Lu / Scénarios de transition énergétique en ville. Acteurs, régulations, technologies, Gilles Debizet (dir.)

Guilhem Blanchard

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Blanchard2Le 25 mars 2016, Ségolène Royal et Emmanuelle Cosse, respectivement ministres de l’environnement et du logement, accueillaient en personne les lauréats de l’appel à projets démonstrateurs industriels de la ville durable lancé par leurs ministères. À travers cette initiative, l’objectif affiché par l’État est de promouvoir et de fédérer les initiatives réunissant entreprises privées et maîtrises d’ouvrage publiques pour mettre en œuvre des solutions innovantes en matière d’aménagement et de services urbains, dans une perspective de transition écologique et énergétique.

L’analyse des projets présentés dans ce cadre vient renforcer les travaux de Gilles Debizet et de son équipe, qui publiaient le même mois à la Documentation française Scénarios de transition énergétique en ville – Acteurs, régulations technologies, un ouvrage collectif synthétisant les résultats d’un projet de recherche financé par l’ADEME1, qui vise à explorer les évolutions possibles des systèmes énergétiques urbains. L’analyse de l’organisation future des solutions énergétiques en ville s’inscrit dans un contexte de développement des énergies renouvelables, couplé à des actions en matière de sobriété et d’efficacité énergétique. Les chercheurs réfléchissent au déploiement de nouvelles solutions respectant ce cadre en prenant au sérieux « les échelles intermédiaires entre les grands réseaux d’énergie et les consommateurs finaux », qualifiées d’« impensé[s] de la transition énergétique » (p. 10).

Pour ce faire, les auteurs s’attellent au délicat exercice de la prospective en proposant quatre scénarios de transition énergétique pour les villes françaises. Chaque scénario esquisse les contours des systèmes énergétiques urbains à l’horizon 2040 en mettant en exergue un acteur dominant, dit « acteur pivot », caractérisé par son intérêt, sa légitimé et sa capacité à agir dans le domaine de l’énergétique urbaine. Sont ainsi décrits successivement des systèmes énergétiques « centrés » sur les grandes entreprises (scénario A), les collectivités locales (B), l’État (C) et les acteurs coopératifs (D) :

  • Dans le scénario A, des entreprises privées conçoivent, réalisent et exploitent des solutions intégrées qu’elles déploient sur des zones urbaines plus ou moins vastes en contractualisant avec les pouvoirs publics locaux. Cette vision s’appuie sur les propositions commerciales actuellement développées par les entreprises de services urbains et de promotion/construction.
  • Dans le scénario B, ce sont au contraire les collectivités qui ont la main sur la planification des infrastructures de l’énergie sur leur territoire, et qui conservent la maîtrise des projets mis en œuvre. Les auteurs s’appuient ici sur certaines initiatives de quartiers et de territoires à énergie positive mises en œuvre localement.
  • Le scénario C, quant à lui, est marqué par la domination des grands réseaux nationaux, dont le bon fonctionnement est assuré par une mobilisation importante des instruments d’action publique dont dispose l’État. Les récents appels d’offre pour des infrastructures de production d’énergie renouvelable de grande taille pourraient annoncer ce « retour » de l’État aménageur et prescripteur.
  • Le scénario D, enfin, correspond à une montée en puissance des initiatives citoyennes collectives à travers des mutualisations locales en autogestion, soutenues – mais aussi encadrées – par les pouvoirs publics.

Comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage, les quatre scénarios sont analysés à travers une grille de lecture commune qui articule solutions technologiques, jeux d’acteurs et régulations. En cela, ce travail a l’immense mérite de proposer une analyse véritablement sociotechnique des systèmes énergétiques urbains. Le projet a su mettre à profit les multiples compétences d’une équipe réunissant des chercheurs issus des mondes de l’aménagement, de la géographie, de l’économie, des sciences de gestion, de la science politique et de l’ingénierie des systèmes énergétiques – l’ensemble représentant pas moins de quatre laboratoires grenoblois2.

Dans chaque paragraphe s’entremêlent ainsi des considérations relatives aux technologies de l’énergie et du bâtiment, aux modèles d’affaires des entreprises, aux régulations économiques (tarification, contractualisation, fiscalité), aux rapports de pouvoir entre acteurs ou encore aux normes techniques et juridiques imposées à différentes échelles. Pour se repérer dans l’articulation des échelles et des acteurs, ces différents éléments sont regroupés au sein de « nœuds socio-énergétiques », dont le périmètre est défini par l’appartenance à une même maîtrise d’ouvrage, et dont l’assemblage (Farias et Bender, 2010) forme les systèmes énergétiques urbains.

Deux exemples d’assemblages de nœuds socio-énergétiques dans le cas d’un approvisionnement énergétique par des réseaux de chaleur (Debizet, 2016, p. 86).

1. Deux exemples d’assemblages de nœuds socio-énergétiques dans le cas d’un approvisionnement énergétique par des réseaux de chaleur (Debizet, 2016, p. 86).

L’approche systémique proposée par l’ouvrage génère un foisonnement d’idées interdépendantes, formant une grille de lecture complexe des enjeux futurs de l’énergie en ville. À ce titre, on précisera que si l’ouvrage « s’adresse aux citoyens et à tous ceux qui préparent l’avenir au sein des collectivités locales, des services de l’État, des entreprises, des associations et de la recherche » (quatrième de couverture), il semble préférable de pouvoir s’appuyer sur une certaine maîtrise des mondes de l’énergie, des politiques urbaines et de l’aménagement pour naviguer à son aise à travers l’ouvrage.

Sur le fond, le travail prospectif opéré par les auteurs fait apparaître des visions contrastées, voire contradictoires, des systèmes énergétiques de demain. Il est d’ailleurs clair que l’objectif n’est pas de prédire l’avenir, forcément hybride, mais plutôt de mettre en évidence des tendances et de les accentuer pour en interroger la cohérence et les conséquences3. Les traits parfois forcés des scénarios proposés ne doivent cependant pas faire oublier les efforts opérés par les auteurs pour nuancer leur propos au fil du texte. On apprécie par exemple que soit reconnue l’hétérogénéité des catégories proposées – les modèles des grandes entreprises de services peuvent différer de ceux des promoteurs immobiliers, les grandes métropoles n’ont pas les mêmes ressources que les petites agglomérations, etc. Cette hétérogénéité aurait peut-être pu être davantage approfondie en proposant des variations au sein de chaque scénario.

La seconde moitié de l’ouvrage, divisée en trois chapitres, permet de développer un certain nombre d’idées développées à travers les scénarios. Le premier chapitre porte sur les dynamiques de changement des systèmes énergétiques urbains : en s’inspirant de l’approche multi‑niveaux (Berkhout et al., 2014), les auteurs s’appuient sur l’étude de quelques projets locaux considérés comme innovants (réseaux de chaleur renouvelable de quartier, cogénération d’îlot, smart grid inter-bâtiments) pour analyser les enjeux de « composition » vis-à-vis des régimes dominants de l’électricité, du gaz et de la chaleur. Il s’agit en effet pour les acteurs de ces projets d’agencer les compétences, les règles et les dispositifs existants pour construire de nouveaux systèmes intermédiaires entre le bâti et les réseaux classiques de distribution de l’énergie. Dans le chapitre suivant, ce sont les échelles de l’autonomie énergétique – et en particulier l’échelle du quartier – qui sont discutées au prisme des « nouvelles technologies de l’énergie ». Le dernier chapitre, enfin, s’intéresse aux nouveaux modèles d’affaire de l’énergie en ville à partir des exemples de deux écoquartiers (de Bonne à Grenoble, IssyGrid à Issy-les-Moulineaux) : il s’agit de comprendre comment de nouvelles offres y sont construites, et comment la valeur y est créée et capturée.

Le format assez court des chapitres permet certes d’énoncer un certain nombre de propositions, mais limite souvent l’argumentation. Les études de cas, déjà absentes de la scénarisation prospective, sont ainsi présentées de façon très (trop) synthétique dans la seconde partie de l’ouvrage : on aimerait parfois avoir plus de détails sur les montages techniques, économiques et juridiques mis en œuvre, ou davantage d’informations sur les tâtonnements, les conflits, les arbitrages,… qui ont émaillé l’élaboration des solutions étudiées et en font un processus politique, marqué par de nombreux frottements.

C’est finalement dans leur dimension programmatique que les Scénarios de transition énergétique en ville dévoilent tout leur intérêt. Bien sûr, l’ouvrage affiche déjà des résultats, en mettant notamment en évidence le caractère largement indéterminé de l’avenir énergétique des villes, et en invitant ainsi à réfléchir aux hybridations possibles entre les différentes visions présentées, ainsi qu’aux éléments qui pourraient faire pencher la balance en faveur de tel ou tel équilibre. Mais en proposant une lecture globale des dynamiques qui traversent les systèmes énergétiques urbains, les auteurs ouvrent surtout de multiples pistes de recherche stimulantes : il s’agit ainsi d’épaissir et de nuancer les visions et les stratégies portées par différents groupes d’acteurs, de documenter les processus au cours desquels ces visions sont traduites dans la réalité des projets et des politiques mis en œuvre, ou encore d’analyser plus avant les effets matériels, politiques, socio-économiques et spatiaux des tendances observées. Au-delà de ce programme, l’ouvrage propose sinon une méthode, du moins une posture, qui consiste à prendre au sérieux la fabrique matérielle des systèmes énergétiques territoriaux, ce en particulier à travers les acteurs, les projets et les dispositifs qui font l’interface entre les grands réseaux et le bâti. Dit autrement, Gilles Debizet et son équipe posent les bases de l’analyse sociotechnique d’un aménagement énergétique du territoire en cours de renouvellement.

GUILHEM BLANCHARD

Guilhem Blanchard est ingénieur des ponts des eaux et des forêts et doctorant au LATTS (Ecole des Ponts ParisTech, Université Paris-Est, CNRS). Il travaille en particulier sur les processus de conception des aspects énergétiques dans les projets d’aménagement urbain.

Gilles Debizet (dir.), 2016, Scénarios de transition énergétique en ville. Acteurs, régulations, technologies, Paris, La Documentation française, 200 p.

Gilles Debizet, géographe et urbaniste, est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes et chercheur au sein de l’UMR PACTE.

 

Quelques références pour aller plus loin

Berkhout F., Smith A. et Stirling A., 2004, « Socio-technological regimes and transition contexts », in Boelie E., Geels F.W. & Green K. (dir.), System Innovation and the Transition to Sustainability : Theory, Evidence and Policy, Cheltenham, Edward Elgar, 48-75.

EAU & 3E, 2013, Scénarios de prospective. Vers une gestion durable de la ressource en eau, 60p, en ligne.

Farias I. et Bender T. (dir.), 2010, Urban Assemblages: How Actor-network Theory Changes Urban Studies, New York, Routledge, 333p.

Labussière O. et Nadaï A. (dir.), 2015, L’énergie des sciences sociales, Paris, Alliance Athéna, 167p.

Masboungi A., 2014, L’énergie au cœur du projet urbain, Paris, Le Moniteur, 160p.

Rutherford J. et Coutard O. (dir.), 2014, « Special Issue – Urban Energy Transitions: Places, Processes and Politics of Socio-technical Change », Urban Studies, vol. 51, n°7, 1353-1536.

Rutherford J. et Jaglin S. (dir.), 2015, « Special Issue – Urban energy governance: Local actions, capacities and politics », Energy Policy, vol. 78, 173-291.

Photo de couverture : Smart Cities – The District of the Future project (http://www.dof-project.eu/)

  1. Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie. []
  2. Il s’agit de PACTE (CNRS, IEPG, UGA), d’EDDEN (CNRS, UGA), du LITEN (CEA) et de MTS (GEM). []
  3. La démarche rappelle à ce titre le travail de scénarisation opéré dans le cadre du projet EAU & 3E (2013), qui met lui aussi en exergue différents scénarios d’évolution des modèles de gestion de l’eau en ville. []

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