Lu / Many Urbanisms: Divergent Trajectories of Global City Building, de Martin J. Murray
Anne-Lise Boyer
En 1975, seules trois villes dans le monde correspondaient à ce qu’on appelle des mégapoles (ou megacities), comptant plus de 10 millions d’habitants : New York, Tokyo et Mexico. D’après l’ONU, en 2018, elles sont au nombre de 37, et seront probablement 50 en 2025. Si l’essor de ces mégapoles représente une tendance mondiale, c’est dans les pays émergents et en développement qu’elles sont les plus répandues : Shanghai, Jakarta, Dacca, Lagos, Le Caire, Karachi, Kinshasa, Lima, Sao Paulo, etc. Ces zones urbaines sont aujourd’hui confrontées à de nombreux défis, allant de la pollution aux embouteillages en passant par des infrastructures inadéquates. De plus, les villes du monde entier ont tendance à être des zones de grandes inégalités, où le fossé entre les populations riches et pauvres est le plus prononcé.
C’est dans ce contexte que l’ouvrage de Martin J. Murray, Many Urbanisms : Divergent Trajectories of Global City Building, veut proposer des pistes pour renouveler les études urbaines portant sur les mégapoles. Selon lui, alors que le monde s’urbanise de plus en plus rapidement, notamment dans les pays des Suds, il est temps de laisser de côté les approches traditionnelles de l’urbanisme, forgées en Europe et en Amérique du Nord autour d’une conceptualisation linéaire de l’urbanisation comme un processus de modernisation suivant la trajectoire de villes-modèles comme Paris, Londres, New York, Chicago et Los Angeles.
Après une préface et une introduction posant les enjeux portés par ce travail – remettre en question les théories urbaines dominantes et considérer les voies multiples que peuvent prendre les transformations urbaines contemporaines –, l’ouvrage s’organise en trois parties. La première partie, intitulée « La théorie urbaine classique à la croisée des chemins », comprend deux chapitres qui démontrent le caractère caduque des études urbaines qui persistent à considérer une poignée de villes phares de l’hémisphère nord comme le modèle de l’urbanisme mondial. La deuxième partie, « Trajectoires de l’urbanisme mondial au début du XXIe siècle : Une première approximation » compte quatre chapitres, chacun traitant d’un type de dynamique urbaine contemporaine : d’abord l’émergence de la ville touristique post-industrielle ; puis les villes en déclin démographique, économique et /ou social ou (shrinking cities) ; ensuite les mégapoles tentaculaires marquées par une croissance urbaine exponentielle ; enfin l’urbanisme accéléré et instantané des villes nouvelles planifiées. La troisième et dernière partie ne comprend qu’un chapitre, la conclusion de l’ouvrage. Dans cette section finale, intitulée « Le futur de l’urbanisme », l’auteur insiste sur l’importance, sur le plan heuristique, de prendre en compte la diversité mais aussi l’incertitude dans les trajectoires des mégapoles.
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Contre les études urbaines classiques, un état de l’art des approches alternatives
Dans la première partie de l’ouvrage, et dans le chapitre 1, Martin J. Murray montre comment le courant dominant des études urbaines peine à se débarrasser d’une interprétation évolutionniste des trajectoires urbaines : les villes sont censées se développer progressivement, par étapes (villes d’abord marquées par l’industrialisation, puis par un tournant vers l’économie de la connaissance, les haute-technologies et les services), vers un objectif commun d’urbanisme moderne et durable. D’autant plus dans le contexte de compétition accrue entre villes, portée par la mondialisation, cette grille de lecture invite à considérer des villes qui « réussissent », et d’autres qui sont « en retard » ou « perdantes ». Façonnée depuis les Nords aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, cette approche s’appuie sur une vision développementaliste du monde, centrée sur le paradigme du progrès, de la modernisation technique et économique. Cependant, en rejetant cette approche qui a jusque-là permis de monter en généralité dans l’analyse de l’urbanisme global, le risque est de privilégier des études qui ne se concentreraient que sur l’éclectisme et la particularité de chacun des cas urbains à travers le monde.
Dans le chapitre 2, Martin J. Murray explore les pistes récentes empruntées par les chercheur·e·s dans le but d’appréhender les dynamiques qui marquent l’urbanisation mondiale au début du XXIe siècle. Il met notamment en avant l’urbanisme comparatif qui appelle à renforcer les approches plus expérimentales pour comprendre les villes autour de deux axes. Le premier serait de reconnaitre que des cas d’étude apparemment divergents doivent recevoir autant d’attention que ceux qui sont similaires et fortement interconnectés : au-delà de l’intérêt pour les processus d’homogénéisation induit par la mondialisation, il faut s’intéresser aux trajectoires urbaines qui sortent de la norme. Le deuxième axe propose de considérer l’ordinaire et le banal des espaces urbains comme aussi importants que l’exceptionnel et le paradigmatique, notamment dans le but de mieux appréhender la « myriade de conditions désordonnées et contradictoires » (p. 55) des vies quotidiennes en ville. Il reprend ici les travaux de Jennifer Robinson (2006) autour d’un « comparatisme cosmopolite » qui placent toutes les villes sur un pied d’égalité dans le même champ d’investigation et montrent que la modernité occidentale est presque toujours le résultat d’hybridations : les urbanistes ont longtemps considéré New York comme la ville avant-gardiste dans le domaine de l’architecture urbaine, alors que de nombreuses innovations dites modernes ont en fait vu le jour dans l’Italie de la Renaissance, le Mexique aztèque ou Rio de Janeiro. Cette approche s’appuie sur le tournant post-colonial qui souligne la structuration à long terme des relations mondiales par le colonialisme, la décolonisation et des tendances néocolonialistes et offre une critique des discours hégémoniques eurocentrés. De ce fait, récemment, la notion d’urbanisme subalterne a gagné en popularité pour théoriser l’agencement des espaces et des classes sociales marginalisées et dominées dans les mégapoles, et pour dissocier les villes du Sud des théories urbaines occidentales. Comme le souligne Ananya Roy (2011), cité dans l’ouvrage (p. 61) : « le centre de l’élaboration de la théorie doit se déplacer vers le Sud global ». Nombreux sont les chercheur·e·s qui affirment aujourd’hui que les villes du Sud « reflètent une logique politique, sociale et esthétique distincte, fondée sur l’informalité et l’improvisation en tant que mode dominant de la vie urbaine » (p. 60). Cependant, à la fin de cette première partie, Martin J. Murray s’emploie à démontrer qu’un nouveau focus sur les Suds présente une dimension heuristique limitée, qui ne permettrait pas de rendre compte de la diversité des trajectoires urbaines actuelles à l’échelle du monde. Pour lui, en substituant les villes du Sud à celles du Nord, le risque est de reproduire l’importance excessive accordée aux catégories évolutionnistes et universelles qui caractérisent la théorie urbaine dominante qu’il tente de remettre en question.
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Trajectoires multiples de l’urbanisme mondial
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, à travers quatre catégories d’urbanisme qui coexistent au même moment, dans des régions variées du globe, Martin J. Murray s’attache à décrire l’urbanisation comme un processus complexe, multiforme et parfois contradictoire, qui suit des voies multiples.
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L’émergence de la ville touristique post-industrielle
Dans le chapitre 3, il s’intéresse aux villes post-industrielles qui se réinventent pour s’inscrire pleinement dans le jeu de la compétition urbaine mondiale, notamment à travers des stratégies de marketing urbain, et dans une trajectoire de « ville créative » (Florida, 2004). Dans ces espaces urbains, une nouvelle politique de croissance axée sur la promotion des industries culturelles est mise en œuvre, avec des avantages concurrentiels tels que des industries de services (centres d’innovation, entreprises hôtelières transnationales, sociétés de divertissement), des équipements culturels installés dans des bâtiments à l’architecture spectaculaire (galeries et musées, salles de spectacles, franchises de sport professionnel comme la NBA aux États-Unis) et des identités locales (redéveloppement d’un ancien front d’eau industriel, réhabilitation de friches historiques). L’auteur, en s’appuyant sur de nombreux travaux, décrit cette trajectoire urbaine comme le signe d’une urbanisation néolibérale. En effet, ces projets de réaménagement, souvent de grande envergure, reposent sur la création de partenariats public-privés qui bénéficient de régimes d’exception : dans de nombreux endroits, les gouvernements municipaux sont simplement devenus des agences donnant carte blanche aux promoteurs immobiliers pour mettre en œuvre leurs projets. De ce fait, la création d’espaces dits publics par des acteurs privés conduit à la disciplinarisation de ces espaces urbains, fréquentés par des personnes et des usages légitimés et autorisés, déclenchant des logiques d’exclusion et de potentielles tensions.
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Les « shrinking cities »
Dans le chapitre 4, Martin J. Murray se penche sur le cas des villes en déclin. Dans les théories urbaines classiques, les villes post-industrielles en difficulté sont analysées comme les perdantes de l’évolution urbaine mondiale vers le progrès. Dans la pratique, les urbanistes et les responsables des politiques urbaines se sont attachés à « trouver l’élixir magique qui peut régénérer, rajeunir et ressusciter ces lieux moribonds » (p. 94). L’auteur procède à un tour du monde des différents types de shrinking cities (en Allemagne, Etats-Unis, France, Australie, Mexique, Japon, etc.) en six pages, réalisé à partir d’une synthèse de lectures diverses. Son objectif est d’insister sur la compréhension du phénomène du déclin comme hétérogène et marqué par des processus multidimensionnels (désindustrialisation, faible taux de fécondité et vieillissement de la population, force centrifuge de la suburbanisation) avec des conséquences asymétriques et inégales (inoccupation des logements, ségrégation sociale, délabrement des infrastructures), selon les espaces et les populations concernées.
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La croissance urbaine exponentielle des mégapoles tentaculaires
Le chapitre 5 se penche sur les manières d’appréhender les mégapoles en forte croissance dans les pays en développement. D’après la revue de littérature présentée dans l’ouvrage, celles-ci sont l’objet de deux visions différentes : d’une part, une vision apocalyptique d’une urbanisation totalement hors de contrôle et d’une « planète de bidonvilles » (Davis, 2006) ; d’autre part, un imaginaire de villes entrepreneuriales, mettant l’accent sur des habitants industrieux qui font de ces villes tentaculaires de la méga-croissance les lieux les plus innovants et les plus dynamiques de la planète. L’objectif ici est d’extirper les études urbaines d’un paradigme développementaliste trop prescripteur et d’analyser ces espaces urbains autrement que comme des exemples d’urbanisme raté, interrompu ou désordonné. Pour Martin J. Murray, à la suite de Doreen Massey et d’autres auteur·e·s, il est important d’examiner ces villes pour elles-mêmes, en dehors de la dimension verticale de la hiérarchie urbaine globale, et de prendre en compte la multitude de processus complexes qui les façonnent, notamment à travers le concept d’informalité (de l’habitat, des pratiques sociales et économiques) et de ses interdépendances fortes avec l’organisation capitaliste du monde à plusieurs échelles.
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L’urbanisme instantané du XXIe siècle
Vu le rythme de croissance actuel de la population urbaine, un grand nombre de villes nouvelles devraient voir le jour dans les décennies à venir. Dans le chapitre 6, l’auteur s’intéresse à l’« urbanisme accéléré de l’ère hypermoderne » et aux « villes instantanées » (p. 167), construites en s’affranchissant totalement des contraintes spatiales, institutionnelles et logistiques liées aux formes urbaines déjà existantes. Il retrace d’abord l’histoire de ces espaces urbains planifiés, des company towns du XIXe siècles aux utopies d’architectes comme Frank Lloyd Wright ou Le Corbusier, en passant par les capitales futuristes construites dans les années 1960 (Brasilia, par exemple) pour arriver à Dubaï et aux villes nouvelles chinoises du delta de la rivière des Perles. Il prend aussi l’exemple moins connu des « charter cities » (par exemple au Guatemala ou au Honduras) qui correspondent à des enclaves urbaines détenues et gérées par le secteur privé, détachées fiscalement, socialement et finalement politiquement du territoire dans lequel elles sont installées. Leur fonctionnement est similaire à celui des zones franches, régies par les principes du laissez-faire. Pour lui, ces villes traduisent un virage radical vers un « urbanisme entrepreneurial », qui marque le triomphe d’un nouvel imaginaire urbain où les villes sont avant tout considérées comme des entreprises commerciales plutôt que comme des lieux où pourraient advenir justice et inclusion sociale. À l’opposé de cet urbanisme accéléré, le chapitre se termine sur les alternatives proposées notamment par le mouvement Cittaslow, né en Italie, qui promeut un urbanisme lent, avec des rues piétonnes, la possibilité de se promener et un rythme urbain général plus décontracté.
Enfin, dans la troisième partie conclusive, Martin J. Murray rappelle que l’urbanisme mondial au début du XXIe siècle se caractérise par une polarisation spatiale grandissante où l’expansion urbaine et la croissance, d’une part, la contraction et le déclin, d’autre part, s’entremêlent de manière complexe et dynamique à différentes échelles. S’éloignant de la trajectoire linéaire considérée jusqu’ici dans les études urbaines, il affirme l’importance de l’incertitude, du caractère provisoire, et de la contingence dans l’approche des trajectoires urbaines contemporaines. Ces fluctuations sont une dimension essentielle de la vie urbaine et elles doivent plus que jamais être placées au centre de la recherche urbaine critique.
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Conclusion
Many Urbanisms: Divergent Trajectories of Global City Building est un ouvrage qui propose une synthèse des diverses approches en études urbaines qui tentent de comprendre les trajectoires multiples des villes globales. Il souligne les limites des approches classiques héritées du XXe siècle et explore les alternatives variées qui s’offrent aux chercheur·e·s aujourd’hui, autour des notions de complexité, de diversité, et du déplacement de la focale vers les villes des Suds où, selon les estimations des grands organismes mondiaux, plus de 90 % de la croissance de la population urbaine mondiale devrait se concentrer dans les années à venir.
En témoignent les 80 pages de notes et les 57 pages de bibliographie, cet ouvrage est avant tout un état de l’art rassemblant les travaux les plus importants en architecture, urbanisme, aménagement et politiques de la ville. Il est donc un outil pratique pour qui devrait préparer des cours sur la question des villes globales. En revanche, s’il insiste sur la complexité des trajectoires urbaines et rappelle l’importance de l’incertitude à l’ère des changements globaux, il n’apporte ni réponses ni éléments nouveaux sur les méthodes les plus pertinentes dont nous disposerions pour mieux comprendre le monde changeant qui nous entoure. En refermant cette somme urbanistique, on oscille donc entre frustration et émulation devant les défis que la diversité des villes globales pose aux chercheur·e·s et aux praticien·ne·s des questions urbaines.
ANNE-LISE BOYER
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Anne-Lise Boyer est post-doctorante pour le Labex DRIIHM, rattachée au laboratoire Environnement Ville Société (EVS – UMR 5600) à l’ENS de Lyon. Ses travaux de recherche prennent place au sein du projet Transverse HYDECO qui analyse les évolutions des socio-hydrosystèmes au prisme des processus de dé-connexions / re-connexions à partir de cas d’études situés dans sept Observatoires Hommes-Milieux (en France, au Portugal, au Canada et aux États-Unis).
annelise.boyer@ens-lyon.fr
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Référence de l’ouvrage : Murray J.M., 2022, Many Urbanisms: Divergent Trajectories of Global City Building, Columbia University Press, 360 p.
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Bibliographie
Davis M., 2006, Planet of Slums. Verso, 228 p.
Florida R. L., 2004, Cities and the creative class, Routledge, 208 p.
Robinson J., 2006, Ordinary cities: Between modernity and development, Routledge, 210 p.
Roy A., 2011, “Slumdog cities: Rethinking subaltern urbanism”, International journal of urban and regional research, 35(2), 223-238.
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Couverture : La ville de Mexico, vue depuis la colline de Tepeyac et Notre-Dame de Guadalupe (A.-L. Boyer, 2022)
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Pour citer cet article : Boyer A.-L., 2023, « Many Urbanisms: Divergent Trajectories of Global City Building, de Martin J. Murray », Urbanités, Lu, juillet 2023, en ligne.
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