Urbanisme temporaire / Le camp de migrants, espace exceptionnel au coeur de la ville ordinaire

Fanny Taillandier

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« Saurons-nous penser demain à la fois la politique et la ville à partir de ces lieux incertains, précaires, hybrides ? »

Agier, Gérer les indésirables, 2008

Le 23 décembre 2015, Damien Carême, maire de la ville de Grande-Synthe (Nord), annonce avec Médecins sans frontières (MSF) l’ouverture d’un camp « aux normes humanitaires » pour y loger les quelque 2 300 personnes migrantes qui vivent dans le bois communal du Basroch. Le 31 mai 2016, son homologue parisienne, Anne Hidalgo, indique en conférence de presse son intention d’ouvrir un centre à Paris pour y accueillir et orienter les migrants qui occupent depuis des mois différents espaces publics du nord-est de la capitale. Le camp de la Linière ouvre le 7 mars 2016 ; le camp de la Chapelle accueille début novembre 2016 ses premiers occupants.

On les appellera, dans ce travail1, les « camps », de façon à les inscrire au croisement sémantique de la tradition de relégation (camp d’internement) et de la mise à l’abri (camp humanitaire). Ce terme de camp, d’origine militaire, implique une organisation verticale, qui permettra aussi de le distinguer des installations illégales ou dites « spontanées », souvent appelées « campements ».

En l’espace d’un an et demi, pour la première fois en France depuis la Guerre d’Algérie, deux espaces strictement dévolus aux étrangers (sans qu’y soit associée automatiquement de procédure légale, contrairement aux centres de rétention administrative) voient le jour. Et pour la première fois depuis bien plus longtemps – peut-être depuis le Moyen-Âge et ses échevins gérant les pestes – ils sont le fruit d’une décision municipale et non étatique ; décision qui est prise par les édiles locaux, explicitement contre les directives nationales.

Les deux communes font par ailleurs l’objet de vastes opérations de développement urbain. Le Grand projet de rénovation urbaine (GPRU) Paris Nord-Est prévoit le réaménagement de 600 hectares entre la porte de la Chapelle, le bassin de la Villette et la Gare du Nord – dans le périmètre occupé par les campements des migrants. A Grande-Synthe, un écoquartier de 500 logements est prévu sur le site où s’est installée la « jungle » que le camp de la Linière viendra vider. Ces projets sont suspendus, différés ou modifiés pour faire place à la construction des camps, qui deviennent la fabrique urbaine présente, quoique temporaire.

C’est cette situation paradoxale de fabrique urbaine malgré la fabrique urbaine et au cœur de la fabrique urbaine qu’il nous importera d’observer. Nous émettons l’hypothèse que cette fabrique, présentée comme une exception dans le temps et dans les règles, témoigne d’une redéfinition des rapports entre pouvoir local et pouvoir central. Le camp de migrants, précaire, éphémère, devient le miroir paradoxal des points de contact actuels entre fabrique urbaine et rapports politiques, et peut ainsi se lire, d’un point de vue théorique, comme l’un des espaces représentatifs d’un néolibéralisme global (Foucault, 2004, Brown, 2007).

Le camp comme exception au programme urbain

1. Lisière ouest du bois du Basroch (Taillandier, avril 2017)

Conflits d’usages et entorses aux règlements d’urbanisme

« La création d’un écoquartier sur le site du Basroch constitue une nouvelle étape du développement de Grande-Synthe. Le site se trouve au croisement des autoroutes A.25 et A.16. Il offre aujourd’hui un cadre boisé intéressant. »

AGUR, « Projet Urbain : Ecoquartier du Basroch », 2012

Grande-Synthe, ville-champignon de la banlieue industrielle de Dunkerque, faisait en 2010 un pari de taille avec l’écoquartier du Basroch : 550 logements neufs dans une ville de 8000 ménages. Ce projet urbain, initié en 2010, s’inscrivait dans la politique écologiste menée par l’équipe municipale de Damien Carême. La première moitié des lots devait être livrée en 2015.

La formation du campement dans cet espace, à partir de 2014, contrecarre ce programme urbain. La présence d’un « cadre boisé intéressant » permettant une installation discrète, mais surtout la proximité de l’autoroute et de la dernière aire de repos pour les poids lourds en direction de Calais, sont autant d’explications possibles à sa localisation. En d’autres termes, les atouts du Basroch relevés par l’Agence d’urbanisme AGUR sont aussi des atouts pour une dernière étape sur le trajet migratoire vers le Royaume-Uni. Un conflit apparaît ainsi entre un usage présent (la « jungle ») et une destination future (l’écoquartier). Mais la dynamique à l’œuvre est à double sens : c’est aussi la sanctuarisation du périmètre en ZAC qui en a permis l’occupation ; l’avenir programmé du site, en attente de chantier, en a fait un lieu d’installation adéquat pour les personnes en attente d’un passage.

À Paris, le conflit se formule entre les objectifs dits de sécurité publique et une installation dont la localisation peut s’expliquer par les aménités, si l’on ose le terme, qu’elle offre aux personnes migrantes : proximité des points d’accueil administratif ainsi que des commerces des diasporas des pays d’origine des migrants, et surtout, espace (l’avenue de Flandres et le boulevard de la Villette ont un large terre-plein central ; le boulevard de la Villette est en outre couvert par le viaduc du métro 2). Mais cette occupation contrevient aux dispositions réglementaires de la ville et de la préfecture, qui régissent les espaces publics – ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas déclarée en bonne et due forme.

Le campement s’oppose ainsi au programme et au règlement urbains. La décision de construction des camps se prend donc, du strict point de vue urbanistique, dans un objectif de régularisation non des occupants, mais de l’occupation elle-même. Mais cet espace de régularisation se constitue elle-même en dérogeant au règlement.

En effet, l’installation du camp de la Linière se fait sur une parcelle classée zone naturelle « NPP » (Zone de protection paysagère). Reflétant l’ambition écologiste de la ville, tous les délaissés ferroviaires et talus de l’autoroute de la commune sont classés en zone naturelle et inconstructibles ; ils constituent du même coup les dernières réserves foncières de la commune. Le vote de l’acquisition du terrain par la commune en conseil municipal a lieu la veille de l’emménagement du camp (le 6 mars 2016) : la procédure d’acquisition immobilière, qui exige une délibération préalable à l’achat2, est elle-même malmenée.

À Paris, les délaissés et zones naturelles sont pour le moins peu nombreux : la marge est alors celle laissée par la programmation. C’est en effet dans le périmètre du Grand projet de rénovation urbaine (GPRU) que sera pris l’espace nécessaire à la construction du camp de la Chapelle. Tout comme le bois du Basroch était sanctuarisé par la programmation, la parcelle de 3000 m² de la Halle Dubois attend le démarrage du chantier d’un des équipements du futur campus Condorcet (réunissant les différents laboratoires de sciences humaines des universités parisiennes) et est donc disponible, moyennant un permis de construire précaire3 qui permet, dans des conditions précises définies par le règlement national de l’urbanisme, de passer outre les documents locaux en vigueur.

Une légitimation par l’urgence : vers un état d’exception

« Nous n’avons pas, aujourd’hui, de réponse suffisante pour accueillir dignement ces personnes dans le dispositif tel que l’État, puisque c’est de sa compétence, nous le propose, nous allons prendre les choses en main. »

Hidalgo, Conférence de presse, 31 mai 2016

 

Cette entorse aux règles locales d’urbanisme doit être justifiée à la fois auprès des administrés et auprès de l’État, qui n’a autorisé aucune des deux constructions. La justification joue du registre de l’urgence et de la nécessité. Le 25 janvier 2016, Damien Carême envoie ainsi un courrier aux habitants de sa commune, dans lequel il annonce l’ouverture du camp ; il y insiste sur les « conditions épouvantables », les « intolérables conditions de vie » ; plus loin, il souligne la coopération entre la commune et les forces de l’ordre pour démanteler l’« odieux trafic d’êtres humains » auquel se livrent les passeurs. Epouvantables, intolérables, odieux : ce sont les trois seuls adjectifs qualificatifs de la lettre de trois pages qui détaille l’action municipale. Il s’agit clairement, par un appel aux affects, d’obtenir du lecteur un rejet net de la situation du campement du Basroch ; la conclusion de la lettre est celle de « l’urgence humanitaire ».

Mais vis-à-vis de l’État, l’affectif ne saurait suffire à légitimer une action hors des clous. C’est alors une stratégie en deux temps qui s’impose. D’abord, il s’agit de rejeter sur l’État la responsabilité de la situation d’urgence, et de pointer ce qui est considéré comme un manque, voire une défaillance de sa part. C’est ce que disent les deux édiles en conférence de presse4 : c’est parce que l’État n’agit pas qu’ils prennent l’initiative de le faire. Dans le contexte houleux de la fin du quinquennat de F. Hollande, marquée par les attentats répétés d’une part et la réforme impopulaire et brutale du Code du travail d’autre part, cette accusation d’incurie et d’inhumanité a de quoi faire mouche. Ensuite, il s’agit de prendre de vitesse la communication étatique, qui n’a ensuite d’autre possibilité que de tenir compte de l’annonce faite. MSF et Damien Carême planifient une conférence de presse commune pour le 23 décembre 2015 : Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, convoque le jour même le maire de Grande-Synthe, qui attendait depuis trois mois une réponse à ses sollicitations. Le camp de la Linière est oralement admis par le ministre5. À Paris, la chronologie est analogue : la maire annonce l’ouverture du camp en conférence de presse le 31 mai 2016 ; deux jours plus tard, la ministre du Logement, Emmanuelle Cosse, concédera dans Libération6, à mots couverts, son accord de principe : « Il n’y a pas de polémique. L’heure est à l’action coordonnée face à l’urgence ».

Face aux citoyens comme face aux gouvernants, la torsion imprimée aux règlements disparaît sous une argumentation qui souscrit à l’adage selon lequel nécessité fait loi ; en cela, les pouvoirs locaux se trouvent dans une démarche et dans une situation analogue à celle qui préside à la formation de campements – et dans une précarité similaire, ce sur quoi nous reviendrons. Or cet adage est aussi au fondement de la théorie juridique de l’état d’exception, comme l’a montré Giorgio Agamben, approfondissant la vision schmittienne du pouvoir (2003). Les deux camps se constituent donc, tant par la démarche qui préside à leur construction que par leur statut spatial, comme une exception.

L’exception, régime de la ville ordinaire ? Logiques de souveraineté en contexte néolibéral

2. 2. Les projets urbains de la porte de la Chapelle. (carte BD projets, APUR, 2017)

L’exception, visage de la souveraineté contemporaine

 « L’état d’exception se présente comme la forme légale de ce qui ne saurait avoir de forme légale.

Agamben, État d’exception, 2003

 Le terme « exceptionnel » est ambigu : il peut être synonyme de « rare » dans l’usage courant ; il est utilisé aussi en philosophie politique. Ici, en dépit de la rhétorique déployée, le camp n’est pas rare : ce modèle renvoie au contraire à une forme géographique bien présente et documentée en Afrique ou au Proche-Orient par exemple. Cela nous pousse à postuler, en suivant la position de Jennifer Robinson (2002), qu’il est l’une des formes de la « ville ordinaire », où s’incarne dans sa variété un phénomène urbain global. Le camp n’est pas une exception dans la fabrique urbaine contemporaine. En revanche, il nous semble ressortir de l’exception comme technologie de pouvoir.

En effet, si la capacité de proclamer l’état d’exception est la caractéristique essentielle du souverain, l’exception est aussi, plus largement, la possibilité de fractionner l’espace en une multitude de juridictions, engendrant des rapports de citoyenneté différents. Cette fragmentation spatiale par l’exception juridique et légale, objet de recherches dans la géographie critique allemande notamment (Belina 2011), a été documentée par Michel Agier (2008) ou Marc Bernardot (2008) dans l’étude des figures du camp de réfugiés ou du centre de rétention administrative, qui témoignent d’une spatialisation croissante de l’exception juridique7 (Hayat & Tangy, 2011).

Or cette fragmentation rejoint une dynamique plus globale, documentée entre autres par Aihwa Ong (2006). Pour cette chercheuse, qui définit le néolibéralisme comme l’irrigation du politique par les logiques du marché, l’exception est la technologie de prédilection du pouvoir aménageur, quel qu’il soit, qui multiplie sur le territoire les zones franches, subventionnées ou dérégulées, au nom d’enjeux économiques. La zone spéciale est ainsi la déclinaison d’une souveraineté rendue floue par la recomposition des états-nations au sein de la mondialisation, et qui s’exprime, dans la compétition globale des territoires, par sa capacité à déroger à ses propres normes en dehors de toute situation d’urgence, sauf à considérer que l’attraction de capitaux en soit une.

La logique d’exception correspond donc à la fois à un état moderne de la politique où l’affirmation du pouvoir passerait par le paradoxe de la suspension de la loi par la loi, et à un état moderne de l’aménagement où l’exception garantirait une adaptation des territoires aux enjeux économiques suscités par la mondialisation. Nos terrains d’étude, situés dans des espaces de compétitivité accrue, engendrés qui plus est par des flux de population mondiaux, se trouvent à la charnière de cette double définition. Quel pouvoir s’exprime alors ? Et quelle dynamique traduit-il ?

 

Fragmentation de l’espace, du droit et de la souveraineté : conséquences et marques de l’exception dans les camps

 « Les décisions de développement favorisent la fragmentation du territoire national en de multiples zones non-contigües, et promeuvent une régulation différenciée de populations qui peuvent être, ou non, connectées aux circuits mondiaux du capital.

Ong, Neoliberalism as exception, 2006

Les deux camps, zones exceptionnelles, s’intègrent dans des territoires préalablement ou programmatiquement zonés. La ville de Grande-Synthe, enfant des Trente Glorieuses, est entièrement sectorisée. Le camp de la Linière s’intègre à cette organisation sans la bousculer ; il en semble plutôt une énième réfraction, entre zone industrielle et infrastructures de transports – ce qui le rattache, paradoxalement, aux fonctions urbaines essentielles au développement urbain moderne. A Paris, la multiplication des projets urbains à l’intérieur du GPRU donne au quartier, dans les plans de programmation, l’aspect d’une mosaïque chamarrée où le camp passerait inaperçu – s’il était figuré.

À l’intérieur du camp, cette fragmentation se ré-duplique, tant sur le plan du droit que sur celui des lieux : la « bulle », structure gonflable qui abrite l’espace d’accueil des nouveaux arrivants, n’est pas accessible à tous les bénévoles, et les migrants y sont séparés en fonction de leur statut (mineurs, familles) ; l’étage est réservé aux nouveaux venus, tandis que les hébergés n’ont pas accès aux locaux de magasin, uniquement réservés à certains bénévoles. Plus encore, les différents habitants des camps (et plus particulièrement ceux de Paris, où la définition du statut juridique est au cœur de la politique d’hébergement ou d’exclusion) dépendent finalement de différentes autorités. Les mineurs relèvent de l’Etat, mais doivent rencontrer la Croix rouge ; les familles relèvent de la Ville, mais sont prises en charge par France Terre d’Asile, qui s’occupe aussi de l’enregistrement des demandes des autres migrants – lesquels peuvent être éligibles au statut de réfugié, mais aussi sous le coup d’une procédure dite « Dublin » – et donc de la législation européenne et non plus nationale…

Ainsi, en dernière analyse, la fragmentation est aussi celle de la souveraineté elle-même, ce qui représente un écart par rapport à la théorie de Giorgio Agamben, pour qui l’exception mène à l’absolutisme. Cette fragmentation éclaire d’un jour nouveau la position des municipalités qui ont été à l’initiative de la création des camps.

Faire exception à l’État ?

3. 3. Evacuation des campements devant le camp de la Chapelle, le 7 juillet 2017 (Capture d’écran, Sam Smith JRI, https://www.youtube.com/watch?v=_MDIKcWA4EE).

Souveraineté et informalisation de l’action municipale.

 « La planification (ou sa carence) fournit aux autorités un ensemble de technologies avec lesquelles elles peuvent légaliser, criminaliser, intégrer ou évincer.

Yiftachel, Theoretical notes on gray cities, 2009

Dans le contexte de la décentralisation et du désengagement économique de l’Etat, on assiste ainsi à une situation originale où c’est finalement la commune qui se place en pouvoir capable, en suspendant ses propres règlements d’urbanisme, de décréter l’exception8). Or, en vis-à-vis, la position de l’Etat est de tolérer, à nouveau à titre exceptionnel, ces rebuffades municipales. On retrouve alors une autre dynamique urbaine contemporaine, étudiée notamment par Ananya Roy (2008) qui avance que la possibilité pour l’Etat de frapper une construction ou un quartier de légalité ou d’illégalité est une application du pouvoir d’exception : une stratégie intentionnelle de planification par l’exception au droit régulier.

Ici, face à l’initiative des villes, l’État central se comporte comme il le fait face aux squats et bidonvilles : en oscillant entre éviction et tolérance (Aguilera 2014). A Grande-Synthe, toute existence officielle est déniée au camp de la Linière jusqu’au jour de l’ouverture, où un communiqué du Préfet de région le sanctionne immédiatement d’irrégularité – tout en le laissant exister.

Tout se passe comme si le face-à-face entre occupants informels et pouvoir urbain se convertissait en face-à-face entre pouvoir urbain et pouvoir central – comme si le pouvoir local adoptait dans cet affrontement les armes et stratégies des occupants informels pour formaliser leur présence. Prennent alors sens les différentes analogies observées entre les deux situations : même lieux, mêmes mises à profit d’interstices spatiaux ou temporels, mêmes légitimations par l’urgence et la nécessité… et même précarité vis-à-vis du pouvoir, puisque les choix municipaux de fonctionnement (association gestionnaire à Grande-Synthe) comme d’investissement (structures bois dans le bâtiment d’hébergement à Paris) font l’objet de révisions ou d’annulations par les services préfectoraux9.

Un nouveau rapport politique : le camp, modèle de la fabrique de la ville contemporaine ?

 « L’exceptionnalité est un élément central de cette nouvelle politique de la ville qui s’appuie sur la primauté donnée aux politiques territorialisées et à durée déterminée (project based initiatives) aux dépens des normes et procédures existantes. Ces changements impliquent, entre autres choses, l’émergence de nouveaux instruments d’action publique de nouveaux acteurs et institutions, et ont de lourdes conséquences sur les politiques urbaines en général et sur la démocratie locale en particulier. »

Swyngedouw, F. Moulaert, A. Rodriguez, « L’urbanisation néolibérale en Europe : grands projets urbains et nouvelle politique de la ville », 2014

 

Ces luttes opérationnelles, qui ne sont pas sans rappeler celle de David contre Goliath, où la ruse répond à la force sans que l’on puisse dire, à chaque étape, laquelle des deux va triompher, tranchent avec la représentation habituelle d’une planification conçue techniquement et en fonction d’objectifs futurs. Loin d’un urbanisme consensuel, la production de nouveaux espaces urbains se donne à voir comme directement politique, c’est à dire conflictuelle.

D’un côté, la mise en place des (ou l’existence des) deux camps témoigne d’une émancipation relative des pouvoirs municipaux vis-à-vis de l’Etat. En se dressant contre l’Etat et en passant outre son autorité, les deux équipes municipales semblent avoir pris acte d’un stade suprême de la décentralisation : cette autorité n’y paraît plus légitime. Damien Carême répond ainsi au préfet du Nord que la Linière est aux normes du HCR ; il annonce à ses administrés qu’il est soutenu par des délégations européennes et des fonds de l’UNESCO. En se plaçant sous le patronage de trois institutions internationales, il signe, à son échelle, l’adieu à l’Etat-nation que la politique néolibérale a écrit dans les trente dernières années, et rejoint symptomatiquement Agamben qui  définissait le camp comme l’espace où s’incarne « la crise durable du système politique de l’État-nation moderne ».

Il ne faudrait pas conclure cependant à l’originalité fondamentale de cette situation politique. En effet, bien loin de constituer un cas exceptionnel (au sens de rare) de la fabrique urbaine, elle semble au contraire tout à fait similaire à ce que documentent, à propos des grands projets urbains, les géographes radicaux cités ci-dessus dans leur critique l’urbanisation néolibérale en Europe : politique territorialisée, éphémère, impliquant de nouveaux acteurs internationalisés et passant outre la démocratie locale ; on pourrait croire que les lignes citées en exergue ont été écrites à propos de nos deux terrains, pourtant bien loin d’un urbanisme financiarisé et globalisé – ou même seulement concurrentiel. A nouveau, cette ville de l’abri transitoire et de la clandestinité relative, prend le visage de la « ville ordinaire ».

Les camps de la Chapelle et de la Linière s’apparentent aussi à l’urbanisme transitoire (qui met à profit pour des projets à durée déterminée les espaces en attente de projets pérennes), avec lequel ils partagent d’ailleurs, très concrètement, le sol : le site où a été construit le camp de la Chapelle faisait partie de la vingtaine de parcelles sélectionnées par SNCF Immobilier pour son appel à manifestation d’intérêt « Sites artistiques temporaires » : « Hier exploités pour le transport, aujourd’hui disponibles pour une autre finalité, et demain réhabilités, ces sites en mutation seront réinvestis pour une durée limitée […]. C’est l’occasion de réaliser sur des lieux inédits l’expérimentation d’un nouveau concept fondé sur une autre manière de vivre la ville et les territoires. »10. Si l’on considère que la réalisation de Julien Beller, saluée par les revues d’architecture, est de l’art, on peut dire que ce programme a été pleinement rempli.

Ces deux projets urbains ordinaires sont donc révélateurs, à plus d’un titre, de dynamiques urbaines globales, qui touchent à une recomposition non moins globale des rapports qui lient Etat, territoire et citoyenneté. Mais les deux observations qui précèdent laissent ouverte la question de la démocratie locale, qu’elle prenne la forme de concertation ou de transparence des marchés publics – deux aspects qu’à différents niveaux, les projets de M. Carême et Mme Hidalgo ont allègrement passé outre dans le montage des opérations. Mais d’un autre côté, quand le maire élu d’une commune de 22 000 habitants prend une décision de cette sorte sur son territoire, on peut penser que son autoritarisme doit être relativisé : il est en prise bien plus directe avec ses administrés que ne l’est l’Etat, car il en est le représentant direct et directement responsable. Ces deux maires, peut-être à l’inverse du Président de la République qui leur faisait face, ont assumé un choix politique, à l’échelle de leur commune, et contre l’État.

Ces deux projets ont été l’occasion de réintroduire un face-à-face entre les différents échelons de la représentation nationale, et ont dévoilé ce faisant que le jeu existant au sein même des règles et lois n’était pas toujours en faveur du pouvoir central. Le débat en cours sur l’accueil des migrants en Europe en est éclairé, pour nous, d’un jour un peu plus optimiste : il ne s’agit pas de considérer à l’œuvre une politique xénophobe imposée d’en haut sans prendre en compte l’opinion des peuples, mais bien d’identifier qu’au sein de la complexe hiérarchie des pouvoirs sur le continent se trouvent des espaces politiques où des voix divergentes se font entendre et donnent l’impulsion à des actions inédites.

Avec leurs limites et leurs défauts, les camps de la Chapelle et de la Linière nous semblent montrer la voie à suivre, pour que l’Europe accueille dignement les étrangers de passage ou non, mais aussi pour que la démocratie continue à s’exprimer dans toute sa conflictualité et à se réaffirmer dans les urnes, à l’échelle locale qui est peut-être, surtout en urbanisme, la plus importante.

FANNY TAILLANDIER

Fanny Taillandier est écrivain, agrégée de lettres modernes et étudiante en Master d’Urbanisme à Paris 1. Elle a publié un roman ainsi qu’une fiction documentaire sur les lotissements en France, Les états et empires du Lotissement Grand Siècle (PUF, « Perspectives critiques »), en 2016.

Bibliographie

Agamben, G., 1995, Moyens sans fins, [1995] rééd. Rivages poche, 2002, 120p.

Agamben, G., 2003, Homo Sacer. II, 1. Etat d’exception, Seuil, « L’ordre philosophique »151p.

Agier, M., 2008, Gérer les indésirables, Paris, Seuil, 265 p.

Aguilera T., 2014, « L’(in)action publique face aux squats discrets à Paris et à Madrid », Métropoles, 14, http://metropoles.revues.org/4860, consulté le 29 novembre 2016.

Bernardot, M. 2008, Camps d’étrangers, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 224 p.

Brenner N. et Theodore N. (dir.), 2003, Spaces of Neoliberalism. Urban restructuring in North America and Western Europe, Blackwell, Oxford, 312 p.

Brown, W., 2007, Les habits neufs de la politique mondiale : Néo-libéralisme et néo-conservatisme. Paris, Les Prairies ordinaires, 144 p.

Foucault, M, 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979. Paris, Seuil/Gallimard, 368p.

Fischer, N. 2007, « La rétention administrative dans l’état de droit. Genèse et pratique du contrôle de l’enfermement des étrangers en instance d’éloignement du territoire dans la France contemporaine », Thèse de doctorat, Sciences Po, 649p.

Hayat S. et Tangy L., 2011, « Exception(s) », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 20 | 2011, http://traces.revues.org/5035

Ong, A., 2006, Neoliberalism as exception : Mutations in citizenship and sovereignty, DukePress, 292 p.

Rentano T. et Tinti P., 2015, « Survive and advance. The economics of smuggling refugees and migrants into Europe », Institute For Security Studies, ISS Paper 289.

Robinson, J., 2002, Ordinary cities, Londres, Routledge, 228 p.

Roy, A., 2009 « Why India Cannot Plan Its Cities: Informality, Insurgence and the Idiom of Urbanization », Planning Theory 8, p. 76-87

Swyngedouw E., Moulaert F., Rodriguez A., 2014, « L’urbanisation néolibérale en Europe : grands projets urbains et nouvelle politique de la ville », in Villes contestées, Pour une géographie critique de l’urbain, C. Gintrac et M. Giroud dir. , Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014, p 143-161

Yiftachel, O. 2009, « Theoretical notes on ‘gray cities’ : the coming of an urban apartheid ? » Planning Theory vol 8(1), p. 87-99

Photo de couverture : Vue d’artiste de la « bulle » d’accueil du camp de la Chapelle. (Julien Beller, architecte (Presse, Ville de Paris))

  1. Cet article reprend les observations menées dans le cadre d’un mémoire de recherche de master soutenu en septembre 2017, sous la direction de Marie Morelle, à l’Université Paris 1. En prenant pour terrains les camps de la Chapelle et de la Linière, l’enjeu en était d’étudier les modalités de création de ces deux espaces par les pouvoirs municipaux. La recherche s’est appuyée sur de l’observation participante et des entretiens semi-directifs avec les acteurs associés à la réalisation des camps. []
  2. Article L2241-1 du Code général des collectivités territoriales. []
  3. Tel qu’autorisé par l’article L433-1 du Code de l’urbanisme. []
  4. Les 23/12/2015 et 31/05/2016 []
  5. Maryline Baumard, « Migrants: La France va ouvrir un camp humanitaire à Grande-Synthe », Le Monde, 31 décembre 2015 []
  6. Interview d’E. Cosse par Rachid Laïreche, 3 juin 2016, http://www.liberation.fr/france/2016/06/03/emmanuelle-cosse-sur-l-accueil-des-refugies-paris-ne-s-en-sortira-pas-seul_1457003 []
  7. Nicolas Fischer a montré la façon dont l’exception juridique dans les CRA pouvait se comprendre comme un rapport de forces dynamique : pour justifier l’exception, l’Etat invente de nouveaux cadres qui s’inscrivent in fine dans le droit et sont alors mobilisables contre l’exception (contre la rétention). []
  8. Depuis avril 2017, un décret dispense de toute formalité d’urbanisme les constructions « nécessaires à l’hébergement d’urgence des personnes migrantes en vue de leur demande d’asile », implantées pour une durée de moins d’un an. (Décret n°2017-708 []
  9. Les rapports d’opposition et de négociation avec l’Etat passent aussi par les associations gestionnaires des sites : Utopia56, après avoir été écartée de Grande-Synthe, se retirera de Paris en signe de désaccord. Emmaüs et la Cimade publieront par ailleurs des communiqués marquant leur désapprobation vis-à-vis de certaines pratiques imposées par l’État. []
  10. Communiqué de presse, 5 mai 2015. Dossier de presse disponible à l’adresse www.presse-sncf-immobilier.fr/wp-content/themes/sncfimmo/download.php?id. Nous soulignons. []

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