008, La Fabrique de martyrs
Karimi K., 2013, Writing on the City
Tamadon M., 2009, Bassidji
Mohsen Ardestani Rostami, 2014, Mo’alem (L’Enseignant)
Fallafar S., 2015, Sa’id Ebrahim (2015)
- Chiffre donné en 2015 par Mohsen Soleimani, responsable du Bureau de l’embellissement de la ville entre 2013 et 2015 (Entretien M. Soleimani, 27/04/2015, Téhéran). En 2017, ces peintures représenteraient environ 600 murs (Entretien M.Soleimani, 17/04/2017, Téhéran). Mais les responsables des peintures murales de la municipalité reconnaissent avoir eux-mêmes toujours du mal à fournir un chiffre précis sur ce sujet, tant la masse qu’ils représentent et leur continuelle évolution rend difficile toute exactitude. [↩]
- Séquelle de la guerre de succession qui sévit depuis la mort de Mahomet, la Bataille de Karbala (octobre 680) fut le résultat d’une embuscade tendue par le pouvoir omeyyade à l’Imam Hoseyn, petit-fils du Prophète, sa famille et ses compagnons, partis rejoindre leurs partisans à Kufa. Après des jours d’encerclement où ils souffrent atrocement de la soif, les occupants du camp sont exterminés par des forces militaires très supérieures en nombre. Hoseyn est décapité, sa sœur, Zeynab et les enfants amenés en captifs à Damas (Aghaie, 2004). Cet événement historico-mythologique devient pour les shi’ites une grille interprétative du monde, notamment dans les moments de crises et de guerre. Représenté par toute une série de codes et de symboles, il sera mis en correspondance avec la guerre Iran-Irak, dans les films comme sur les peintures murales (Devictor, 2015). [↩]
- « Walls of Martyrdom »: Tehran’s Propaganda Murals, Harvard’s Center for Government and International Studies South Concourse Gallery, mai à juin 2007. [↩]
- Après quatre années de recherche de doctorat à Téhéran entre 1994 et 1998 portant sur les politiques de la culture et du cinéma (1979-1997), je suis revenue presque chaque année en Iran, travaillant notamment, à partir d’une étude cinématographique, sur les mises en scène des martyrs dans les films documentaires et de fiction tournés pendant la guerre Iran-Irak par des réalisateurs iraniens (2015). Cet article est le résultat de six terrains de recherches entre 2014 et 2017, durant lesquels des entretiens avec des responsables de la Municipalité, de la Fondation des Martyrs, de musées, mais aussi avec des peintres, ont été réalisés, à Téhéran comme en province. [↩]
- « Mise en scène, mise en visibilité des martyrs en monde musulman », organisé par Reza Kheyroddin, Université Elm o sanat, Téhéran, 24/04/2015 ; « Représentations des martyrs en mondes musulmans – Fabrication des images – Présences dans l’espace public », organisé par A. Devictor et S. Parsapajouh, Paris, 17/10/2015 ; « War and Urban Landscape, Martyr in two frames : Cinema & Urban Art », The Research projet of Martyr Representation in Urban Landscape of Tehran, organisé par Seyyed Amir Mansuri, Iranian Scientific Association of Landscape Architecture & Institute for Culture, Art& Architecture Studies, 28/12/2015, Téhéran ; « La personne, sujet et objet du champ urbain », organisé par Anne Raulin, IIAC-EHESS , Paris, 19/05/2016. « Exposer et s’exposer : Les martyrs mis en scène dans l’espace public (Liban, Iran) », organisé par Kinda Chaib, MUCEM, Marseille, 4-5/11/2016 [↩]
- Ils sont nommés en Iran les « martyrs des Lieux saints », ces derniers concernant, à ce moment-là, particulièrement les sanctuaires shi’ites menacés par la guerre en Syrie (tombeau de Sayyida Zeynab, sœur de l’Imam Hoseyn, à Damas) et en Irak (mausolées de Samara, Kazemeyn, Karbala et Najaf). [↩]
- M. Mollahi, responsable des monuments à la Fondation des Martyrs se souvient que, dans certaines villes, ces étudiants en peignaient jusqu’à 60 par nuit. (Entretien Mollahi, 27/04/2015, Téhéran [↩]
- Phénomène repéré par le metteur en scène et acteur libanais Rabih Mroué dans sa pièce So Little Time (Festival d’Automne à Paris, 2016) qui s’emparait avec humour de la figure du martyr et de ses usages dans la société libanaise. [↩]
- Mehrnews 24 mordad 1390/ 15 août 2011. [↩]
- Ce film lui coûte une arrestation en 2013 et une condamnation pour « propagande contre la République islamique » et « insultes à l’encontre de principes sacrés » en 2015, avant que la peine ne soit, en 2017, purgée hors les murs et sous condition d’une conduite exemplaire. [↩]
- Rappelons qu’il a été maire de Téhéran de 2003 à 2005. [↩]
- Le Basiji est une milice de volontaires créée en 1979 pour effectuer un contrôle idéologique et social sur les quartiers des villes. Il rassemble depuis aussi bien ceux qui ont combattu comme volontaires sur le front de la guerre contre l’Irak que ceux qui ont orchestré la répression des manifestations estudiantines en 1999 et celles de 2009 (Tamadon, 2009). [↩]
- Le Mouvement vert désigne les partisans de la tendance réformatrice opposée aux conservateurs, alors incarnés par le président Mahmud Ahmadinejad et le Guide Ali Khamanei. Il fut durement réprimé à la suite de la réélection contestée de M. Ahmadinejad en 2009. [↩]
- Le 24 septembre 2015, 464 Iraniens sont morts dans une bousculade à la Mecque alors que l’Arabie Saoudite devrait assurer la sécurité des lieux saints lors du pèlerinage. Cette affiche dénonce ainsi une collusion des Saoudiens et des Américains dans les crimes dans la région. [↩]
- Tasu’a est la nuit précédant le carnage de la Bataille de Karbala, traditionnellement représentée par un coucher de soleil rouge sang. [↩]
- Voir la publication des lauréats dans The Third Mural Painting Biennal 2015, Bureau d’embellissement de la ville, Téhéran, 2015 [↩]
- Rappelons en plus qu’elle ne fournit, officiellement, qu’une aide logistique ou de commandement, mais pas de combattants. Et si les volontaires iraniens ne peuvent pas rejoindre ces forces, certains parviennent à intégrer les milices d’Afghans (Fatemyoun) ou de Libanais du Hezbollah dans les zones de combat, comme en témoignent des films iraniens. Produits plus massivement à partir de 2014 et vendus dans le commerce depuis 2015, ces films bénéficient aussi d’une diffusion sur Internet et par le réseau organisé par le Centre Ammar qui produit, distribue et organise un festival. Citons Mo’alem (L’Enseignant) de Mohsen Ardestani Rostami, 2014 et Seyyed Ebrahim de Sasan Falahfar, 2015. [↩]