Lu /La métropole parisienne, une anarchie organisée, Francesca Artioli et Patrick Le Galès
Rafaël Devemy-Bardinet
Les métropoles sont devenues un objet incontournable de la recherche urbaine, souvent présentées comme des villes d’exception qui concentrent les fonctions de commandements, les activités d’innovation industrielles et technologiques, ainsi que des aménités sociales, urbaines et culturelles (Halbert, 2010). Ce discours s’est souvent accompagné d’analyses sur la difficile gouvernance de ces territoires. Parce qu’elles sont des espaces de concentration d’acteurs institutionnels et économiques, à cheval sur plusieurs juridictions à la coordination variable et contrariée, les métropoles demeurent des territoires où aucun acteur n’est hégémonique, où aucune institution n’a le monopole du pouvoir et de la production de l’espace.
L’ouvrage collectif dirigé par Francesca Artioli et Patrick Le Galès s’inscrit dans cette idée, à travers l’étude de la métropole parisienne. L’ouvrage, qui réunit dix-huit auteurs, s’inscrit dans la continuité du précédent ouvrage dirigée par Patrick Le Galès, Gouverner la métropole parisienne, publié en 2020. Ce premier volume revenait sur la difficile émergence d’un gouvernement métropolitain, à travers une approche institutionnelle et historique. Il soulignait les limites et les contradictions de ce processus, et posaient in fine la question de la gouvernabilité de la métropole parisienne. Ce second ouvrage entend dépasser ce questionnement, et s’intéresser à la manière dont la métropole est gouvernée de facto, comment les décisions sont prises et les arbitrages rendus, en l’absence de gouvernants hégémoniques.
L’ouvrage s’intéresse à la manière dont sont mis en œuvre des projets politiques et politiques publiques dans ce territoire complexe, à la manière dont prend forme l’action collective, ici définie comme « les modalités par lesquelles des acteurs individuels et collectifs dotés de ressources inégales s’organisent et se mobilisent pour mettre en commun ces ressources. » (p. 30). Le constat est posé, dès l’introduction, que la gouvernance métropolitaine peut être appréhendée comme une anarchie organisée, où coexistent des organisations faiblement liées entre elles (loosely coupled), et des formes d’interdépendances plus avancées et plus serrées (tight coupling). Alors que cette anarchie métropolitaine est marquée par des objectifs souvent flous et parfois contradictoires, la démarche de l’ouvrage consiste pour les différents auteurs « à [rechercher] les traces d’un ou plusieurs ordres au sein d’une gouvernance qui paraît, à première vue, désordonnée » (p. 9).
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La métropole parisienne, ou l’art de s’accommoder des contingences
La première partie de l’ouvrage, intitulée « les contingences et les données » est structurée par une idée commune : certaines formes d’actions collectives dans la métropole ne sont pas « totalement chaotique[s] , mais [elles ne sont] pas non plus rationnelle[s] » (p. 32). Elles sont le fruit d’opportunités, de cadres d’échanges presque fortuits, et demeurent toujours incertaines et fragiles. Dans un tel contexte, les déconvenues (voire les échecs) de l’action publique sont nombreuses, et largement évoquées dans cette première partie. Ces déconvenues sont de natures diverses. Elles peuvent être liées, de manière assez classique, à des conflits entre acteurs, qui perturbent l’action publique. Dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, Robert Rodriguez en fait le constat, évoquant l’étude de la mise en place des zones à faible émission (ZFE) sur le territoire métropolitain :
« Comme attendu dans une anarchie organisée, les conflits, les intérêts contradictoires les buts ambigus et les normes peu acceptés ont conduit à des échecs de mise en place, des transformations et des changements – pudiquement appelés « retard de mise en œuvre » (p.127)
Compétence disputée par plusieurs échelons territoriaux, l’auteur montre que la lutte contre la pollution de l’air est revenue à la Métropole du Grand Paris1 non pas par rationalité ou par planification de longue date, mais parce que la création de la Métropole nécessitait « l’identification de problèmes auxquels elle pouvait apporter une solution » (p. 129). Cependant, les jeux de pouvoir au sein de la métropole ont contribué à retarder la mise en place de cet outil, dont l’attribution relève déjà d’une certaine contingence. Dans le cinquième chapitre, Joël Idt poursuit cette réflexion sur les déconvenues de l’action publique, en évoquant « le patchwork francilien de l’aménagement urbain » (p. 147), agrégation de transformations éparses et plus ou moins pilotées par les communes et les intercommunalités, qui semblent parfois avoir été prises de court par les mutations rapides du système francilien.
Deux chapitres sont consacrés à la production de données dans la métropole. On le sait depuis les travaux d’Henri Lefebvre, produire des représentations et des données sur un espace, c’est asseoir une forme d’autorité sur ce territoire, c’est permettre son institutionnalisation et s’en assurer la maîtrise. La production de données, comme d’autres sujets, est organisée de manière peu rationnelle, mais pas totalement chaotique. Le chapitre 3, est à ce titre particulièrement éclairant : Jean-Baptiste Chambon et Antoine Courmont reviennent sur les différents producteurs de données agissant sur le territoire métropolitain, particulièrement l’Institut Paris Région (IPR) et l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR), deux acteurs au statut d’association loi 1901, créés respectivement en 1960 et 1967. Il montre la complémentarité historique entre ces deux agences, qui s’intéressent toutes les deux au même territoire, mais aussi l’absence « de source de données hégémoniques, […] d’instrument mettant en relation l’ensemble des organisations publiques » sur la métropole » (p. 101). Autrement dit, la production de données est fragmentée en une multitude d’acteurs, et n’est donc pas en mesure de faire émerger des représentations communes de l’espace. Loin de permettre d’asseoir une gouvernance métropolitaine unique, la production de donnée sur la métropole nourrit cette anarchie organisée.
L’ouvrage se plaît régulièrement à montrer l’ambivalence de certains items dans le fonctionnement métropolitain : par exemple, si la donnée est source de discorde et d’anarchie, elle est également fédératrice. Les auteurs du troisième chapitre rappellent que l’APUR et l’IPR collaborent régulièrement, malgré les forts différents politiques opposants leurs collectivités de référence (respectivement la ville et la région)2. De même, en analysant le fonctionnement de l’Observatoire régional de l’immobilier d’entreprise (ORIE), association à la gouvernance collégiale répartie entre différents professionnels du secteur de l’immobilier de bureaux, l’État et les collectivités, Nadia Arab et Gilles Crague montrent que certains acteurs plus discrets, parviennent à fédérer des acteurs de natures variées (chapitre 2). Peu connu, l’ORIE fournit des données prospectives sur la production de bureau, et se retrouve très régulièrement sollicité de toute part pour guider l’action publique à tous les échelons : la région Île-de-France l’a mobilisé pour l’élaboration du schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) de la région, la Ville de Paris pour amorcer sa réflexion sur la mutation de bureaux en logements tandis que l’État le sollicite pour étudier l’impact des mètres carrés de bureaux sur l’équilibre économique des opérations du Grand Paris Express. Si le dialogue entre ces institutions est parfois délicat, ils n’en ont pas moins les mêmes référents sur un certain nombre de sujets.
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Faire coalition malgré tout dans la métropole
La complexité associée à l’anarchie organisée n’est pas toujours synonyme d’échecs ou de mise en place inachevée ou contrariée d’actions collectives. Florence Artioli et Patrick Le Galès rappellent dès l’introduction qu’il existe « dans le désordre décrit en termes d’anarchie, […] des formes d’ordre partiel, d’intégration limitée, de répétitions et de rapports de pouvoir » (p. 28). C’est tout le sujet de la seconde partie de l’ouvrage : des coalitions d’acteurs continuent de se former et de muter dans la métropole, au service de leurs propres intérêts et d’objectifs précis sur le long terme.
Ces coalitions sont parfois anciennes, et évoluent en même temps que le territoire qui les a vu naître. Dans le huitième chapitre de l’ouvrage, Emmanuel Bellanger et Christine Lelévrier reviennent sur la genèse de l’intercommunalité Plaine Commune, située en Seine-Saint-Denis. Hégémonique lors de la création du département en 1964, le parti communiste s’y affaiblit à partir des années 1980, à mesure que l’emploi industriel s’effondre et que la précarité s’enracine dans le territoire. Alors que la coalition départementale perd pied, ce contexte social difficile entraine l’apparition de multiples « politiques de rattrapage, sociales et urbaines » (p. 225), qui vont cibler en particulier les anciens sites industriels, enjeu de reconquête urbaine. Autour de ces grandes emprises, souvent à cheval sur plusieurs villes, des coalitions communales se forment, pour négocier avec l’État les conditions de réalisation de grands projets, comme la Plaine Saint-Denis ou le Stade de France. Structurée progressivement sur quinze ans avant sa création officielle en 2000, Plaine Commune regroupe des maires de cultures politiques différentes, mais unies par « un intérêt mutuel, politique et financier » (p.235) de promouvoir leur territoire et de conduire ensemble des grands projets d’aménagement. Si le bilan social des politiques de rattrapage reste très mitigé, Plaine Commune demeure aujourd’hui une des intercommunalités les plus abouties du territoire métropolitain, issue des recompositions productives et politiques du système francilien.
Le contexte métropolitain transforme les anciennes coalitions, mais en produit également de nouvelles. Dans un chapitre dense, qui aurait tout aussi bien pu illustrer la première partie de l’ouvrage, Agnès Bastin et Éric Verdeil s’intéressent à une zone d’ombre des politiques métropolitaines : la gestion des déblais issus des travaux du Grand Paris Express (GPE). Alors que ces matières constituaient « un domaine peu gouverné et largement laissé à la charge des entreprises privées » (p. 189), le volume important de déblais et de terres excavées dans le cadre du GPE bouleverse ce système, amenant un « choc métabolique » (p. 190). Pour répondre à ce choc, les pouvoirs publics sont obligés de se saisir du sujet et de sortir d’un rôle extérieur de régulateur, pour aboutir à des nouvelles formes de coalition et de partenariat, marquées par une forte expérimentation. La Société du Grand Paris3 intercède par exemple auprès des autorités publiques pour permettre aux groupes spécialisés dans la gestion des déblais de pouvoir remblayer les carrières de gypse avec les terres excavées, une exigence de longue date de ces acteurs. À une échelle plus locale, la ville de Sevran pilote l’initiative « Cycle Terre », fédérant un ensemble d’acteurs hétérogènes, dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter une filière nouvelle. Regroupant ingénieurs, chercheurs, promoteurs et collectivité dans une SCIC4, Cycle Terre se propose de réutiliser et valoriser les terres excavées (non polluées) pour la construction en terre crue dans les nouveaux quartiers du Grand Paris. Les auteurs soulignent bien que ces innovations et ces coalitions sont des « politique[s] du fait accompli » (p. 208), des coalitions d’urgence face à des problèmes nouveaux et mal anticipés. Cette coalition entre acteurs publics et privés permet également de faire émerger des nouveaux sujets de l’action publique, ainsi que des solutions opérationnelles dans le traitement d’excédents du métabolisme urbain métropolitain. L’anarchie organisée, c’est identifier en même temps les problèmes et les solutions, dans un « un couplage non linéaire » (p. 54).
Au sein de ce panier de crabes métropolitain, ces coalitions s’inscrivent dans des rapports de force, et peuvent constituer des vétos puissants, entraves à l’émergence d’un gouvernement hégémonique de la métropole. Dans le sixième chapitre, Camille Allé revient sur les mécanismes complexes de circulation budgétaire entre la Métropole du Grand Paris, les Établissements Publics Territoriaux (EPT), et les communes. Elle s’intéresse à la Cotisation foncière des entreprises (CFE), impôt aujourd’hui perçu par les EPT, mais qui doit revenir à terme à la Métropole du Grand Paris, augmentant significativement les ressources de ce que l’autrice considère comme un « nain budgétaire » (p. 170). Face au risque de disparition d’une ressource fiscale stratégique, plusieurs EPT et maires militent pour le maintien du statuquo, alors que ce changement était prévu de longue date dans la loi. Par suite de débats houleux entre le gouvernement et le Parlement (jusqu’au sein même de la majorité), les EPT obtiennent gain de cause, le retour de la CFE à la métropole est reporté d’un an, puis d’un autre. À travers cet exemple, Camille Allé montre que cette anarchie organisée est aussi nourrie par des acteurs (ici l’État), qui « entretiennent la possibilité d’une non-décision institutionnelle » (p.188), alors qu’ils auraient le pouvoir d’arbitrer de manière plus définitive un certain nombre de sujets.
Si l’approche critique et théorique accompagnant chaque étude de cas est inégale d’un chapitre à l’autre, on appréciera la diversité des objets d’étude, portant aussi bien sur les institutions en elles-mêmes que sur la matérialité du territoire. En fournissant un cadrage théorique général souple à partir d’un quasi-oxymore, « anarchie organisée », Fransesca Artioli et Patrick Le Galès laisse la place à leurs co-auteurs d’étudier avec précision les subtilités des rapports de pouvoir et des modes d’organisation entre acteurs au sein de la métropole.
RAFAËL DEVEMY-BARDINET
Rafaël Devemy-Bardinet est chargé d’études, diplômé en Urbanisme et Aménagement à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après des travaux de recherche sur les évolutions du commerce à Paris, et sur les nouveaux outils publics et parapublics pour encadrer son développement, il conseille les collectivités territoriales, sur la thématique du commerce et de la revitalisation des centres-villes. Il organise également des cours et ateliers sur le terrain pour introduire les grands enjeux de la géographie et de la fabrique du territoire, à destination d’élèves de première et de terminale.
rafael.devemy.bardinet@outlook.com
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Bibliographie
Halbert L., 2010, L’avantage métropolitain, Paris, Presses Universitaires de France, 125 p.
Lefebvre H., 2005, 1ère ed. 1974, La production de l’espace, Paris, Economica, 512 p.
Le Galès, P. (dir), 2020, Gouverner la métropole parisienne, Paris, Les Presses de Sciences Po, 330 p.
Illustration de couverture : Chantier du Grand-Paris à l’aéroport d’Orly (Like tears in rain, wikimedia.org, septembre 2019)
Référence de l’ouvrage : Artioli, F. et Le Galès, P. (dir), 2023, La métropole parisienne, une anarchie organisée, Paris, Les Presses de Sciences Po, 330 p.
Pour citer cet article : Devemy-Bardinet R., 2024, « La métropole parisienne, une anarchie organisée, de Francesca Artioli et Patrick Le Galès », Urbanités, Lu, novembre 2024, en ligne.
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- La métropole du Grand Paris (MGP) est une intercommunalité d’’Île-de-France, créé en 2016. Elle regroupe la ville de Paris et 130 communes, comprenant l’intégralité des communes de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) ainsi que sept communes de la grande couronne (six de l’Essonne et une du Val-d’Oise). [↩]
- On notera que la région Ile-de-France a entamé un projet de réduction drastique des moyens de l’IPR, ainsi qu’un transfert dans les locaux du conseil régional. Cette politique a donné lieu à une vive contestation, marquée notamment par la publication d’une tribune dans Le Monde. [↩]
- Établissement public à caractère industriel et commercial créé en 2010, la Société du Grand Paris (SGP) a pour mission de mener à bien le projet du Grand Paris Express (GPE), des études préparatoires jusqu’à la livraison des infrastructures (lignes, gares, matériel roulant). [↩]
- Société coopérative d’intérêt collectif : entreprise collaborative qui a pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale. [↩]