Lu / La ville néolibérale, Gilles Pinson
Arthur Bertucat
Le Lu d’Arthur Bertucat au format PDF
Rendre le concept de « néolibéralisme » compréhensible par le plus grand nombre et surtout le rendre concret en montrant sa traduction dans les politiques urbaines et les processus à l’œuvre dans la fabrique de la ville, tel est le projet de l’ouvrage La ville néolibérale de Gilles Pinson, publié en août 2020 aux éditions PUF. Cette entreprise de synthèse s’inscrit dans la continuité des travaux de l’auteur, professeur de science politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au sein du centre Émile Durkheim, spécialiste des politiques urbaines, des grands projets urbains et de la gouvernance métropolitaine.
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Le projet d’une synthèse critique
La ville néolibérale opère une synthèse des travaux francophones et anglophones des trente dernières années portant sur les politiques urbaines néolibérales et les transformations urbaines qui en résultent. Gilles Pinson établit dans l’introduction une généalogie des approches du néolibéralisme par les sciences sociales. Il identifie quatre courants théoriques successifs :
- L’approche du géographe américain David Harvey qui réactualise les thèses marxistes en s’intéressant à la dimension spatiale du capitalisme et qui fait du néolibéralisme « une nouvelle modalité de gestion du surplus capitaliste ».
- Les travaux de la sociologie bourdieusienne qui s’intéressent aux stratégies d’acteurs et des groupes qui diffusent et implémentent des logiques néolibérales dans le champ des politiques publiques étatiques.
- Les travaux de Michel Foucault qui rejettent l’idée selon laquelle le néolibéralisme serait une idéologie structurée et cohérente, imposée par des acteurs dans un but précis. Le néolibéralisme n’est alors plus un projet politique mais plutôt une forme d’ethos assimilé par les acteurs politiques comme par les citoyens et modifiant leurs comportements et leurs actions à différentes échelles.
- Enfin, le courant de la géographie critique anglophone du néolibéralisme rassemblé depuis le début des années 2000 autour d’auteurs tels que Neil Brenner, Jamie Peck ou Nick Theodore.
L’exposition et l’examen critique des thèses élaborées par ce courant théorique de la géographie critique anglophone se révèle être le projet de l’ouvrage de Gilles Pinson. Trois raisons expliquent ce choix. Dans leurs travaux, ces auteurs tentent d’opérer une synthèse des trois approches présentées précédemment. Ils accordent une place centrale aux jeux d’acteurs privés et publics et s’intéressent à la diffusion des idées entre le champ académique et le champ opérationnel (Bourdieu). Ils appréhendent le néolibéralisme de manière protéiforme à la manière de Foucault (théories économiques, politiques publiques, projet gouvernemental, subjectivités individuelles, etc.) et s’inscrivent dans une démarche d’analyse et de dénonciation des formes de domination induites par ces politiques urbaines néolibérales (Harvey). Ils ont aussi pour caractéristique d’étudier les politiques néolibérales à travers leurs implications sur la fabrique de la ville. Enfin, ces travaux demeurent largement méconnus du lectorat francophone.
L’auteur, s’il affirme tout le long de l’ouvrage la grande force de cette approche de la géographie critique et le renouvellement épistémologique qu’il induit, se positionne néanmoins selon ses propres termes en « sceptique séduit ». Son projet est donc de présenter, de débattre et de critiquer ces travaux ; d’en montrer selon ses termes les forces et les faiblesses. Pour le mener à bien, il articule sa pensée en trois parties. La première partie s’inscrit dans une approche historique des formes et des politiques urbaines et entend présenter la manière dont le néolibéralisme a transformé les modèles urbains historiques. La seconde partie montre la manière dont le processus de néolibéralisation recompose les politiques urbaines et, à travers elles, la ville. Enfin, la dernière partie décentre le regard vers les citadins et entend présenter les conséquences de ce processus de néolibéralisation sur les pratiques urbaines et le droit à la ville.
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Histoire économique et politique de la formation d’un concept
Tout au long de son ouvrage, l’auteur témoigne d’un vrai souci pédagogique. Il part du constat que la compréhension de la notion de néolibéralisme est saturée de significations distinctes voire contradictoires. Cette opacité est due à la polysémie du terme qui s’inscrit à la fois dans le champ des sciences économiques et politiques, ainsi qu’à l’entremêlement de discours scientifiques, politiques et militants. L’introduction et la première partie de l’ouvrage servent à réinscrire la théorie du néolibéralisme dans l’histoire des idées politiques et économiques, en adoptant un cheminement chronologique. L’auteur repart de la définition du libéralisme formulée par Stuart Mill et réécrit une courte mais dense histoire des théories économiques du XIXe au XXIe siècle jusqu’à la formulation des thèses néolibérales avec Hayek et Friedman dans les années 1960 et 1970. Une telle démarche est d’autant plus utile qu’elle permet de montrer la construction et l’évolution conjointes du libéralisme puis du néolibéralisme dans les champs économique et politique sur cette période. Gilles Pinson constitue ainsi une boite à outils théorique, redéfinit un vocabulaire technique et pose les bases qui permettront au lecteur néophyte de suivre sa démonstration. C’est dès lors un ouvrage qui s’adresse en même temps à deux types de lectorat : les étudiants et universitaires qui souhaitent se mettre à jour sur le courant de la géographie critique du néolibéralisme, mais aussi un public plus large qui souhaiterait approfondir une notion difficile à appréhender. Le grand effort de vulgarisation de l’écriture et le format court de l’ouvrage (160 pages) le rendent très accessible. À ce titre peut être remarqué l’usage d’une grande diversité d’exemples pour illustrer les différentes politiques urbaines présentées.
Cette histoire de la pensée économique et politique depuis le XIXe siècle apporte des repères théoriques essentiels pour aborder l’histoire des politiques urbaines dans les villes d’Europe et d’Amérique du Nord sur la même période. L’auteur a le souci constant d’inscrire les différentes politiques urbaines étudiées dans leur contexte historique et dans la pensée économique de l’époque. La première partie de l’ouvrage retrace les grandes lignes d’une histoire des politiques urbaines en trois temps : le fordisme, la crise du fordisme dans les années 1970 et la montée en puissance des doctrines néolibérales depuis lors. L’enjeu est de comprendre à la fois de quelle manière le processus de néolibéralisation a modifié l’héritage fordiste de ces villes mais aussi comment les doctrines néolibérales se sont diffusées chez les acteurs publics. Une orientation centrale des politiques néolibérales est ici mise en lumière. En réaction à la crise du keynésianisme, les thèses néolibérales prônent d’abord un désengagement de l’État qui, par ses interventions (imposition, régulation financière, planification, etc.), entraverait le bon fonctionnement du marché. Ce désengagement n’induit cependant pas un retrait total de l’État en faveur du marché. Au contraire, l’État néolibéral est un agent au service du marché qui favorise son bon fonctionnement.
Il est important de remarquer que l’ouvrage ne cherche pas à fixer dès le départ la définition du « néolibéralisme » et encore moins celle de la « ville néolibérale ». Les définitions qui sont proposées en introduction aux pages 11 et 12 demeurent des points d’origine pour une réflexion scientifique en cours. Le terme de « ville néolibérale » recouvre en réalité un grand nombre de processus distincts et pas toujours connectés entre eux, à travers lesquels certains auteurs voient une cohérence d’ensemble tandis que d’autres la contestent ou y accolent des mécanismes différents. Il est aussi intéressant de se demander de quelle « ville » parle Gilles Pinson dans son ouvrage : les travaux anglophones se focalisent principalement sur les grandes métropoles d’Amérique du Nord et d’Europe, même si l’auteur essaye quand il le peut de diversifier ses exemples (Istanbul en Turquie, Porfirio Lobo au Honduras, etc.) La question de la diffusion, de l’adoption et de l’adaptation ou non de ces logiques néolibérales dans les villes des pays du Sud n’est pas abordée dans l’ouvrage.
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Une grille de lecture originale de la fabrique urbaine contemporaine
Dans sa seconde partie, l’auteur rentre dans le cœur de ce qui fonde l’originalité des travaux de la géographie critique : l’étude des effets des politiques néolibérales sur les villes et les politiques urbaines. Deux processus concomitants sont mis en exergue : la « néolibéralisation de l’urbanisme » et « l’urbanisation du néolibéralisme ».
La « néolibéralisation de l’urbanisme » renvoie à la redéfinition des politiques urbaines, c’est-à-dire l’évolution de leurs objectifs et de leurs moyens d’action, à l’aune des logiques néolibérales. Ces politiques urbaines sont d’abord mises en place par des gouvernements néolibéraux. À titre d’exemple, dans les années 1980, les gouvernements de Margaret Thatcher au Royaume-Uni ou de Ronald Reagan aux États-Unis réduisent les finances des collectivités urbaines, restreignent leurs champs de compétences exécutives au profit d’organes non élus et promeuvent la privatisation de certains équipements et services urbains. Cette néolibéralisation ne peut cependant pas être réduite à une politique par le haut. Progressivement, les logiques néolibérales sont reprises à d’autres échelles par certains gouvernements urbains. Gilles Pinson choisit de concentrer son étude sur trois domaines d’action des politiques d’urbanisme : la planification urbaine, la politique du logement et la politique de la Ville (au sens français du terme) à destination des quartiers en difficulté. Les travaux qu’ils synthétisent démontrent le passage des politiques urbaines fordistes de la demande à des politiques néolibérales de l’offre : l’urbanisme n’est plus conçu dans un but de redistribution et de lutte contre les inégalités mais est au contraire caractérisé par une mise en concurrence des territoires et des acteurs, censée favoriser le développement. L’objectif de ces politiques est de financer les territoires et les projets les plus susceptibles d’être attractifs et compétitifs, en partant du principe qu’ils participeront au développement de leur environnement direct (théorie du ruissellement). Un certain nombre des outils d’urbanisme et des dynamiques caractéristiques des métropoles contemporaines entrent dans cette catégorie : urbanisme de grands projets, gentrification des anciens quartiers paupérisés de centre-ville, régénération urbaine, etc.
« L’urbanisation du néolibéralisme » s’intéresse à l’évolution du statut de la ville néolibérale, non plus considérée d’abord comme un lieu de vie à aménager mais comme un bien marchand et un espace d’accumulation du capitalisme qui permet de générer des profits pour les investisseurs. La ville néolibérale est caractérisée par un processus de financiarisation : une part croissante des biens immobiliers urbains sont désormais conçus, réalisés, commercialisés et gérés par des acteurs privés (promoteurs, fonds de pension, entreprises, etc.) et sont conçus comme des placements financiers.
Un tel changement du regard porté sur la ville par ceux qui la façonnent pose la question des conséquences concrètes de l’urbanisme néolibéral sur les pratiques urbaines des habitants. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « L’illibéralisme du néolibéralisme urbain », interroge ainsi le paradoxe sémantique qui veut que le néo-libéralisme s’accompagne souvent d’une restriction des libertés individuelles en ville. Deux aspects de cet illibéralisme sont approfondis par l’auteur. La privatisation progressive des instances de gouvernement urbain affaiblit la participation citoyenne et la prise de décision démocratique, au nom d’une plus grande efficacité par rapport aux administrations traditionnelles. Les décisions d’urbanisme sont de plus en plus le fait de mécanismes complexes et opaques pour les citadins. La gestion urbaine devient une prérogative extérieure au débat politique et citoyen, restreinte à de petits cercles d’acteurs politiques, économiques ou associatifs non élus. Corolaire à l’affaiblissement de la démocratie urbaine, tous les habitants n’ont pas les mêmes droits au sein de la ville néolibérale. Des dispositifs de contrôle et d’exclusion de certaines populations, notamment les plus précarisées, sont mis en place, remettant en cause le droit à la ville.
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Critique de la théorie critique du néolibéralisme
Comme dit précédemment, Gilles Pinson a ici pour projet de présenter les forces et les limites des thèses de la géographie critique anglophone du néolibéralisme. Au sein de l’ouvrage, cette critique prend deux formes : un court paragraphe à la fin de chaque sous-partie qui vient nuancer l’argument présenté par les chercheurs et une conclusion générale d’une dizaine de pages qui synthétise les faiblesses de leur argumentation.
Selon l’auteur, la grande force de cette approche du néolibéralisme se révèle aussi sa plus grande faiblesse : sa capacité à condenser une grande diversité de dynamiques et de processus urbains au sein d’une unique grille de lecture des transformations de la fabrique de la ville, au risque de lisser voire d’occulter tout élément discordant. La « ville néolibérale » est une approche séduisante et stimulante de la fabrique urbaine contemporaine. Néanmoins, toutes les transformations urbaines contemporaines, et plus particulièrement toutes celles que ces auteurs jugent négatives, ne sont pas le résultat des politiques néolibérales. Il existe une grande variabilité dans l’adoption et l’application des principes néolibéraux en fonction des contextes nationaux, des acteurs pris en compte et des résistances rencontrées, comme le démontrent les nombreux contre-exemples présentés tout au long du livre. Faisant du néolibéralisme l’alpha et l’omega, cette géographie urbaine critique occulte d’autres processus qui participent conjointement à l’évolution des villes, raison pour laquelle l’auteur appelle à leur dépassement pour poursuivre les recherches sur le sujet.
ARTHUR BERTUCAT
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Arthur Bertucat est professeur agrégé de géographie et doctorant contractuel de l’université Paris X Nanterre au sein de l’UMR LAVUE. Sa thèse porte sur l’étude des processus de métropolisation au sein du corridor urbain Abidjan-Lagos en Afrique de l’Ouest.
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Référence de l’ouvrage : Pinson G., 2020, La ville néolibérale, Paris, PUF, coll. « La ville en débat », 160 p.
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Couverture : Scène de rue dans le Downtown de Los Angeles en cours de gentrification (David Strubel, 2017)
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Pour citer cet article : Bertucat A., 2021, « Lu / La ville néolibérale, Gilles Pinson », Urbanités, octobre 2021, en ligne.
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