#9 / Quand les fada se peignent sur les murs. Les jeunes hommes dans l’espace public à Niamey (Niger)

Florence Boyer

L’article de Florence Boyer en PDF


À l’image de nombre de villes sahéliennes, les rues de Niamey (Niger) sont bordées de murs aveugles qui sont autant d’enceintes derrière lesquelles se cachent les cours familiales, les jardins ou les terrasses. Cependant, dès que l’on quitte les grandes artères pour entrer dans les quartiers résidentiels et commerçants, l’anonymat et la monotonie de ces murs sont brisés par des graffitis peu compréhensibles de prime abord. Des noms tels que « fada 50’ cents », « vive fada petit hérithé » ou « snake boys DG KASK » sont inscrits soit très simplement, soit accompagnés de dessins plus ou moins complexes, intégrés à un graffiti, voire à une peinture murale. Ces inscriptions et dessins renvoient à l’univers de la jeunesse urbaine, plus spécifiquement à celui de ces groupes d’affinités, qualifiés de fada1. En effet, ces graffitis marquent l’emplacement du lieu de réunion de la fada, ou la proximité de celui-ci. Ils donnent à voir tout au long de la journée cette fada qui ne se réunira physiquement qu’à la nuit tombée, une fois que les graffitis seront devenus peu visibles, en raison de l’absence d’éclairage urbain. Toutes les fada n’apposent pas forcément des graffitis sur les murs ; ceux-ci sont réalisés le plus souvent lorsque les membres de la fada sont adolescents (entre 14 et 18 ou 19 ans). Même si la fada perdure lorsque ses membres deviennent adultes, les graffitis restent considérés comme des marqueurs de l’enfance et/ou adolescence, abandonnés lorsque les individus avancent en âge. Très nombreux dans les quartiers populaires et anciens, ils sont aussi présents dans les quartiers aisés, et parfois sur les boulevards et autres avenues. Les seuls espaces de la ville où il est  rare de rencontrer ces graffitis sont les quartiers administratifs et des ambassades, en raison de leur vocation non résidentielle et d’un plus grand contrôle de l’espace public.

Issu de la langue haoussa2, le terme fada désigne initialement les conseillers des chefs traditionnels. À partir des années 1990, en lien avec l’avènement d’un régime démocratique au Niger, il désigne par extension des groupes de jeunes garçons qui se réunissent quotidiennement dans la rue.

L’objectif ici est de questionner la rue et les graffitis comme espaces d’expression d’une partie de la jeunesse urbaine, via l’appartenance à une fada. Celle-ci permet aux jeunes de se distinguer, dans l’espace public, par la pratique d’une forme de sociabilité qui leur est particulière. En effet, les fada sont des groupes d’hommes jeunes qui se réunissent quotidiennement dans la rue, à la nuit tombée ; liés par un principe d’affinités, les membres d’une fada passent la soirée et une partie de la nuit à discuter, échanger sur leur journée, faire leurs devoirs en commun pour ceux qui sont scolarisés, débattre de la vie politique, de football, de musique (Lund, 2014 ; Boyer, 2014). Les fada se rapprochent dans leur fonctionnement et leur histoire des groupes nommés « grins » et présents au Mali, au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire, même si elles ne jouent pas le même rôle politique (Bondaz, 2013 ; Vincourt et Kouyaté, 2012). Ces fada sont présentes dans tous les quartiers de Niamey, bien que plus nombreuses dans les quartiers populaires périphériques, ou dans les quartiers anciens, fondateurs de la ville. Malgré des différenciations selon les quartiers, elles conservent les mêmes principes d’organisation et surtout d’occupation de l’espace public. Au sein d’un même quartier, ou entre les quartiers, les fada peuvent entrer dans des logiques de concurrence : certaines d’entre elles cherchent à se distinguer notamment par la qualité de leur graffiti, d’autres par leur équipement de son, qu’elles sortent chaque soir dans la rue.

Les membres des fada étudiées ont en commun la jeunesse, c’est-à-dire qu’au-delà de leur âge (de treize à trente ans environ), ils ne sont pas mariés, ne disposent pas d’un revenu stable et sont dépendants de leurs aînés pour le logement et les dépenses quotidiennes (Antoine, Razafindrakoto et Roubaud, 2001). Cette relation de dépendance se retrouve dans les modes d’occupation de l’espace public. Ainsi, la rue est occupée par les habitants selon deux logiques principales, qui concourent à des formes de brouillage des catégories entre espace public et privé. La rue, ou du moins l’espace situé devant la porte d’entrée, constitue, d’une part, l’extension des cours d’habitation. Les hommes âgés peuvent s’y asseoir pendant la journée, les femmes y laver leur linge, les enfants en faire un espace de jeu. Si ces ambiances contrastent selon les quartiers, elles restent assez partagées, hormis dans les quelques zones très aisées de la ville où l’espace public ne fait pas l’objet d’une occupation informelle diurne. La rue, d’autre part, est l’espace de l’économie informelle, c’est-à-dire un lieu de commerce sous forme de tables ou de kiosques où sont présentées les marchandises (Steck, 2006). Malgré ce brouillage des catégories entre public et privé, entre formel et informel, la rue reste un espace normé, dont l’occupation et l’ambiance varient au fil de la journée. Sans en être bien sûr les usagers exclusifs, les hommes sont souvent les plus nombreux dans les espaces publics : ils y travaillent plus que les femmes, tout comme ils y construisent des espaces de sociabilité (au seuil des boutiques par exemple ou devant les portes). Ces hommes adultes côtoient dans la journée les enfants, qui ont fait de la rue leur espace de jeu. Ils se présentent aussi en grande partie comme ceux qui « surveillent » la rue, ou du moins qui sont les garants des règles qui y prévalent ; leur statut social d’hommes, sortis de la jeunesse, mariés et généralement avec une activité, leur conférant un statut d’autorité, de dominant au sein de la hiérarchie sociale.

Dans ce contexte, les fada apparaissent comme des formes d’occupation et de pratiques de l’espace public propres à la jeunesse, en situation de dépendance. Les graffitis constituent dans ce cadre un mode d’expression propre à ces fada de jeunes hommes qui permet de questionner cette norme sociale qu’est le contrôle et l’autorité assurés par les aînés. Si les fada se présentent comme un mode de réappropriation temporaire de l’espace public, au sens où elles ne sont présentes que le soir et le week-end, les graffitis imposent quant à eux en permanence l’imaginaire propre à la jeunesse, le rendant visible sur les murs de la ville.

L’objectif est de montrer comment ces modes d’occupation de l’espace public que sont les fada et les graffitis associés permettent aux jeunes hommes d’imposer leur présence, de se rendre visible dans un espace social où la relation de dépendance se manifeste par l’impossibilité d’accéder à la parole. Deux axes de réflexion seront privilégiés : le premier s’attachera au sens à donner à ces graffitis, et le second à ce que ceux-ci nous disent de l’appropriation de l’espace public par cette catégorie en situation de domination qu’est la jeunesse.

Les graffitis : une inscription spatiale et temporelle de la jeunesse dans l’espace public

Chaque soir, les membres des fada sortent des cours des chaises, des bidons, des bancs, autant de sièges improvisés qu’ils installent dans un endroit défini, le même d’un jour à l’autre. Si cette installation nocturne des jeunes dans l’espace public constitue une forme d’appropriation temporaire d’un lieu, le marquage de ce lieu, via le graffiti, introduit une logique de continuité temporelle et spatiale. En effet, il donne à voir le lieu de réunion de la fada, et plus globalement la fada elle-même en affichant son nom sur le mur ; ce nom constituant une forme d’identité du groupe de jeunes en question. Cette mise en scène de la fada, via le graffiti, s’adresse tout autant à ses membres, qu’aux autres occupants de l’espace public ou aux membres des autres fada. En effet, dans une logique de concurrence entre les fada d’un même quartier ou entre quartiers, chacune va soigner au mieux, dans la mesure du possible, son graffiti, le faisant évoluer de la simple signature jusqu’à la peinture murale dans certains cas. Cependant, les graffitis ne s’adressent pas uniquement au monde de la jeunesse : ils constituent un mode de dévoilement d’un imaginaire qui ne peut s’exprimer dans les cours familiales c’est-à-dire hors de cet entre-soi qu’est la fada.

Les graffitis permettent d’introduire des formes de continuité temporelle et spatiale dans l’occupation de l’espace public par les jeunes. Alors que leur présence physique est limitée à la soirée (et à une partie de la journée pendant les week-ends), l’affichage sur les murs introduit une dynamique d’occupation de l’espace permanente par l’inscription qui reste face à l’ensemble des habitants. Au-delà de ce qu’autorise les graffitis du point de vue spatial et temporel, leur contenu reflète ce que les jeunes veulent donner à voir, ce qu’ils souhaitent revendiquer.

Le nom de la fada est bien sûr l’élément le plus important de ces graffitis. Le choix des noms s’organise autour de trois champs sémantiques principaux. Ils font référence d’une part à l’univers du rap, surtout du rap américain : des noms de groupes de rap sont appropriés par les fada (50 cent, Wu-Tang Clan…), tout comme le champ lexical du rap et de l’argent, les deux étant généralement associés. L’usage de termes tels que « ghetto », « clan », « killer », « crew » ou « mafia » est fréquent dans les noms des fada, tout comme des références au dollar (« Fada Dollar City », « Fada Cash Money »). Autre système de référence, l’univers des films asiatiques de kung-fu (« Fada Dragon rouge » par exemple), d’autre part, est de moins en moins usité dans la période contemporaine, ce qui renvoie à un effet de mode. Enfin, les fada font aussi souvent référence à des valeurs qui sont supposées refléter leur état d’esprit, ce qu’elles souhaitent mettre en avant : on retrouve par exemple la « Fada Club des amis fidèles » ou la « Fada Conseil Camarades Amis ». Les valeurs les plus fréquemment mises en avant dans le nom des fada sont la fidélité, l’amitié ou la retenue. À noter que certaines fada sont organisées autour des valeurs de l’Islam (Sounaye, 2012), et si elles peuvent avoir un nom, elles n’ont que rarement un graffiti. Enfin, certaines fada font le choix de ne pas avoir de nom, et donc pas de graffiti non plus. Parmi celles-ci, certaines revendiquent la discrétion pour expliquer leur choix ; d’autres mettent en avant l’aspect futile des noms et des graffitis souhaitant par leur anonymat se distinguer de ce qu’elles nomment les « fada de délinquants ».

Aux côtés de cette dimension sémantique des signatures et noms des fada, certains graffitis font apparaître des sortes de slogans ou de devises, qui déclinent en quelque sorte leur identité. Peuvent s’y ajouter des représentations d’objets qui sont soit représentatifs du monde des fada en général, soit représentatifs d’une fada en particulier. Ainsi, le brasero, la théière, les verres à thé3 sont des symboles récurrents des graffitis, en tant qu’objet caractéristique du monde des fada (Boyer, 2014). Certaines peuvent ajouter le drapeau américain, s’il correspond à leur univers ; d’autres représentent des dollars, des billets, parfois des personnages ou des animaux. La capacité d’une fada à aller au-delà de la signature dans son graffiti dépend aussi de ses capacités d’organisation et financière : les membres doivent se cotiser pour payer la peinture nécessaire, voire rémunérer le peintre. Toutes n’ont pas les mêmes moyens, et celle qui réussira à réaliser la meilleure peinture sera reconnue dans le quartier et au-delà par ses pairs. Ainsi, les graffitis comme les noms, témoignent de « l’état d’esprit » de la fada d’un côté, et d’un autre côté de son organisation et de ses capacités financières ; ces éléments se conjuguent pour mettre en scène son positionnement au sein du quartier.

L’univers décrit par ces graffitis reste l’univers des adolescents et des jeunes adultes. Par ce biais, ils effectuent collectivement des choix, qui peuvent s’interpréter comme la capacité à acquérir une autonomie, certes très relative. Se mettant en scène selon un langage et des codes qu’ils ont choisis, ils inscrivent dans l’espace public leurs différences, comme leur capacité de choix, par rapport à l’univers des aînés.

Par ailleurs si les graffitis donnent à voir les fada contemporaines, les murs de la ville conservent les traces des fada passées, ou de celles, toujours présentes, qui ont abandonné leur nom. Les traces laissées par ces peintures racontent l’histoire récente des jeunes hommes à Niamey, de leur organisation, mais aussi de leur imaginaire, de leur système de référence. Ces traces sont aussi le témoignage d’une forme d’organisation de la jeunesse, dont le dynamisme ne faiblit pas.

Ainsi, les graffitis constituent des marqueurs spatiaux et temporels des fada à différentes échelles. Au quotidien, ils laissent voir, maintiennent sous le regard les fada qui ne se réuniront qu’à la nuit tombée. Ils reflètent aussi l’identité de chacune des fada, les valeurs auxquelles elles se réfèrent et qui ne sont pas forcément en accord avec celles de leurs aînés. Bien que ses membres ne soient pas réunis, la fada est toujours présente dans l’espace public, s’imposant au regard des aînés. À une autre échelle, les traces laissées par les graffitis inscrivent les fada contemporaines dans la continuité des précédentes. Que ce soit à l’une ou l’autre de ces échelles temporelles, les graffitis, en tant que marqueurs de l’espace, sont porteurs d’ambivalences, qui conduisent à questionner les logiques d’appropriation et de revendication.

1. Graffitis de fada, Niamey (F. Boyer, 2015 & 2013)

Marquage de l’espace, appropriation des lieux : quelles dimensions politiques des graffitis ?

Aborder le sens donné à ces peintures murales en tant que marqueurs de l’espace conduit à s’interroger sur leur processus de fabrication et également sur la manière dont elles introduisent des distinctions aussi bien entre les fada qu’entre les quartiers de Niamey. À la lecture de ces graffitis selon leur logique spatiale et temporelle, il est nécessaire d’associer une lecture touchant aux lieux et aux acteurs qui les produisent, l’objectif étant d’interroger la dimension politique des graffitis, plus largement des fada.

Pour ce qui est des lieux, il apparaît que certains types de graffitis sont particuliers à des quartiers. Ainsi, dans les quartiers les plus populaires de la ville, qui sont aussi des quartiers périphériques ou semi-périphériques, se retrouvent les graffitis les plus construits, ceux qui sont de véritables peintures murales ou s’y apparentent le plus. Les propos des membres des fada ayant fait le choix de mobiliser des fonds pour réaliser les graffitis, font état d’une part de la volonté d’embellir des quartiers où la saleté est présente, et d’autre part de se démarquer des autres fada, en s’organisant pour construire une forme d’entre-soi. Dans ces mêmes quartiers, sont apparus, en lien avec la réalisation de graffitis, des « podiums », c’est-à-dire soit de petites estrades de ciment ou de carrelage, soit des carrés délimités par des briques. Ces petites constructions délimitent l’espace au sol au sein duquel la fada se réunit chaque soir, la peinture quant à elle, délimitant un espace auquel la fada est adossée. Réalisé au bord des rues, dans l’espace public, ces délimitations ont le même effet au quotidien que celles réalisées pour distinguer les espaces de prière. Les passants évitent de traverser les espaces de prière marqués au sol, et, de même, ils évitent les délimitations effectués par les fada. Ainsi, dans ces cas, la logique d’appropriation de l’espace est d’autant plus forte qu’elle ne se limite pas à un marquage distinctif, mais introduit une forme de privatisation de l’espace public. Bien que ces pratiques concernent surtout actuellement les quartiers populaires, elles tendent à se diffuser au sein de l’ensemble de l’espace urbain, selon une logique de mode et d’imitation.

2. De haut en bas : Traces de graffitis, Quartier Lamorde ; Podium et peinture murale, Quartier Koira Tegui, Graffitis de fada, Quartier Koubia II (F. Boyer, 2015 & 2016)

La réalisation des graffitis, comme celle des podiums, s’effectue à un âge particulier des membres de la fada, celui de l’adolescence ou de la fin de l’adolescence. Même si les membres poursuivent leur fada, ces réalisations sont abandonnées au fil du temps, non entretenues, tout comme le nom de la fada n’est plus usité, une fois qu’ils sont devenus de jeunes adultes (à partir de 20 ans environ). Cependant, les traces laissées dans l’espace public par les graffitis de leur adolescence constituent autant de témoignages certes des univers propres à la jeunesse, mais aussi de la manière dont celle-ci s’inscrit dans une logique continue d’appropriation et de marquage de l’espace public.

Le marquage distinctif des lieux comme l’âge de l’adolescence constituent ainsi autant d’éléments qui participent d’une volonté des membres des fada de s’imposer dans l’espace public. Les discours de ces jeunes sur les fada complètent la logique d’appropriation : la fada est présentée comme un espace où il est possible de s’exprimer, de dire ce que l’on pense, sans être contraint de respecter les normes qui ont cours au sein des familles ou de la société nigérienne plus globalement, notamment l’aînesse. Les graffitis, et encore plus les podiums, complètent ce dispositif et participent à l’idée de la construction d’un chez soi, par le biais de cet espace qu’est la fada. Au sein de ce chez soi qui leur est propre, les jeunes hommes acquièrent une forme d’autonomie, de libre-arbitre, qu’ils ne peuvent ni avoir, ni même revendiquer au sein de leur famille ou d’autres univers sociaux. Tous vivent chez leurs parents, ne sont pas en situation d’autonomie car ils n’ont ni travail, ni logement et ne sont pas mariés. Cette position de cadet leur ôte tout possibilité d’expression, et bien sûr de revendication. À l’inverse, au sein de la fada, la logique de l’entre soi permet d’échapper à la condition de cadet.

La représentation d’un chez soi via la fada passe par la mise en scène matérielle de celle-ci : les graffitis et les podiums l’inscrivent dans l’espace public selon un système d’appropriation, révélateur de logiques de pouvoir (Warnier, 2005). L’entre-soi propre à la fada, reposant sur des liens affinitaires non marqués par le système hiérarchique qui unissent les membres entre eux, vient consolider cette dimension matérielle, lui donner du sens et une identité propre à chaque groupe. Enfin, la logique de marquage de l’espace public introduit une continuité temporelle, inscrivant, dans le temps urbain, la présence des jeunes dans l’espace public : bien que les graffitis s’estompent au fil des années, les traces qu’ils laissent sur les murs sont autant de rappels d’une parole propre à la jeunesse qui cherche à s’imposer.

Les fada, des espaces de contestation ?

Les discussions qui animent les fada chaque soir peuvent s’interpréter comme une forme de « texte caché », c’est-à-dire « un espace social, protégé, peut-être isolé et caché, où partager et mettre en commun leurs critiques » (Scott, 2008, p. 22). En tant que subalternes, en situation de dominés, les membres des fada trouvent dans ces groupes une alternative à l’impossibilité de s’exprimer librement dans différents espaces sociaux (la famille, l’école…) (Boyer, 2014) : ils s’inscrivent dans le champ de l’infrapolitique (Scott, 2008). Cependant, les dimensions matérielles de ces discours que sont les graffitis et les podiums donnent à voir, certes partiellement, ce texte caché dans l’espace public. Dans son analyse de l’infrapolitique, J. Scott fait le constat de la difficulté de distinguer la résistance symbolique des luttes matérielles, qui ont pour objectif de combattre, ou du moins de limiter, atténuer les formes de la domination. Si les graffitis comme les podiums matérialisent cette forme de résistance de la jeunesse que sont les fada, il reste difficile de les assimiler à une forme de lutte matérielle, au sens où ils ne mettent qu’indirectement en jeu les formes d’appropriation de l’espace public par les dominants. Plus qu’à une logique de confrontation entre les différentes générations, les fada et leurs marquages spatio-temporels constituent le témoignage d’un processus de négociation intergénérationnelle. En effet, la mise à distance, socialement et spatialement, des dominants par les fada, fait d’elles davantage des espaces d’expression propres à la jeunesse que de véritables espaces de revendication et de lutte.

FLORENCE BOYER

Florence Boyer est chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement, UMR 205 « Migrations et Sociétés » (URMIS). Ses travaux portent principalement sur les migrations internationales sahéliennes, notamment sur les processus de construction et de renégociation des trajectoires et des projets migratoires. Elle s’attache particulièrement à décrypter les hiérarchies sociales et les formes de domination qui se jouent dans le processus migratoire, et s’expriment plus largement sur la jeunesse urbaine.

florence.boyer AT ird DOT fr

Couverture : Fada ABG, Kirkissoye, Niamey (F. Boyer, nov. 2014)

Bibliographie

Antoine P., Razafindrakoto M. et Roubaud F., 2001, « Contraints de rester jeunes ? Évolution de l’insertion dans trois capitales africaines : Dakar, Yaoundé, Antananarivo », Autrepart, 18, 17-36.

Bondaz J., 2013, « Le thé des hommes. Sociabilités masculines et culture de la rue au Mali », Cahiers d’Études Africaines, 209-210, 61-85.

Boyer F., 2014, « « Faire fada » à Niamey (Niger) : un espace de transgression silencieuse ? », Carnet de Géographes, 7, http://cdg.revues.org/421

Lund C., 2009, « Les dynamiques politiques locales face à une démocratisation fragile (Zinder) », in Olivier de Sardan J.-P., Tidjani Alou M. (dir.), Les pouvoirs locaux au Niger. Tome 1 : À la veille de la décentralisation, Dakar, Paris, Codesria-Karthala, 89-111.

Scott J. C., 2008, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, Paris, 270 p.

Sounaye A., 2012, « Les Clubs des Jeunes Musulmans du Niger. Un cadre de formation et un espace intergénérationnel », in Gomez-Perez M., Le Blanc M. N. (dir.), L’Afrique des générations. Entre tensions et négociations, Paris, Karthala, 217-258.

Steck J.-F., 2006, « La rue africaine, territoire de l’informel ? », Flux, 66-67, 73-86.

Vincourt S. et Kouyaté S., 2012, « Ce que « parler au grin » veut dire : sociabilité urbaine, politique de la rue et reproduction sociale en Côte d’Ivoire », Politique Africaine, 127, 91-108.

Warnier J.-P., 2005, « La condition de l’ethnologue dans une hiérarchie africaine : « danseuse » ou « sauterelle » », in Leservoisier O. (dir.), Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d’enquête, Paris, Karthala, 35-50.

  1. D’origine haoussa, le terme fada est transcrit ici de façon invariable. []
  2. La langue haoussa est l’une des langues vernaculaires dominantes au Niger, aux côtés du Zarma-Songhay et du Foulani. []
  3. « Poser le thé » est une pratique partagée par l’ensemble des fada ; le thé vert est préparé sur un brasero et servi tout au long de la soirée, selon le principe de trois verres, le premier étant fort et le troisième très sucré. []

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