Amérique du Nord / Se loger en périphérie de Mexico : une production résidentielle aux multiples visages
Jean-François Valette
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L’article de Jean-François Valette au format PDF
À Mexico1 comme dans toutes les villes connaissant un processus de métropolisation, les mobilités résidentielles intra-urbaines ont, depuis les années 1980, pris le relais de la croissance naturelle et migratoire dans les reconfigurations des territoires urbains. Malgré ses dimensions vertigineuses et ses 20 millions d’habitants en 2010, l’ancienne « monstruopole » (Monnet, 1993) est en réalité marquée par un tassement de sa croissance d’une part, et par des problématiques liées à la double dynamique d’expansion-densification des zones bâties en périphérie d’autre part. Entre 2000 et 2010, la population augmente en moyenne de 0,9 % chaque année ; par ailleurs, le stock de logements augmente de 2,1 % par an, révélant le décalage entre la croissance démographique et la production récente du parc résidentiel2.
Cette croissance – même ralentie – continue à se déployer en périphérie, notamment dans les parties orientale et septentrionale. L’entrée par les logements permet d’approcher la place dominante des espaces qualifiables de « populaires ». La production du logement du « plus grand nombre » (Coulomb, 1986) – renvoyant à une majorité de « catégories modestes » – s’y est traditionnellement opérée sous deux formes : les logements sociaux accessibles au moyen du crédit immobilier aidé pour une partie, et les « colonies populaires »3 pour l’immense majorité.
Depuis les années 1990, des évolutions profondes sont en cours dans les périphéries, où l’expansion des villages non intégrés à la ville et les grands ensembles de logements « d’intérêt social » constituent de plus en plus les formes dominantes de croissance de la ville (Duhau, Giglia, 2008). Les transformations spectaculaires du parc résidentiel visibles dans les municipalités de l’État de Mexico peuvent s’expliquer par la pression exercée par les constructeurs de logements sociaux sur la réserve foncière ; mais si cette production marque concrètement l’urbanisation des marges de la ville comme l’imaginaire des habitants – à la manière des colonies populaires durant les décennies précédentes –, elle ne constitue pas la seule modalité d’expansion.
Dans ce contexte évolutif, il convient d’analyser comment la croissance récente s’inscrit dans les parcs de logements périphériques et comment ce parc traduit une reconfiguration de la division sociale de l’espace urbain. À partir d’un travail de terrain réalisé entre 2009 et 2011 – mobilisant des entretiens et l’observation directe auprès des habitants et des promoteurs – d’une part, et à partir des différentes typologies existantes pour l’ensemble de la métropole d’autre part, il s’agit de rendre compte de la diversité des productions résidentielles périphériques à Mexico.
Le contexte dans lequel ces productions s’opèrent doit d’abord être présenté dans ses grandes lignes, de manière à décrire les dynamiques et les paysages résidentiels qui s’inscrivent dans les périphéries de Mexico. Ensuite, la présentation du cadre analytique et fonctionnel des processus d’urbanisation (à travers la confrontation de typologies existant dans la littérature) permettra d’interroger la spécificité des espaces résidentiels en périphérie du point de vue de la place des acteurs publics et privés et de restituer les formes d’organisation spatiale engendrées par les productions de logements.
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Les périphéries de Mexico depuis 2000 : croissance et hétérogénéité du parc de logements
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Les recompositions des espaces périphériques prennent sens au regard des évolutions démographiques de la période récente et s’inscrivent dans des paysages résidentiels dont il s’agit de présenter la diversité.
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Les périphéries dans la dynamique de croissance métropolitaine ralentie
Au cours de la décennie 2000-2010, les mouvements de déconcentration du centre et du péricentre continuent de profiter à une large couronne périphérique (carte 1). La deuxième couronne – renvoyant aux « marges internes » de la zone bâtie – reste un foyer de population majeur (un habitant sur 5 y vit en 2010) : sa croissance relative reste forte du fait des redistributions des densités métropolitaines. On observe en parallèle une timide reprise du peuplement de la ville centrale (notamment la délégation Benito Juárez), témoignant des effets des politiques de repeuplement du centre4.
En revanche, le déclin est de plus en plus marqué pour la première couronne périphérique : Nezahualcóyotl, l’ancien « plus grand bidonville du monde », perd de la population (plus de 115 000 habitants en 10 ans) ; de la même façon, les municipes gagnant le plus de population ne sont plus ceux qui étaient déjà fortement peuplés (Ecatepec, Iztapalapa), preuve du passage d’un seuil de saturation de ces espaces (Valette, Tallet, 2010).
D’autres municipes de l’État de Mexico présentent pourtant une forte augmentation de population en valeurs brutes et relatives, comme à Chimalhuacán, à Chicoloapan ou encore à Tecámac – qui voit sa population augmenter de 192 000 personnes, soit près de 8 % par an, sur la période. Ces croissances périphériques spectaculaires interrogent nécessairement la production de logements l’accompagnant.
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La production de logements sur la même période renvoie sans surprise à des schémas identiques (carte 2). Tandis que le centre-est affiche un déclin relatif, au vu de sa saturation, ce sont les périphéries nord et est qui bénéficient des croissances brutes et relatives les plus élevées, comme les municipes d’Ixtapaluca (7 % par an d’augmentation entre 2000 et 2010) ou Tecámac (10 %). L’augmentation du nombre de logements dans ces municipes durant la dernière décennie fait écho à diverses productions : si les colonies populaires sont majoritaires dans l’est, le nord voit la construction massive de grands ensembles de logements sociaux.
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Les périphéries urbaines ont longtemps été principalement marquées par une dynamique d’urbanisation dite « populaire », sous-entendant le développement de « colonies populaires » – que ces espaces soient interprétés comme le résultat de l’autogestion des pauvres (Turner, 1976) ou de la relégation de ces derniers en périphérie (Castells, 1971). Or, les colonies populaires sont très diverses d’une part, et ne sont pas non plus les seules productions résidentielles périphériques d’autre part.
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Explorer les paysages résidentiels
À première vue, d’après les observations de terrain, les périphéries de la métropole en 2014 renvoient à quatre grands types de paysages résidentiels marquants5 :
— les colonies populaires se présentent comme de vastes ensembles monotones de production de logements pour les catégories modestes et restent souvent associées à une informalité initiale et à l’autoconstruction. Les conditions d’installation y sont difficiles pour les premières générations d’habitants, mais le logement dans ces quartiers constitue souvent le seul choix possible pour ceux n’ayant pas accès au crédit. La photo 3 témoigne du développement des colonies populaires dans des zones difficilement urbanisables, comme dans les barrancas6 de l’ouest de la métropole. Le peuplement de l’est de la ville s’est aussi majoritairement fait sous cette forme, comme en témoigne la photo 4 prise dans un quartier irrégulier du municipe de La Paz, peuplé à partir du milieu des années 1980 et aujourd’hui en cours de densification.
La saturation des espaces déjà urbanisés et la réduction de l’offre de terrains dans les zones contigües à l’agglomération renforcent l’étalement des constructions de plus en plus loin en périphérie. Par ailleurs, les quartiers consolidés restés proches de la ville évoluent sous l’effet de dynamiques de maturation (Valette, 2014) : ils ont subi des transformations profondes, en termes de consolidation du bâti, de régularisation des titres de propriété, de fourniture en services urbains (école, électricité, eau, connexion au réseau routier), de peuplement (la densité augmente avec l’âge et l’utilisation de matériaux en dur permet une certaine verticalisation du bâti et donc le logement d’autres membres de la famille ou la mise en location) et de développement des activités économiques (commerces, ateliers, etc.).
Cette réécriture de la ville sur elle-même tend à normaliser ces quartiers périphériques populaires. Le processus « traditionnel » d’intégration urbaine progressive (régularisation foncière, viabilisation des constructions et des équipements, intégration aux plans d’urbanisme, etc.), par le jeu des réseaux politiques et associatifs n’est pourtant pas systématique dans tous les quartiers7. L’amélioration des conditions d’habitat dépend de l’âge du peuplement, du contexte foncier8, politico-juridique et de la capacité qu’ont ses habitants à s’organiser.
À l’échelle de la métropole, les « colonies populaires » restent dominantes et leur poids au sein du peuplement en fait un élément incontournable dans l’analyse des espaces résidentiels de la ZMVM : plus de 10 millions de personnes y résident en 2010 (Ribardière, Valette, 2014).
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— les villages périurbains en extension se construisent souvent selon les mêmes modalités que les colonies populaires. Au pied du volcan Popocatépetl, le village d’Amecameca connaît, comme d’autres centres secondaires périurbains, une croissance radioconcentrique des zones bâties sur les terrains alentour – dans un contexte souvent irrégulier (photo 5). Dans la partie méridionale montagnarde du DF, où un arsenal juridique important réglemente pourtant l’urbanisation, le village de San Pablo Oztotepec dans la délégation de Milpa Alta se développe aussi sur les espaces ruraux qui l’entourent (photo 6) : une couronne périphérique du village dépasse clairement les limites du bourg, sur des terrains de « protection écologique » (sols de conservation) à usage agricole, au statut impropre à l’urbanisation ;
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— les grands ensembles de logements « sociaux » en série sont particulièrement prégnants dans le paysage périphérique actuel. Depuis plus de 60 ans, plusieurs générations de constructions de logements « d’intérêt social » se sont succédé. La photo 5 renvoie aux ensembles construits durant la décennie 1980, ici dans la deuxième couronne septentrionale de la métropole, au moment de la déconcentration résidentielle et industrielle du DF : l’ensemble de Cebadales à Cuautitlán est bâti pour reloger les habitants du centre à la suite du séisme de 1985 (photo 7).
Les projets récents répètent à l’infini le modèle du logement individuel à bas coût destiné aux ménages nucléaires d’une classe moyenne ou moyenne-inférieure, désireuse d’accéder à la propriété (d’une maison légale et achevée), comme à Real San Martin dans le municipe de Valle de Chalco au sud-est de la métropole (photo 8).
Seules les familles disposant d’un crédit immobilier (que l’on obtient via un travail formel et déclaré)9 peuvent accéder à ce genre de logement. À l’instar d’autres périphéries latino-américaines, à Mexico, cette forme d’urbanisation « intégrale, mais non intégrée »10 s’inscrit dans la poursuite du modèle public de logement social amorcé dans les années 1950, mais aujourd’hui profondément transformé dans ses méthodes de financement comme dans ses déploiements physiques et techniques (Jacquin, 2012). Auparavant géré par les instituts de sécurité sociale, puis à partir de 1972 par les fonds sociaux pour le logement alimentés par les prélèvements salariaux et les réserves bancaires (Schteingart, 2001), le logement social subit à partir de 1995 une introduction massive des acteurs privés, un désengagement des institutions publiques, un assouplissement des règles de construction et de zonage et un monopole exercé par un nombre restreint de grands groupes immobiliers.
D’un point de vue morphologique, ces quartiers enregistrent et reproduisent les inégalités sociales : un grand ensemble est découpé en secteurs, renvoyant à des constructions de nature variée, allant des plus exiguës – avec possibilité « d’ajouts » par autoconstruction –, au niveau « résidentiel » (haut de gamme). Tout est fait à l’intérieur de l’ensemble par l’entreprise : celle-ci achète le terrain, construit les maisons, les routes, les écoles, vend, et laisse la charge de l’entretien aux habitants et aux municipalités – qui n’ont que rarement les moyens de cette gestion. Dans ce décor standardisé, les efforts de personnalisation (peinture des façades, comme sur la photo 8) ou de fermeture sont rapidement mis en place.
On assiste ainsi à l’émergence de gigantesques projets qui constituent le mode de production urbaine le plus spectaculaire en périphérie, pour la période récente. Entre 1999 et fin 2013 dans les municipes métropolitains de l’État de Mexico, on a dénombré 294 projets, 615 000 logements construits pour une population potentielle de près de 2.8 millions de personnes (Secretaria del Desarrollo Urbano, 2014). Le gigantisme de ces opérations immobilières marque un réel tournant dans les formes d’urbanisation de ces espaces.
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— enfin, les espaces résidentiels pour catégories aisées peuvent prendre des formes variées, allant des villas individuelles et sécurisées jusqu’aux condominiums verticaux d’appartements de standing. La partie occidentale de l’agglomération est fortement marquée par une concentration de résidences luxueuses, notamment dans la zone boisée des Lomas près de Santa Fe (photo 9) – on distingue en arrière-plan l’immeuble de bureaux surnommé « el Pantalón » à Cuajimalpa. Plus au nord, le complexe d’Interlomas dans l’État de Mexico est emblématique de cette nouvelle centralité périphérique bien desservie pour les catégories supérieures, mêlant centre d’affaires, zones commerciales et complexes résidentiels ultra-modernes (photo 10) ;
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Ces paysages résidentiels renvoient à des modes de production et d’occupation de l’espace urbain complexes et relevant de dimensions aussi bien sociales et politiques que spatiales. La division classique de l’espace résidentiel entre légal et illégal demande à être affinée. En effet, le modèle dual est insuffisant, attendu l’imbrication des questions juridiques autour du développement urbain (propriété, statut foncier, usage du sol)11.
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Une spécificité périphérique des productions résidentielles ?
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Les typologies existantes autorisent une approche systématique des productions résidentielles et permettent ainsi d’interroger leurs spécificités en périphérie. Nous retiendrons trois entrées complémentaires : les acteurs de la production, les relations sociales par rapport à « l’ordre urbain » dans les pratiques de l’espace résidentiel, et la délimitation spatiale des « types de peuplement » dans la ville.
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Les acteurs de la production
Trois grands types « d’agents sociaux de la production » permettent d’éclairer l’articulation entre la construction et la promotion du logement (Schteingart, 2001) :
— le privé, renvoyant au lotissement ;
— le public, pour les (anciennes) productions de logements sociaux ;
— et le « populaire », regroupant production informelle et autoconstruction.
Toutefois, cette division comporte des limites : par exemple, l’urbanisation « populaire » voit, au cours des étapes de consolidation, l’intervention d’acteurs publics, mais est aussi cause et conséquence d’une privatisation du sol urbain – même illégale – et renvoie à ce titre à un espace d’intervention d’acteurs privés. De plus, ces « secteurs » ne sont pas homogènes et ne permettent pas d’aborder de front l’articulation entre les acteurs privés et publics.
La question des acteurs productifs est obligatoirement liée à celle du pouvoir sur le sol urbain, de la rente et de la valorisation foncières, ainsi qu’à l’ensemble des politiques publiques régissant le foncier et le logement urbains. Une autre typologie mobilisant les acteurs promoteurs et les acteurs constructeurs – en termes de capital économique et de travail investis – permet de distinguer quatre catégories de production (Schteingart, 2001 ; Dureau, Paquette, 2006) :
– la production sur commande. Ici, l’habitant contrôle la production, la finance, mais n’investit pas de travail personnel. Généralement, ce mode de fonctionnement renvoie aux constructions destinées aux classes supérieures, mais elle concerne aussi une partie des productions au sein des colonies populaires12.
– la promotion capitaliste privée. Un individu ou une société investit dans le foncier et la construction dans l’objectif de vendre et de tirer une plus-value de l’opération. Production immobilière courante dans la sphère légale, elle renvoie à des modes d’accès à la propriété impliquant souvent un crédit et s’adresse en cela aux catégories moyennes et supérieures. Toutefois, comme précédemment, elle ne s’y réduit pas : même au sein du marché illégal, la promotion capitaliste est possible et renvoie aux stratégies de privatisation et de spéculation foncières et immobilières13.
– la production publique, englobant un ensemble complexe de modalités. Elle peut renvoyer d’abord à la production de logements sociaux pour les catégories populaires et moyennes-inférieures. Au Mexique, l’État, auparavant constructeur, est devenu de plus en plus promoteur (planification par l’État, mais réalisation par des entreprises privées) et même, comme nous l’avons vu, « facilitateur », dans le sens où il octroie les crédits immobiliers, mais où ce sont les entreprises qui achètent, construisent et vendent l’habitat social. Le logement peut ainsi être vendu « achevé », ou encore « à améliorer » (lorsque sont tolérées voire incitées les pratiques d’amélioration par autoconstruction). Cette production facilitée se rapproche ainsi de la promotion capitaliste dans le sens où l’État n’assure qu’une tutelle (Paquette, Yescas, 2009), le reste étant du ressort des entreprises.
– l’autoconstruction sur des terrains occupés illégalement. Le lotissement peut être le résultat d’une transaction illégale avec le propriétaire terrien sur des terres non urbanisables, ou d’une invasion sans accord préalable, ni avec le propriétaire terrien, ni avec l’État14.
On observe l’impossible hermétisme entre ces différents types de production. Toutefois, ces catégories ont le mérite de se référer à des groupes sociaux définis par leurs interactions et elles mettent en avant toutes les combinaisons nécessaires pour décrire l’espace résidentiel.
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Les types de périphéries dans « l’ordre urbain »
Duhau et Giglia (2004) mobilisent le concept « d’ordre urbain » pour renvoyer à l’ensemble des règles et normes, formelles et informelles, qui déterminent les pratiques d’usage de l’espace urbain – à savoir son appropriation, l’investissement collectif dans l’espace public et l’investissement individuel dans le logement. L’ordre urbain dépasse le seul cadre de la production et comprend des dimensions matérielles (spatiales et physiques), sociales (interactions) et politiques (normes) (Capron, 2012). Les conflits d’acteurs peuvent alors être retenus comme critères de définition des espaces résidentiels. D’une division de l’espace fondée sur ces principes, Duhau et Giglia (2004) retiennent trois « villes » en périphérie :
– une périphérie « homogène », qui fait écho au modèle formel d’extension de la ville depuis les années 1950. Ce type de production, malgré la relative homogénéité sociale et physique à laquelle il renvoie, comprend une diversité de productions légales : le lotissement classique pour classes moyennes et supérieures, et les espaces résidentiels fermés pour catégories aisées – mais aussi moyennes – sur le modèle des gated communities. Les logiques d’autoségrégation et d’exclusion par rapport au reste de la ville marquent ces espaces.
– une périphérie « collectivisée » constituée de grands ensembles d’intérêt social. Là, les conflits concernent les confusions entre espaces privés et publics en raison de l’exiguïté et de la densité des constructions (Esquivel, 2007).
– une périphérie informelle : « la ville négociée », qui correspond aux colonies populaires. Les « négociations » – au carrefour des intérêts individuels (ou relevant de la sphère privée) et collectifs (ou relevant de la sphère publique) – portent tant sur les travaux d’équipement de l’espace public que sur la tolérance du statu quo.
Les acteurs de la production du logement comme la lecture des relations sociales dans l’espace résidentiel permettent de cerner les principales modalités d’accès au sol urbain. Les productions renvoient également à des localisations spécifiques dans la métropole et ce faisant, constituent une des dimensions de la division sociale de l’espace.
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Les types de peuplement de l’OCIM : une image de la division socio-spatiale périphérique
La notion de peuplement renvoie à l’ensemble des dimensions écologiques de croissance urbaine de la ville (concentration, déconcentration, normalisation, ségrégation), mais aussi à la différenciation sociale, économique et démographique de l’espace résidentiel né de cette croissance. L’exercice typologique peut alors permettre de relier l’analyse sociodémographique à la spatialisation du parc résidentiel. À Mexico, les études les plus systématiques sur les types de peuplement ont abouti dans les années 1990 à la fondation de l’Observatoire de la ville de Mexico (OCIM). L’élaboration d’un outil d’aide à la décision et à la planification du développement urbain a constitué une avancée réelle pour l’étude croisée des dynamiques de production des contextes résidentiels et celles des populations qui les « peuplent ».
L’OCIM prend ainsi en compte deux paramètres principaux : la date d’urbanisation de la zone d’une part, la forme de production de l’espace résidentiel d’autre part. Pour cela, les types de peuplement sont définis suivant la densité, le niveau de services, l’usage du sol, la strate socio-économique des habitants et l’hétérogénéité sociale des populations. Les relations sociales entre les protagonistes de la production sont appréhendées de manière qualitative (Connolly, 2005). Cette typologie est réalisée à l’échelle de toute la zone métropolitaine et à l’échelon du maillage statistique le plus fin – qui agrège pourtant des ensembles composites de pâtés de maisons.
En 2000, l’OCIM établit 10 types de peuplement distincts. La systématisation de cette catégorisation, même si elle comporte des limites – finesse et hétérogénéité du maillage utilisé, définition des catégories, etc. –, permet le zonage de l’ensemble de l’espace urbain (carte 3).
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La lecture des types de peuplement ainsi spatialisés donne à voir la grande diversité des périphéries. Outre les zones non résidentielles – dont la présence est liée à la délimitation des unités spatiales dans des contextes encore ruraux en lointaine périphérie – et les types centraux (colonial et central), on retrouve quasiment tous les types de peuplement en périphérie. Le type largement prédominant reste ce qui est identifié comme « colonie populaire » : il est très prégnant dans l’est de la ville (Nezahualcóyotl, Chimalhuacán), mais il est également important dans les mosaïques plus complexes de l’ouest et du nord de la ville.
L’autre forme prédominante est le village périurbain : intégré à la conurbation, comme dans le cas de Xochimilco, considéré comme « chef-lieu », comme à Cuautitlán, ou encore considéré comme non intégré au reste du tissu urbain, à Teotihuacán par exemple. Les « ensembles résidentiels » sociaux forment en 2000 un ensemble éclaté, important à Iztapalapa ou encore Coacalco : ils se diffusent durant la décennie suivante, complexifiant encore les formes de la division de l’espace, notamment dans le nord.
Enfin, les lotissements résidentiels pour classes moyennes et supérieures constituent un ensemble circonscrit dans l’espace périphérique occidental de la métropole : Cuajimalpa ou Naucalpan sont ainsi marqués par la concentration des logements pour catégories aisées.
D’une manière générale, on retrouve à travers ces types de peuplement l’opposition classique à Mexico entre une partie ouest fragmentée, mais relativement privilégiée, et une périphérie orientale et septentrionale globalement populaire.
La lecture de la production de la ville en périphérie par l’observation des parcs de logements (dans leurs formes et leurs processus) permet une approche fine de l’inscription spatiale des dynamiques de croissance récentes. La diversité est soulignée ; les schémas de division sociale de l’espace résidentiel dans cette partie de la ville sont rendus complexes à travers les recompositions introduites par les espaces des catégories aisées d’une part, la sortie de terre d’immenses ensembles destinés aux classes moyennes et moyennes-inférieures d’autre part.
Une analyse des espaces périphériques au prisme de la seule opposition entre banlieues sécurisées des plus riches et habitats des plus pauvres – même si elle existe et témoigne de la brutalité des contrastes sociaux qui traversent la société mexicaine tout entière – se révèlerait être une erreur au vu de l’immense hétérogénéité des types de peuplement et de l’imbrication permanente des modalités et des acteurs de la production résidentielle. De la même façon, malgré le poids des logements formels à bas coût dans les paysages résidentiels, la colonie populaire n’est pas « en voie de disparition » en 2014 : plus qu’une simple résistance ou inertie, elle constitue une figure de l’urbanisation actuelle et interroge les processus de consolidation et de densification à l’œuvre depuis vingt ans.
JEAN-FRANÇOIS VALETTE
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Jean-François Valette est ATER à l’Université de Limoges (Faculté de Lettres et Sciences Humaines, Département de Géographie) et doctorant en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8586 PRODIG. Son sujet de thèse porte sur « Mobilités et ancrages dans les quartiers populaires de la périphérie de Mexico : une approche de la maturation urbaine ».
Jfrancois.valette AT gmail DOT com
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Bibliographie
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- Nous utilisons dans cet article les contours de la zone métropolitaine de la vallée de Mexico (ZMVM). En 2014, la ZMVM compte 76 unités administratives, réparties sur les 16 « délégations » du District Fédéral (DF), 56 « municipes » de l’État de Mexico et 1 municipe de l’État d’Hidalgo (SEDESOL, CONAPO, INEGI, 2012). Dans la suite du texte, les termes de « ville », de zone métropolitaine ou encore de « Mexico » renvoient systématiquement à la ZMVM. [↩]
- La production de l’espace résidentiel, définie par Conolly (2005), prend en compte les conditions originales d’installation du logement, les principaux acteurs sociaux intervenant dans l’urbanisation et la production de logements, la durée des processus de construction et les valeurs foncières. [↩]
- Les colonias populares sont l’appellation générique mexicaine donnée aux quartiers populaires, souvent autoconstruits, nés dans l’illégalité foncière et ne disposant pas des services urbains au moment de leur fondation. Leur définition renvoie à l’irrégularité de l’occupation (faute de titre de propriété ou d’autorisation d’urbanisation et/ou violation des règles en vigueur), au caractère précaire des constructions, au manque d’équipements collectifs, et à l’inscription dans la durée des dynamiques d’amélioration. [↩]
- On peut signaler les opérations immobilières autour de la politique globale de redensification du DF (Bando Dos). Voir entre autres les travaux sur les dynamiques résidentielles sélectives à destination des délégations centrales (Paquette, Delaunay, 2009). [↩]
- On entend ici par « paysage » résidentiel le sens premier, étymologique, du paysage, au sens de « ce que l’on voit du pays » (Brunet, 1992 : 337), de l’agencement matériel de l’espace que l’on perçoit (Tissier, 2003). L’emploi de ce terme ne renvoie pas à la riche théorisation du paysage – qui « désigne aussi bien la chose que sa représentation » (Paquot, 2006) – faite en géographie, mais davantage à une lecture empirique et descriptive de l’espace résidentiel périphérique. [↩]
- Vallée torrentielle aux flancs abrupts, sensibles aux mouvements de terrain. [↩]
- Les processus de régularisation foncière et physique impliquent systématiquement l’inscription des populations résidentes dans des jeux de clientélismes à différents niveaux de l’appareil étatique (Valette, 2014). [↩]
- Au Mexique, il existe trois types de propriété : sociale (la forme la plus répandue étant l’ejido au statut historiquement invendable et inaliénable), publique et privée. [↩]
- On notera l’exception du FONHAPO (Fidéicommis Fonds National des Habitations Populaires) qui existe depuis 1981. Par ailleurs, depuis 2011, la société de crédit hypothécaire fédéral SHP (Société Hypothécaire Fédérale) rend possible le crédit pour les salariés non affiliés à un régime de sécurité sociale (Goulet, Paquot, 2011). [↩]
- Dans le sens où ces ensembles se développent souvent sur de grandes surfaces éloignées des infrastructures urbaines (autres zones bâties, liaisons routières, zones d’emplois et de services). [↩]
- Et ce, malgré l’abrogation de la protection foncière opérée en 1992 avec la réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine, qui établissait auparavant l’inaliénabilité des terres « sociales ». De grands volumes de terrains jusque-là officiellement invendables ont ainsi pu être privatisés et ont alimenté le potentiel de réserve foncière urbanisable en périphérie (Salazar, 2011). [↩]
- La construction peut être assurée par un tiers : un membre de la famille ou une entreprise. [↩]
- En colonie populaire, des « caciques » locaux peuvent être à l’origine de la construction de petits immeubles destinés à la location, mais aussi de maisons où les stratégies de construction visent la revente rapide du bien avec une plus-value importante une fois le quartier équipé en services. [↩]
- L’invasion peut être le fruit d’une négociation entre le groupe « d’envahisseurs » (supposant une organisation sociale solide du groupe) et le propriétaire. À Mexico, l’invasion ne constitue plus une modalité classique d’occupation depuis les années 1960-1970, et est devenue marginale. [↩]