Lu / Les obligations de la dette et la fabrique de la ville

Clarence Hatton

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Une obligation, c’est autant une valeur mobilière qu’une relation de contrainte entre deux acteurs. Ce sens se retrouve aussi en anglais, alors qu’un bond est autant une dette financière contractée par une entreprise ou un acteur public qu’un lien d’attachement entre deux personnes. C’est cette polysémie qui est explorée dans l’ouvrage The Bonds of Inequality. Celui-ci étudie en particulier l’importance des obligations financières dans le développement urbain des États-Unis dans l’après-guerre. Il met l’emphase sur les conséquences sociales et raciales d’une dépendance croissante des administrations municipales envers des entreprises créditrices pour la construction d’infrastructures et la gestion urbaine.

San Francisco après-guerre comme terrain d’étude

L’auteur, Destin Jenkins, part d’une étude de cas : celle de la ville de San Francisco entre la seconde moitié des années 1940 et les années 1980. Cette ville est singulière à plusieurs égards. Elle n’est pas particulièrement marquée par la désindustrialisation qui frappe la plupart des métropoles nord-américaines. Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, la ville est un centre administratif pour l’armée et la marine américaines. La construction navale y est importante, tout comme la production militaire en général, qui amène un flux important de main d’œuvre. Les Noirs Américains y affluent pendant le conflit : on en compte 4 800 en 1940 puis 32 000 en 1945. La ville compte aussi une importante population d’origine chinoise.

Le livre n’évoque pas les raisons pour lesquelles la désindustrialisation n’est pas aussi violente à San Francisco qu’ailleurs et est d’ailleurs muet sur l’émergence de la Silicon Valley. Ce n’est pas son propos. Une autre singularité, découlant de la précédente, est que la ville californienne est passablement épargnée par le phénomène du white flight. Ce phénomène de fond dans les villes américaines de l’après-guerre voit les classes ouvrières et moyennes blanches déserter les quartiers centraux au profit de la banlieue, autant par recherche d’un idéal périurbain qu’en réaction raciste à la déségrégation des institutions publiques imposée par l’État à partir des années 1950.

Quand le conflit se termine en 1945, la ville a besoin d’investissements massifs : les équipements existants, vétustes suite au manque d’entretien durant la Grande dépression puis la guerre, sont sous pression face à la croissance démographique. Les administrateurs municipaux se tournent vers le marché obligataire, comme ils le font déjà depuis plusieurs décennies, pour financer la construction de nouvelles écoles, d’un aéroport ou encore la modernisation du réseau d’eau. Mais la conjoncture est particulière. D’une part, les taux d’intérêts au sortir de la guerre sont très bas : au printemps 1946, plusieurs villes arrivent à émettre des obligations sur 20 ans à des taux d’intérêts d’1 %. D’autre part, si le revenu sur les obligations fédérales est imposable à partir de 1941, il ne l’est pas pour celles des États et des municipalités. Les obligations municipales représentent donc une courroie d’épargne majeure dans une époque marquée par des taux d’imposition sur le revenu très élevés par rapport à aujourd’hui.

Mais le livre met bien en lumière les tensions entre les intérêts des habitantes et habitants des villes et ceux du marché des obligations. Les personnes qui habitent San Francisco sont préoccupées par la qualité des écoles et du réseau d’eau, l’efficacité des services de police et des pompiers. Les détenteurs d’obligations, la grande majorité vivant ailleurs, sont plutôt soucieux de l’équilibre des comptes municipaux, même quand celui-ci implique une détérioration des services urbains. Quant aux évaluateurs d’obligations, ils jouent un rôle crucial dans le processus de notation de la dette d’une ville. Issus des grandes agences de notation comme Standard & Poor’s et Moody’s, ils ont un pouvoir excessif sur la capacité d’emprunt des municipalités.

Le rôle des élites financières dans les transformations urbaines

Le nombre d’employés des services dédiés à la notation des obligations municipales est dérisoire par rapport aux effets de leurs actions : une petite dizaine dans chacune des deux agences durant les années 1960. Ces évaluateurs s’expriment sur la situation des villes dans un langage technocratique plein d’euphémismes. Ils surveillent attentivement la croissance économique et démographique d’une collectivité pour statuer sur sa santé financière future, sur laquelle se base sa capacité à honorer ses emprunts obligataires. Bien qu’ils ne fassent la plupart du temps pas référence à la couleur de peau des groupes sociaux qui constituent San Francisco — malgré quelques discours ouvertement racistes — ces financiers sont attentifs à l’évolution de la composition raciale d’une ville : un exode massif des Blancs vers les banlieues détériore à leurs yeux l’image de la ville et sa solvabilité future.

Le livre se concentre sur des référendums organisés autour de projets d’emprunts à San Francisco. En effet, durant la période étudiée, il faut l’appui de plus des deux-tiers des électeurs pour entériner un emprunt obligataire général. Les emprunts sollicités sont éclectiques, allant de l’infrastructure urbaine — réseaux d’eau et d’égouts, services d’incendie — aux services administratifs — rénovation de la mairie et de la cour de justice — en passant par les loisirs et les arts — construction de musées, aménagement de parcs. La jauge nécessaire à l’emprunt n’est pas systématiquement atteinte, notamment quand les projets ont pour objectif d’améliorer l’environnement urbain des quartiers majoritairement habités par des Noirs. Hunters Point, un quartier noir visé par des programmes de rénovation urbaine, échoue à plusieurs reprises à atteindre les deux-tiers nécessaires pour financer des emprunts qui auraient permis d’améliorer son offre récréative et son bâti.

L’histoire urbaine racontée par Destin Jenkins est particulièrement riche en ce qu’elle prend au sérieux l’influence du contexte macroéconomique sur la fabrique de la ville. Cet angle original permet d’intégrer des acteurs peu présents dans l’historiographie jusqu’alors, notamment les détenteurs et les évaluateurs d’obligations. Malgré une annonce en ce sens au début du livre, les résidentes et résidents qui subissent les effets inégaux de la dette sont passablement absents du livre, qui fait plutôt la belle part au pouvoir des élites financières dans la transformation des villes américaines de l’après-guerre. Mais le jeu d’échelles est intéressant et permet de bien saisir les effets des grandes évolutions économiques sur le pouvoir d’action des décisionnaires municipaux. Ceux-ci profitent des taux d’intérêts excessivement bas et de l’absence d’imposition sur les revenus liés aux obligations municipales pour améliorer l’offre infrastructurelle urbaine, mais de manière racialement différenciée.

Ce moment est qualifié par Destin Jenkins d’un « infrastructural investment in whiteness » (p. 15). Des électeurs majoritairement blancs entérinent des projets d’amélioration urbaine ciblant des quartiers blancs, employant une main d’œuvre blanche — les corps de métier du bâtiment sont encore partiellement ségrégés — grâce à des obligations vendues par des financiers blancs et détenues par des épargnants blancs. En même temps, les populations noires, qui contribuent pourtant aux revenus de San Francisco en payant des taxes ou encore en finançant l’impôt sur la propriété par l’acquittement de leur loyer, sont exclues de la prospérité matérielle urbaine qui repose sur des emprunts de masse. La conjoncture macroéconomique change ensuite dans les années 1970. Le cas de New York, étudié ailleurs avec brio par Kim Phillips-Fein (2017), est paradigmatique d’un changement de temporalité : avec la hausse des taux d’intérêts et d’inflation, les villes doivent recourir à des prêts dont l’échéance est plus courte. Leur horizon politique en est raccourci. Le service de la dette occupe une plus grande part de leur budget.

L’histoire s’arrête à l’orée des années 1980. On aurait aimé en savoir plus sur la suite : le service de la dette occupe-t-il la même place dans le budget de la ville dans les décennies suivantes ? Quel rôle la Silicon Valley et les entreprises informatiques et électroniques jouent-elles dans l’évolution de la stabilité financière de la ville ? Comment évoluent l’action et le sort des communautés noires défavorisées à San Francisco ? Reste que ce livre est une contribution majeure à l’histoire et aux études urbaines. Il restitue l’importance des acteurs financiers extérieurs sur la capacité d’action des villes. Il rappelle comment l’image d’une ville, notamment d’un point de vue racial, sert de fondation à l’appréciation de sa capacité future à rembourser un emprunt. L’évaluation de la solvabilité d’une ville, comme celle d’une personne, répond à des stéréotypes de race, de genre et de classe construits socialement. Une obligation, c’est donc bien plus qu’une valeur mobilière : c’est aussi et surtout un lien de contrôle asymétrique qui a eu et continue d’avoir des effets profonds sur la fabrique de la ville.

CLARENCE HATTON

Clarence Hatton-Proulx est doctorant en cotutelle en études urbaines et en histoire à l’Institut national de la recherche scientifique (Centre Urbanisation Culture Société, Montréal, Québec) et à Sorbonne Université (UMR SIRICE). Sa thèse porte sur les conséquences sociales et spatiales des transitions énergétiques urbaines à Montréal entre les années 1940 et 1970.

Référence de l’ouvrage : Jenkins D., 2021, The Bonds of Inequality: Debt and the Making of the American City, Chicago : The University of Chicago Press, 320 p.

Bibliographie

Phillips-Fein K., 2017, Fear City. New York’s Fiscal Crisis and the Rise of Austerity Politics, New York : Metropolitan Books, 416 p.

Couverture : Le quartier de Hunters Point, San Francisco, 2020 (© Christopher Michel, 2020, Flickr)

Pour citer cet article : Hatton C., 2022, « Les obligations de la dette et la fabrique de la ville », Urbanités, Lu, février 2022, en ligne.

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