Les villes américaines / Obama et l’école : néolibéralisation et marchandisation des districts scolaires urbains
Nora Nafaa et David Giband
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L’article de Nora Nafaa et David Giband au format PDF
Pour nombre d’observateurs, l’élection de B. Obama était porteuse d’espoir en matière d’éducation. En effet, depuis la publication par l’administration Reagan du rapport « A nation at risk » en 1983 dénonçant la faillite du système public d’éducation, les différentes administrations républicaines comme démocrates n’ont eu de cesse de mettre en œuvre une néolibéralisation de l’éducation dont les deux mandats de G.W. Bush – qui ont inauguré un processus de dérégulation du système éducatif et de privatisation des écoles publiques – semblaient être le point d’orgue. Ces réformes ont contribué au démantèlement du système public d’éducation particulièrement dans les grandes villes, et ont renforcé les inégalités sociospatiales et raciales en matière d’éducation. Loin de revenir sur ces agendas néolibéraux, l’administration Obama poursuit et développe l’entreprise de néolibéralisation de l’école entamée par son prédécesseur. Prenant acte de la crise économique de 2008 et de la mise en faillite de nombreux districts scolaires urbains, son administration accélère la transition néolibérale, renforçant la privatisation des écoles en difficulté, désengageant encore plus l’État et œuvrant pour la diffusion de modes de gestion néo-managériale des établissements scolaires (responsabilisation, évaluation permanente) ; à tel point que l’historienne Diane Ravitch qualifiait récemment la politique éducative d’Obama « de troisième mandat de Bush » (Lipman, 2016).
Les promesses d’équité de la campagne furent recyclées dans un discours plus général valorisant la méritocratie et l’adaptation de l’école à l’économie du XXIe siècle, alors même que les inégalités scolaires, mesurées en termes de ressources et d’opportunité d’accès à une éducation de qualité, se sont singulièrement accrues. À l’image des territoires urbains, l’école en ville se caractérise par un déficit criant en ressources financières et humaines facilitant l’« accumulation par dépossession »1 (Harvey, 2007) et dont l’administration Obama a été un des promoteurs. L’article se propose de décrire l’état de l’éducation dans les villes, sa marchandisation et sa néolibéralisation, notamment à travers la mise en place des charter schools, mais également le renforcement du discours politique néolibéral à toutes les échelles. Ce texte prend appui sur des enquêtes de terrain2 dans plusieurs villes du pays (Atlanta, Miami, La Nouvelle-Orléans, Philadelphie, Pittsburgh, etc.) complétées par des données issues des administrations publiques (fédérales, fédérées, comtales et municipales.
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L’éducation aux États-Unis : un système en perpétuelle recomposition
La crise de l’éducation en ville n’est pas une question nouvelle. À l’instar de nombre de services et d’équipements urbains, les écoles publiques ont fait l’objet depuis plus de 20 ans d’un désinvestissement massif de la part des pouvoirs publics. Ces derniers optent pour une réduction des budgets et personnels des districts et des établissements scolaires pendant que les classes moyennes et supérieures fuyaient les écoles publiques urbaines pour les établissements privés ou ceux publics des espaces de la périphérie urbaine au rythme du white flight. Depuis les années 1990, la question éducative en ville est marquée de façon chronique par les faillites des districts scolaires des grandes villes (Chicago, Philadelphie, etc.) et la dégradation des conditions de scolarité (concentration des élèves issus des minorités et des foyers pauvres, délinquance et violences scolaires en hausse continue, taux élevé de décrochage au lycée). Autant d’éléments structurellement liés aux formes de ségrégations sociospatiales des métropoles américaines.
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Des écoles urbaines en faillite
Les districts scolaires des grandes villes sont marqués par la forte concentration d’élèves en difficulté issus de foyers pauvres. Cette dernière impacte directement les budgets des districts – découpage administratif équivalent aux académies – caractérisés par un écart grandissant entre la faiblesse des ressources fiscales disponibles (base d’imposition réduite, dotations en baisse) et des besoins croissants pour faire face aux problèmes éducatifs liés à la pauvreté. Parmi les 20 premières aires urbaines en 2015, la moitié scolarise plus de 30 % d’enfants sous le seuil de pauvreté dans leurs écoles publiques (fig. 1 & 2). La concentration de la pauvreté dans les districts scolaires des villes-centres, et notamment dans les écoles publiques3 , tient d’abord aux recompositions urbaines en cours depuis les années 1960. Le white flight et la suburbanisation des classes moyennes participent de la mise en œuvre d’un système éducatif métropolitain à double vitesse et inégalitaire (Spring, 2013). Le district scolaire de Chicago présente une dette d’un milliard de dollars, celui de Philadelphie pâtit d’un déficit structurel annuel de 300 millions de dollars et d’une dette de 3,5 milliards de dollars pendant que celui de Détroit est endetté à hauteur de 2,1 milliards. Les difficultés croissantes de financement des districts scolaires s’accumulent alors que dans le même temps les aides publiques se tarissent. Ces difficultés s’expliquent aussi par la mise en œuvre de politiques éducatives qui, dès la première administration Reagan (1980-1984), amorcent un tournant majeur dans la question éducative urbaine. L’intégration, la discrimination positive ainsi que l’égalité d’accès, portées par les politiques de déségrégation des années 1960, laissent place à des enjeux économiques de formation d’une main d’œuvre compétitive dans une économie mondialisée que le système éducatif ne parvient pas à former dans ces contextes urbains (fig. 11). Mise en concurrence, efficacité et privatisation des établissements et des districts remplacent progressivement les anciennes injonctions d’égalité de traitement.
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No Child Left Behind4 : un tournant néolibéral affirmé
La fin des années 1990 et la crise financière des grands districts urbains accélèrent la mise en place de politiques néolibérales en matière d’éducation, impulsée par l’administration Reagan et confirmées par l’administration Bush. Le tournant néolibéral des politiques éducatives est véritablement engagé avec la promulgation de la loi No Child Left Behind (NCLB) de 2001. Cette réforme du système éducatif peut se lire en deux temps. Elle repose d’abord sur le principe d’accountability5 . Celui-ci suggère que les enseignants, les écoles et les districts scolaires sont responsables des performances éducatives de leurs élèves, et est au fondement d’une évaluation-punitive à travers des tests standardisés. Les écoles les moins performantes sont ciblées par les plans de fermetures et de restructurations administratives à court terme. Cette réforme est ensuite marquée par le retrait progressif des autorités publiques, au niveau fédéral comme local. L’objectif consiste à déléguer la gestion à des organismes tiers, possiblement à but lucratif. Différents services sont à l’occasion supprimés (ramassage scolaire, cantines, infirmeries, soutien scolaire, etc.).
Les villes en déclin industriel de la Rust Belt sont particulièrement marquées par les coupes budgétaires et les restructurations financières et budgétaires des districts scolaires qui mènent à la fermeture de nombreuses écoles publiques (Jack & Sludden, 2013) (fig. 3). Ces fermetures d’écoles concernent les quartiers les plus déshérités comme les anciens ghettos, ayant perdu une partie de leur population et de leurs activités économiques et dont le coût de maintenance de l’établissement est considéré comme trop élevé (fig. 4). L’un des aspects de la réforme consiste à encourager l’individualisation de l’éducation par la mise en place d’un diagnostic pour chaque élève en fonction de ses besoins. Le budget attribué à chaque établissement scolaire dépend à la fois du nombre d’élèves et de leur progrès aux tests nationaux, certains disposent d’une enveloppe plus importante car nécessitant des programmes spécialisés. Par ailleurs, chaque élève quittant une école impacte son budget à la baisse. Les écoles n’ayant que la moitié de leurs capacités d’effectifs sont les cibles privilégiées des fermetures qui achèvent la marginalisation de ces élèves. À Chicago, 88 % des élèves affectés par les fermetures d’écoles annoncées en 2010 étaient afro-américains, et 10 % étaient hispaniques et appartenaient à des foyers pauvres6 . Dans les quartiers des anciennes minorités ethniques, les fermetures aggravent considérablement les inégalités scolaires. Ainsi, dans des districts scolaires en banqueroute, la suppression du ramassage scolaire (les bus jaunes), augmentant la distance entre le domicile d’un élève et son école par sa réaffectation dans un nouvel établissement, constitue un facteur supplémentaire d’abandon scolaire (Lipman, 2013).
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La privatisation de l’éducation : du discours de l’innovation pédagogique à celui de la seule alternative
Le néolibéralisme se définit en deux temps selon Hackworth (2007). Il s’agit d’abord d’une idéologie transmise par un ensemble de discours et par une rhétorique présente dans l’ensemble de la vie sociale ; et ensuite un ensemble de réformes au niveau local comme national qui accentuent la privatisation des services publics, la dérégulation des normes ainsi que la délégation des compétences de l’État. Les charter schools (écoles sous mandat) constituent l’emblème tout autant que l’outil privilégié de cette privatisation de l’éducation qui a connu une forte accélération sous la présidence Obama.
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Les charter schools, modèle hybride d’écoles publiques quasi-privées
Ces écoles à financement public et gestion privée sont apparues dans les années 1980 alors que l’administration Reagan axait son discours sur le besoin d’innovation dans l’éducation afin de préparer une main d’œuvre qualifiée et compétitive sur le marché international et permettre au pays de conserver son rang de puissance économique. Elles peuvent être considérées comme un modèle hybride entre le système public et la logique entrepreneuriale du secteur privé, tant dans leur fonctionnement que dans leur financement, sans pour autant exiger de frais de scolarité.
La première est autorisée dans le Minnesota afin de permettre aux parents et aux enseignants de créer une école pédagogiquement innovante en 1992 (fig. 5 & 6). Les principes sont simples : un ratio enseignant/élève plus grand que dans les écoles publiques, des programmes scolaires spécialisés, un engagement nécessaire des parents et des financements extérieurs au district scolaire. L’enthousiasme gagne rapidement les États car elles représentent une opportunité législative qui délie les écoles de leur dépendance au district et interdit au personnel de se syndiquer. La majorité des États les ont autorisés avant la promulgation de la loi NCLB, le mouvement de « charterisation » des écoles publiques se poursuit à un rythme ininterrompu à l’initiative de l’administration Obama en 2009.
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En 2015, ces écoles accueillaient 2,9 millions d’élèves, 6 % des effectifs des écoles publiques dans le pays. Le nombre de ces écoles, gérées comme des entreprises, ne cesse d’augmenter (fig. 7). Elles sont présentées comme une alternative aux écoles en difficulté des quartiers pauvres et peuvent être créées ex-nihilo ou par reconversion d’une école publique.
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Des écoles sur le modèle de l’« accumulation par dépossession »…
Derrière les discours valorisant l’innovation pédagogique, on retrouve une entreprise de néolibéralisation d’un service public. C’est à travers les mots de Harvey que Saltman décrit le processus d’ouverture des charter comme une « accumulation par dépossession » (Saltman, 2007 ; Harvey, 2007). L’entreprise de néolibéralisation de l’éducation consiste préalablement en l’appauvrissement des districts scolaires publics, qui passe notamment par la suppression de services et financements provocant une faillite qui rend nécessaire la privatisation.
Les charter apparaissent de manière préférentielle dans deux types d’espaces pour faire face à une situation de faillite rendant « nécessaire » le recours à ce type d’écoles pour « sauver les enfants ». On les trouve, tout d’abord, dans les États républicains et conservateurs, où les syndicats sont peu présents voire interdits, à l’exemple de la Géorgie, et dont le rejet de toute forme de gouvernement centralisé demeure fort (fig. 8).
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Les villes en déclin constituent un second groupe. Dans ces villes où les districts scolaires ont connu une série de banqueroutes et de mises en faillite, les gouvernements locaux (États et municipalités) y favorisent l’installation des charter en les présentant comme la seule solution financièrement et pédagogiquement viable. Saltman qualifie cette stratégie de « smash and grab privatization »7 . Aujourd’hui, 14 districts dans le pays ont plus de 30 % d’élèves scolarisés dans une charter, et 160 districts plus de 10 % de leurs élèves (fig. 9).
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Ces écoles ont de quoi séduire. Dans un marché de l’emploi fragile, notamment pour les enseignants dont les contrats à durée limitée encouragent la mobilité, les charter apparaissent comme un environnement de travail désirable car elles bénéficient de dérogation vis-à-vis des législations des États (programmes scolaires choisis, non-obligation aux tests standardisés, ratio enseignant/élève plus grand, accès à des ressources supplémentaires). Ces écoles drainent les meilleurs enseignants et contribuent à construire une hiérarchie dans les représentations des parents : les charter y sont synonymes de réussite éducative. Les parents les plus attentifs et éduqués choisissent ces écoles plutôt que les écoles publiques traditionnelles. Ces dernières sont privées d’un ensemble croissant de ressources réaffectées aux charter et pâtissent d’une image d’écoles délaissées, non innovantes et choisies par défaut.
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… Pour un « capitalisme du désastre »
La privatisation de l’éducation aux États-Unis s’effectue lors de périodes de crises économiques graves, marquées par les cures d’austérité et les déficits fiscaux des villes. Elles facilitent une « privatisation par la porte-arrière » (Saltman, 2007) et relève d’un « capitalisme du désastre » (Klein, 2007), investissant les services publics lorsque ceux-ci sont en faillite sur de longues périodes. Les entreprises privées se saisissent de périodes de vulnérabilité pour se substituer à l’État dans les compétences qu’il n’a pas les moyens d’exploiter.
Le cas le plus emblématique est celui de la privatisation du district scolaire de La Nouvelle-Orléans suite à l’ouragan Katrina en 2005. 100 écoles sur 128 ont été endommagées, accueillant près de 65 000 élèves. La catastrophe accélère la mise en difficulté du district scolaire désormais placé sous l’autorité de l’État de Louisiane à travers la création du Recovery School District8 (RSD). Celui-ci précipite la privatisation du système public d’éducation de la ville. En 2014, toutes les écoles dépendant du RSD sont désormais des charter, dont l’organisation KIPP gère la majorité (fig. 10).
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D’autres districts scolaires urbains connaissent un sort identique. À Chicago, 89 écoles ont fermé pour 128 charter ouvertes ; à Détroit, 69 pour 24 ; et à Philadelphie 30 pour 86. Dans les grandes métropoles, les charter ne sont plus seulement des initiatives ponctuelles d’innovation mais une réelle alternative, voire un modèle à suivre au nom du libre-choix scolaire. Ainsi de grands districts scolaires ont accéléré leur charterisation. À Los Angeles, encouragé par de grandes fondations à développer les charter, le LA Unified School District a enregistré une hausse de 141 % des créations de charter depuis l’élection de Barack Obama. La privatisation de l’éducation représente en effet un marché économique porteur et constitue une réponse politique commode pour les élus républicains comme démocrates confrontés depuis la récession économique de 2007 à des impératifs budgétaires et continuant dans les discours à placer l’éducation au cœur de leurs préoccupations politiques et sociales (Peck, Theodore & Brenner, 2012 ; Lipman, 2015).
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L’ère d’Obama : une néolibéralisation renforcée de l’école publique en réponse aux agendas économiques des grandes métropoles
En matière d’éducation, les deux mandats d’Obama ont été marqués par la mise en place du programme Race to the Top (RTTT). Cette enveloppe financière fédérale de 4,35 milliards de dollars créée récompense les stratégies innovantes en éducation poursuivant et développant la privatisation et la dérégulation de l’éducation en ville.
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Introduire la culture du « no-excuses » et renforcer la compétition
Rappelons que l’élection d’Obama prend place dans un contexte de récession économique où le candidat Obama se présente comme celui de tous les Américains, et non seulement celui de la seule communauté afro-américaine. À ce titre, la RTTT prend appui sur un discours introduisant la culture du « no-excuses » (Education Week, 08/09/2009). L’idée est de promouvoir l’accès à une éducation de qualité afin que chacun s’affranchisse des barrières sociales et raciales qui empêchent sa réussite.
Obama incarne ce discours puisqu’en accédant à la présidence, il semble briser le plafond de verre auquel se heurtent les minorités afro-américaines. La charterisation des écoles publiques urbaines intègre pleinement cette idéologie. Le recrutement se fait par exemple par loterie, présenté comme le processus le moins inégalitaire. Chacun peut candidater et les heureux élus sont tirés au hasard. Ce processus prend en réalité des formes différentes selon les écoles, les districts et les États (Lipman, 2013). Néanmoins, dans cette rhétorique néolibérale, le hasard devient le meilleur moyen de mettre en œuvre l’idéal d’égalité des chances et la théorie de l’autorégulation du marché (Maranto & McShane, 2012).
Dans le discours d’Obama, le projet néolibéral s’affranchit du racisme et promeut une forme de multiculturalisme intégrateur (Melamed, 20069 ). C’est précisément à travers les charter que le discours méritocratique trouve sa meilleure expression : si un enfant intègre une charter, supposée meilleure, alors il a toutes les chances de réussir et son succès ne dépend plus que de lui. Les entreprises et les grandes fondations caritatives se sont saisies de ce marché lucratif afin d’investir les districts urbains marqués par le manque de ressources et une présence plus grande des minorités (principalement noires et hispaniques) où elles promeuvent de tels modèles et y développent une idéologie éducative néolibérale.
Cette idéologie se renforce par le réagencement des dotations fédérales jusque-là attribuées selon des formules en fonction des besoins, réévaluées par l’Every Student Succeeds Act de 2010 (ESSA). RTTT induit une mise en compétition affichée des États (McGuinn, 2014). C’est une bourse-concours incluse dans l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009 et votée au Congrès. L’objectif est de rompre avec une stratégie de la réforme imposée aux gouvernements locaux par l’incitation fédérale impulsant une dynamique de compétition à celui qui réforme le plus vite et selon les critères de l’État fédéral afin d’obtenir les fonds alloués, utilisant la carotte plutôt que le bâton par la branche exécutive du pouvoir plutôt que par le Congrès. 23 États ont ainsi changé leurs législations pour se conformer à RTTT. 13 ont encouragé les charter, et plusieurs ont passé de nouvelles lois pour intervenir davantage dans les districts urbains les plus pauvres. La rhétorique anti-NCLB et anti-tests standardisés pour évaluer les élèves a en réalité été déplacée sur l’évaluation des enseignants, précarisant leurs statuts de travailleurs et affaiblissant le pouvoir des syndicats.
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Les minorités, cibles « privilégiées » des charter ?
Les charter sont plus nombreuses dans les districts dont la part des minorités est plus importante que la moyenne nationale, tout comme la part d’enfants sous le seuil de pauvreté (fig. 1, 9 & 11). C’est pourquoi on les retrouve souvent dans des villes dont le maire est démocrate (et souvent issu d’une ancienne minorité) et le gouverneur républicain. Cette dichotomie est essentielle car les réformes législatives en matière d’éducation prennent place au niveau de l’État fédéré qui ces dernières années ont repris en main nombre de districts urbains gérés par les municipalités et jugés défaillants, facilitant la mainmise républicaine sur la gestion démocrate des écoles urbaines. C’est ainsi le cas de Détroit et Flint dans le Michigan, Gary dans l’Indiana, ou encore Cleveland dans l’Ohio.
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Si en 2000, avant le lancement de la loi NCLB, les charter ciblaient un public majoritairement blanc (61,8 %), en 2004, ce taux tombe à 41,8 % puis à 34,9 % en 2014 (fig. 12). Bien que le nombre absolu d’enfants blancs inscrits continue d’augmenter, ce changement souligne un revirement dans l’utilisation stratégique des charter qui ne servent plus seulement à satisfaire les exigences pédagogiques des foyers blancs de banlieue mais à assurer définitivement la transition néolibérale du système public d’éducation des villes-centres des grandes agglomérations (fig. 13).
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Chicago est un exemple emblématique de cette transition. La ville du président est également celle d’Arne Duncan, secrétaire à l’éducation d’Obama. L’ancien superintendant du district scolaire de Chicago a fait de celui-ci le laboratoire du dispositif RTTT. Lors de sa première campagne présidentielle, Obama prend sa ville pour exemple dans la politique éducative qu’il souhaite mettre en place dans le pays, promouvant la privatisation et l’emboîtement du système public et des coopérations avec les groupes privés :
« Nous pouvons apprendre de l’innovation présente dans tout le pays mais aussi juste ici à Chicago. Les écoles publiques de Chicago collaborent sur de nombreuses innovations avec des fondations et groupes […], nous regardons cette expérience avec grand intérêt. Ce n’est pas facile, ce n’est pas populaire auprès de tous, et, au final, quelques expériences seront peut-être rejetées. Mais nous ne pouvons pas arrêter d’essayer. Nous devons continuer à avancer pour le bien de nos enfants. Maintenant, le problème au niveau national est que nous n’appliquons pas ce que nous avons appris de ces réformes à notre politique éducative nationale. Et donc nous avons besoin d’une nouvelle vision pour l’éducation en Amérique, une vision où nous dépassons l’idéologie pour expérimenter ces dernières réformes, mesurer les résultats, et prendre des décisions politiques fondées sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. » (B. Obama, 13/03/2006, 21st century schools for a 21st century economy).
Lors de la fermeture de 47 écoles en 2013, 88 % des élèves concernés sont noirs (contre 43 % pour l’ensemble du district), 10 % sont hispaniques (44 % du district), 0,7 % sont blancs (8 % du district), et 94 % sont issus de familles pauvres (76 % dans le district). Ces élèves sont alors rescolarisés majoritairement dans les 128 charter qui aujourd’hui accueillent 57 457 élèves, soit 17 % du district scolaire (fig. 14). Les élèves noirs et hispaniques y sont surreprésentés. Les résultats du district montrent que les élèves inscrits dans les charter ont plus de chance d’intégrer l’enseignement supérieur mais cette hausse des adhésions des jeunes issus des minorités n’est pas complètement liée à la scolarisation en charter qui elle-même trie ses élèves.
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La Californie constitue un autre cas intéressant. Second état à accueillir les charter en 1992, l’État figure au cœur des stratégies d’investissements de la part de grandes fondations privées intervenant dans le champ éducatif. À Los Angeles, ces fondations trouvent un intérêt dans les charter. Le réseau Alliance a ouvert en 2004 et regroupe aujourd’hui 27 écoles et près de 12 000 élèves. L’attention est portée sur les élèves hispaniques et issus de familles à bas revenus. Le réseau est financé en partie par les sources traditionnelles de financement, mais aussi par un grand nombre de donateurs privés10 . L’accent est mis sur la préparation à l’enseignement supérieur. Le LA Unified School District regroupe 640 000 élèves, dont 20 % sont en charter en 2015. L’ampleur du réseau montre qu’il ne s’agit plus de proposer des incubateurs d’innovation mais bien de proposer un nouveau modèle.
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Une dérégulation encouragée par les conservateurs : libéralisme économique et conservatisme politique
Lors de sa seconde campagne présidentielle, Obama a replacé l’éducation au cœur de son projet politique, présentant l’éducation comme un bilan positif de son premier mandat, applaudi d’ailleurs par les conservateurs (Politico, 10/06/2012). RTTT a faussement mis un coup d’arrêt à la lancée du NCLB. Alors que le NCLB rendait obligatoire les tests standardisés, RTTT assouplit cette obligation. Seuls les États souhaitant accéder à la bourse ont obligation à les mettre en place. Le budget fédéral pour l’éducation a distribué plus de 100 milliards aux États en 2009. Le discours s’est orienté sur la préparation des jeunes Américains à l’avenir et à l’entrée dans l’enseignement supérieur pour demeurer compétitif sur le plan global, reprenant la rhétorique républicaine de R. Reagan à G.W. Bush. La présentation même de l’éducation primaire et secondaire sur le site internet de la Maison Blanche reprend cet argumentaire mettant en avant la nécessité pour le pays de créer une main d’œuvre capable de s’intégrer à l’économie globale :
« Dans l’économie globale contemporaine, une éducation de haute qualité n’est plus seulement un chemin vers les opportunités – c’est un prérequis pour le succès. Parce que le progrès économique et les résultats scolaires sont inextricablement liés, éduquer chaque élève américain pour qu’il soit diplômé du lycée et préparé à l’enseignement supérieur ainsi qu’à une carrière est un impératif national. Le président a formulé pour l’Amérique l’objectif une fois encore de mener le monde dans l’enseignement supérieur pour 2020, et tous les efforts du Président Obama dans le domaine de l’éducation visent cet objectif primordial. Pour créer une économie pérenne, nous devons offrir à chaque élève une éducation complète et compétitive qui lui permette de réussir dans une économie globale fondée sur la connaissance et l’innovation. » (La maison blanche, consulté le 15/08/2016)
L’encouragement à la création de charter a séduit les conservateurs car ces établissements scolaires permettent aux grandes fondations d’investir dans l’éducation tout en choisissant la destination de leurs capitaux, ayant un droit de regard sur les contenus pédagogiques, les modes de gestion et de recrutement en siégeant dans les conseils d’administration présidés par le CEO de la charter. La Broad Foundation a ainsi investi plus de 150 millions de dollars dans les charter, dont 79 à Los Angeles. Les prix de la fondation remis aux élèves se focalisent sur les résultats aux tests nationaux mesurant les compétences nécessaires à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Le tournant éducatif des investissements des donateurs privés reflète cette volonté d’investir auprès d’entités privées opérant dans des écoles affichées comme publiques afin de conserver un contrôle sur le financement qui ne dépend plus du district scolaire. Ces stratégies s’appuient sur un réseau structuré de think tank conservateurs publiant des rapports de recherche survalorisant les initiatives pédagogiques des charter tels que l’Urban Institute, Heritage Foundation et Heartland Institute Chicago (2007).
Par ailleurs, RTTP a montré que la branche exécutive a su se saisir des fonds fédéraux pour encourager les réformes législatives dans les états fédérés sans passer par le Congrès contrairement aux réformes de santé. Cette stratégie politique néanmoins n’a pas sécurisé le dispositif et laisse entrevoir aux potentiels candidats une chance de le défaire. Cette stratégie, si elle a permis une rapide réforme, a aussi introduit une grande flexibilité et précarité dans l’attribution des aides fédérales.
En conclusion, les deux mandats du président Obama ont confirmé la poursuite de la néolibéralisation de l’éducation aux États-Unis en encourageant une privatisation à peine déguisée des écoles publiques et des services périscolaire sur un fond de discours néolibéral mettant en avant la compétitivité et l’offre scolaires sur le marché éducatif. Dans les espaces urbains, ces transformations se manifestent prioritairement dans les espaces les plus déshérités (ghettos, quartiers des minorités). Le processus d’« accumulation par dépossession », au cœur des politiques urbaines néolibérales, s’applique à l’éducation saisie par les gouvernements urbains qui se font publicitaires de leur districts afin d’attirer les capitaux et investissements privés (Harvey, 2005). Elle est placée au cœur des stratégies politiques car l’offre scolaire d’une ville participe de ses aménités urbaines et de son attractivité (Cucchiara, 2013). Afin d’attirer les classes socio-professionnelles supérieures, les écoles doivent répondre aux critères de celles-ci et justifient les investissements des classes d’affaires car elles sont au cœur des stratégies résidentielles des parents (ou futurs parents) et jouent un rôle prédominant sur le marché immobilier. En corollaire, elles contribuent à accélérer singulièrement les inégalités sociales et raciales au sein des métropoles du pays. À l’instar de ce que l’on observe avec la gentrification résidentielle, ces dynamiques font l’objet de vives tensions et de dénonciations des populations cibles de ces réformes et sont au cœur des débats des primaires pour les élections présidentielles de 201711 .
DAVID GIBAND ET NORA NAFAA
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David Giband est professeur des universités à l’université de Perpignan Via Domitia en géographie, aménagement du territoire et urbanisme et directeur du laboratoire ART-Dev UMR 5281. Ses travaux de recherche portent sur les politiques urbaines, la politique de la ville, les inégalités, les métropoles, la géographie urbaine et sociale, sur différents terrains d’études (États-Unis, France, Espagne).
David.giband AT univ-perp DOT fr
Nora Nafaa est doctorante à l’université de Perpignan Via Domitia en géographie au sein du laboratoire ART-Dev UMR 5281. Ses travaux portent sur la recomposition des territoires scolaires à travers la néolibéralisation des gouvernements urbains introduisant un nouvel ordre métropolitain. Le positionnement scientifique est celui de la géographie sociale, inspirée des études radicales états-uniennes, ancrée dans des études de terrain (Philadelphie et Atlanta).
Nora.nafaa AT univ-perp DOT fr
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Couverture : Benjamin Franklin High School, Philadelphia (Nafaa, 2016)
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Bibliographie
Cucchiara M. B., 2013, Marketing schools, marketing cities: Who wins and who loses when schools become urban amenities, University of Chicago Press, Chicago, London, 281 p.
Hackworth J., 2007, The neoliberal city: Governance, ideology, and development in American urbanism, Cornell University Press, Ithaca, London, 225 p.
Harvey D., 2005, A brief history of neoliberalism, Oxford University Press, Oxford, New York, 247 p.
Klein N., 2007, The shock doctrine: The rise of disaster capitalism, Allen Lane, London, 358 p.
Lipman P., 2013, The new political economy of urban education: Neoliberalism, race, and the right to the city, Routledge, New York, 205 p.
Lipman P., 2015, « Urban education policy under Obama », Journal of Urban Affairs, n°37, 57-61.
Maranto R. et McShane M.Q., 2012, President Obama and education reform: The personal and the political, Palgrave Macmillan, 186 p.
McGuinn P., 2014, « Presidential Policymaking: Race to the Top, Executive Power, and the Obama Education Agenda », The Forum, n°12, 61-79.
Melamed J., 2006, « The spirit of neoliberalism, from racial liberalism to neoliberal multiculturalism », Social Text, n°89, 1-24.
Peck J., Thoedore N. et Brenner N., 2012, « Neoliberalism Resurgent? Market Rule after the Great Recession », The South Atlantic Quarterly, n°111, 265–288.
Saltman K. J., Capitalizing on disaster: Taking and breaking public schools, Routledge, Boulder, London, 2015.
Spring J., 2013, The American school, a global context: From the puritans to the Obama administration, McGraw-Hill Higher Education, New York, 459 p.
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- Par l’expression « accumulation par dépossession », Harvey décrit le caractère prédateur du capitalisme mettant l’accent sur l’expropriation de ressources comme condition de l’accumulation du capital. [↩]
- Sous forme d’entretiens auprès des différents acteurs de l’éducation, d’observations et de recueil d’informations. [↩]
- On ne prendra pas en compte les écoles privées (religieuses ou non) dans cet article. Elles représentent une alternative aux écoles publiques mais ne sont pas une réelle concurrence dans les grandes villes. [↩]
- Se traduit par « Aucun-enfant-laissé-pour-compte ». [↩]
- Se traduit par « responsabilisation », ensemble de mesures facilitées par la mise en place de tests standardisés qui permettent de mesurer la « performance » des élèves à tous les niveaux. [↩]
- 95 % des enfants y bénéficiaient de programmes de repas de cantine gratuits. [↩]
- Se traduit par « privatisation par destruction-appropriation », Saltman, 2007. [↩]
- Les prises en charge par l’État sont fuies par les différents acteurs car elles symbolisent une mainmise sur laquelle les acteurs locaux n’ont aucun pouvoir. [↩]
- “I consider [that] neoliberal multiculturalism repeats some of the core procedures of racial liberalism. It sutures official anti-racisms to state policy in a manner that hinders the calling into question of global capitalism, it produces new privileged and stigmatized forms of humanity, and it deploys a normative cultural model of race (which now sometimes displaces conventional racial reference altogether) as a discourse to justify inequality for some as fair or natural. The racial contradictions that such procedures disavow or manage for global capitalism today manifest both within and beyond color lines”, (Melamed, 2006, p. 14). [↩]
- Liste des donateurs privés du réseau Alliance. [↩]
- B. Sanders en a fait un des axes de son programme électoral appelant à un contrôle plus strict des charter schools (notamment par une évaluation des retombées pour les communautés et les quartiers que ces écoles servent), et s’opposant, par exemple, à l’utilisation des allocations scolaires publiques en faveur des écoles privées et des charter. [↩]