Appel #9 / Sur les murs de la ville
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« Moi, à Los Angeles, j’ai surtout vu des murs : tout d’abord des graffitis beaux comme des peintures, signés par des dizaines d’anonymes sur des murs longs comme des serpents mythiques. (…) On dit murals en américain, je les appelle murals. Mural come mur vivant, mur vital, mur moral. Mural comme mur parlant, mur murmurant. Mural comme un mur râle, l’autre pas1 ». Dans son #9, la revue Urbanités a décidé de porter le regard sur des objets souvent ignorés par les études urbaines, et qui sont pourtant sous nos yeux, en ville, à chaque coin de rue. À la façon d’Agnès Varda dans son film Murs murs (1980), il s’agira de questionner l’existence d’images en ville. « Qui les peint ? Qui les paye ? Qui les regarde ?2 ». Si ces images paraissent ordinaires, elles ont pourtant autre chose à raconter et contribuent à transformer à la fois la production et la perception de l’espace urbain. Ce numéro sera consacré à l’ensemble des images affichées, projetées, diffusées, installées, présentes dans l’espace urbain. Ces images peuvent être des représentations visuelles graphiques ou plastiques, mais elles s’accompagnent aussi parfois de textes, de slogans, de mots d’ordre. Au titre de leur présence matérielle dans l’espace urbain, nous considérons que les contenus textuels ou relevant de la signalétique urbaine font image au même titre que les contenus visuels.
La présence de ces images en ville est rarement interrogée. Que font elles dans l’espace urbain que les groupes sociaux produisent et dans lequel ils vivent ? Le parti-pris de ce numéro est de questionner l’existence de ces objets dans l’espace urbain, et la multiplicité de rôles qu’ils jouent dans la production de l’espace urbain, dans des contextes culturels et politiques variés à travers le monde.
Les études visuelles ont produit une grande quantité d’écrits théoriques et méthodologiques sur les images, et notamment leur rôle dans la construction des imaginaires collectifs et des identités, individuelles et collectives (Gillian Rose, 2001). Les matériaux visuels sont des objets dont la complexité échappe en partie à l’analyse, parce que les mots ne sont pas satisfaisants pour parler de ce qui existe en étant vu et pas lu. Certains champs des études visuelles ont ainsi proposé de reconsidérer la capacité des images à constituer un récit du monde, à rendre visible, se refusant à considérer les images comme des objets inertes simples véhicules de significations qui les dépasseraient. W.J.T. Mitchell, par exemple, a affirmé que les images sont des êtres vivants, mettant en perspective leur dimension performative (Mitchell, 1986). La complexité des matériaux visuels tient aussi à la diversité des situations de réception, diversité qui tient au contexte spatial, social et culturel et historique dans lequel ils existent. Pourtant, les images ont rarement été analysées comme constitutives de l’espace public urbain, et ainsi leur rôle dans la production de l’espace urbain est souvent ignoré. L’enjeu de ce numéro est de se pencher aussi sur ce qui est en jeu, socialement mais aussi spatialement, quand une image existe en ville, sur les raisons et les modalités de son existence dans l’espace, ainsi que sur les effets sociaux et spatiaux de son exposition en ville.
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Situations d’exposition
Les images sont un reflet des mondes sociaux qui les produisent, les affichent et les voient. De nombreux groupes sociaux, sociétés et civilisations se distinguent par un usage spécifique de l’image, et par des modalités de sa production et de son existence physique dans l’espace social qui leur sont propres. Les contributions s’intéressant à ces usages de l’image dans leur diversité sont les bienvenues. Auront leur place dans ce numéro sur l’image autant les contributions sur les placards de Luther, que celles sur les murs peints comme les fresques murales représentant des martyrs musulmans en Iran3, ou celles sur les dazibaos ou affiches à grands caractères chinois. Les divers contextes dans lesquels des groupes sociaux produisent et font usage de l’image pourront être interrogés à plusieurs égards par les contributions à ce numéro, en questionnant par exemple les situations d’affichage des matériaux visuels.
Quels sont les dispositifs sociotechniques mobilisés pour la production, la reproduction, la diffusion et l’exposition des images en ville ? Comment s’insèrent-ils dans l’espace urbain ?
Le contexte spatial dans lequel existent les images qui seront analysées a toute son importance : où les rencontre-t-on dans l’espace urbain ? On pourra ainsi proposer, par une géographie de l’image en ville, une analyse des mondes sociaux qui la produisent et l’utilisent. Comprendre leur situation en ville revient aussi à se poser la question de leur visibilité, des publics susceptibles de voir les images concernées. Sont-elles exposées dans des espaces publics, ouverts ? Ou dans des espaces dont l’accès est restreint, ou l’usage réservé à quelques-uns ? Poser la question de leur existence et de leur situation dans l’espace urbain revient ainsi d’emblée à mettre en perspective et à évaluer leur rôle social.
La diversité des dispositifs d’affichage est en partie liée à la diversité des contenus véhiculés par les images, puisque ces dernières peuvent-être artistiques, commerciales, politiques, religieuses, ou encore rituelles. Cette variété des objectifs et des messages véhiculés donne lieu à des paysages visuels complexes, palimpsestes dans lesquels se font entendre, ou voir, des paroles diverses, des récits parfois concurrents, ou qui parfois s’ignorent les uns les autres. La diversité et la complexité de ces paysages kaléidoscopiques pourra aussi faire l’objet de l’analyse, dans un contexte où l’espace urbain est produit par des acteurs dont les objectifs sont divers et parfois concurrents.
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Production et rapports de pouvoir
Du slogan révolutionnaire gribouillé à la main sur un mur du Caire, à l’écran géant installé sur la place Tiananmen à Pékin et diffusant des vidéos vantant l’« harmonie sociale » en République populaire de Chine, les dispositifs sociotechniques qui permettent l’existence en ville des images sont le produit de rapports de pouvoir, économiques et sociaux, et témoignent de disparités de moyens et de démarches entre différents acteurs. Les contributions à ce numéro pourront interroger l’existence de ces différents acteurs, les volontés hégémoniques de contrôle de l’espace public par l’image, et les contestations de cette hégémonie, qu’elle passe par l’image ou non, et que cette contestation soit savante ou citoyenne.
Les images qui composent le monde dans lequel vivent les hommes sont au cœur des enjeux de pouvoir qui déterminent sa production. Elles sont le produit de rapports de force, de relations de pouvoir. Les images sont un reflet des mondes sociaux qui les produisent et les affichent, en même temps qu’elles en sont un reflet inexact, imparfait, déformé, puisqu’elles donnent à voir les désirs, les fantasmes, les utopies, les projets, les exempla, les récits que ces mondes sociaux se font ou se sont faits d’eux-mêmes, du monde, de ce qu’il devrait être. Les images sont parfois produites par les élites sociales, pour asseoir leur domination ou leur contrôle sur l’espace social. Cette domination est parfois contestée ou concurrencée (plus ou moins efficacement) par des groupes sociaux et des individus divers et les modalités selon lesquelles ils s’approprient l’espace social dans leurs pratiques quotidiennes (Lefebvre, 1974). Lorsqu’un groupe social produit des images pour donner forme à l’espace, il exerce son pouvoir sur cet espace, et, ce faisant, se l’approprie comme territoire, en créant les images qui le composent, le cadrent, le bornent, le délimitent.
Nous souhaitons questionner dans ce numéro cet usage politique de l’image en vue d’exercer le pouvoir sur l’espace. Qui produit les images, qui les a introduites dans l’espace urbain, qui les affiche ? Quels sont les acteurs urbains qui ont le droit de les produire, la légitimité de les afficher, l’autorité pour les exposer ? À quels conflits potentiels donnent lieu ces stratégies d’appropriation du paysage visuel ? Quelles sont les tactiques et les stratégies déployées par d’autres acteurs pour contourner ces usages exclusifs de l’image dans la production de l’espace ? L’actualité récente dans la ville de Grenoble, qui a restreint et limité l’existence de l’image publicitaire dans l’espace public urbain, notamment en régulant sa présence sur le mobilier urbain, témoigne de l’enjeu social et politique que constitue le contrôle du paysage visuel urbain. Cet exemple permet aussi de mettre en perspective ce type de conflits dans des contextes qui ne se caractérisent pas nécessairement par un exercice autoritaire du pouvoir et un monopole de la production du paysage visuel par les autorités en place.
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Que font les images ?
Enfin, ce numéro d’Urbanités aimerait porter son attention sur le rôle que les images jouent dans la production de l’espace, en questionnant leur performativité dans l’espace urbain. De nombreux travaux d’anthropologie visuelle et d’analyse des médias ont analysé la portée sociale des images, leurs effets sur l’opinion publique. Ils ont mis en perspective leur rôle au sein d’espaces publics en recomposition, comme médiateurs notamment (Latour, 2005). Certains se sont intéressés à l’effectivité et à la performativité des matériaux visuels en tant qu’artefacts sociaux (Mitchell, 2005), mais rarement dans une perspective spatiale. Et pourtant, le fait que les images soient au cœur de conflits sociaux et politiques, pour le contrôle de leur production et des dispositifs de leur exposition dans l’espace urbain, témoigne bien du fait qu’elles n’y existent pas de façon innocente. Pourquoi faire condamner par la justice des artistes de rue pour avoir peint des murs n’intéressant personne, pas même leur propriétaire ? Le récent procès de l’artiste M. Chat révèle là encore les enjeux d’appropriation et de contrôle de l’espace public urbain dont l’image est partie prenante, mais révèle aussi la puissance avec laquelle cette image se manifeste, et sa capacité à perturber le jeu social au point de susciter une action en justice.
Nous souhaitons pouvoir questionner dans ce numéro les bouleversements sociaux et spatiaux dont les images sont responsables dans l’espace urbain, et qui expliquent qu’elles fassent l’objet de régulations et de contrôles. Donnent-elles naissance à de nouvelles dimensions dans l’espace urbain ? Transforment-elles les pratiques spatiales des groupes sociaux qui vivent dans les espaces où elles sont exposées, et qui parfois contribuent à leur circulation en les reproduisant ou en les partageant sur les réseaux sociaux ? « Que veulent les images ? » aurait demandé le théoricien J.W.T. Mitchell ? Que font les images en ville ?
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Bibliographie indicative
Fraenkel, B., 2007, « Actes d’écriture. Quand écrire, c’est faire », Langage et société n° 121-122, pages 101 à 112.
Lefebvre, H., 1974, La production de l’espace, Economica, Paris, 512 p.
Latour, B., 2005, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, Paris, 400 p.
Mitchell, W.J.T., 1986, Iconology: Image, Text, Ideology, University of Chicago Press, Chicago, 238 p.
Mitchell, W.J.T., 2005, What do pictures want? The Lives and Loves of Images, University of Chicago Press, Chicago, 408p.
Rose, G., 2001, Visual Methodologies : An Introduction to the Interpretation of Visual Materials, Sage Publications, Londres, 380 p.
Photo de couverture : « Défense d’afficher loi du 29 juillet 188 », rue de l’École de médecine à Paris (Wikicommons).
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Modalités de soumission
La proposition comprendra un résumé d’une page maximum (notes comprises, Times New Roman 12, interligne simple). Elle devra énoncer une problématique de recherche claire, ainsi que les axes que l’article abordera s’il est retenu. Elle précisera les nom, prénom, statut et email de l’auteur. La date limite de soumission des propositions est le 16 janvier 2017.
Elle est à renvoyer à l’adresse suivante : contact@revue-urbanites.fr
Rédacteurs en chef du #9 : Léo Kloeckner (leo.kloeckner@revue-urbanites.fr) et Daniel Florentin (daniel.florentin@revue-urbanites.fr)
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Calendrier prévisionnel
Retour des propositions : 16 janvier 2017
Acceptation du comité de rédaction : 1er février 2017
Première version de l’article : 30 avril 2017
Publication : septembre 2017
- Agnès Varda, film Murs murs, 1980, séquence d’ouverture. [↩]
- Agnès Varda, bande-annonce du film Murs murs, 1980 [↩]
- Voir les travaux présentés lors de la journée d’études sur les « Représentations des martyrs en mondes musulmans. Fabrication des images, présences dans l’espace public », organisée le 17 octobre 2015 par Agnès Devictor à la Galerie Colbert [↩]