Lu /Les quartiers culturels et créatifs. Ambivalences de l’art et de la culture dans la ville post-industrielle, Basile Michel

Loïc Sagnard

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En déshérence à la suite de la désindustrialisation, le patrimoine industriel a été investi par les sphères artistiques et culturelles à partir des années 1980, et ainsi bénéficié d’une forme de renaissance, à tel point que les quartiers dits culturels et créatifs font aujourd’hui partie du paysage urbain. D’abord investis de façon informelle par les artistes, ces espaces sont devenus un domaine privilégié des politiques publiques et des aménageurs privés, conduisant progressivement à l’apparition de véritables quartiers tournés vers la création. Le propos de Basile Michel, chercheur en géographie, vise à expliciter et documenter ce phénomène urbain, tout en montrant les ambivalences propres à ces quartiers. En abordant les enjeux sociaux, politiques, économiques, tels que leurs liens avec les processus de gentrification, leur rôle de vitrine urbaine dans un contexte de concurrence entre villes, ou encore leur utilité dans la mise en place de réseaux professionnels, l’auteur offre un panorama vaste permettant au lecteur de saisir précisément les différentes implications de ces quartiers.

Issu d’un travail de recherche d’une dizaine d’années, l’ouvrage se divise en 3 parties et 10 chapitres, mêlant références littéraires et théoriques, photographies, cartes, plans, observations et entretiens. Si l’auteur s’appuie sur un corpus international de 18 quartiers, il mobilise principalement 6 terrains : le quartier Berriat à Grenoble, le M50 à Shanghai, Le Panier à Marseille, les Olivettes à Nantes, le canal de l’Ourcq en Île-de-France et le quartier de la fondation Fiminco à Romainville. Basile Michel, à partir de ces différents exemples, définit tout d’abord ce que sont les quartiers culturels et créatifs, en historicisant ce phénomène, en définissant les notions principales qui y sont attachées et en identifiant les acteurs majeurs de ces projets (Partie I). A cette partie introductive, succède une description de l’identité de ces lieux, leur emploi dans des processus de communication urbaine et de mises en récit territoriales. La création d’une image urbaine à partir de ces quartiers correspond à une politique d’attractivité, avec pour conséquence une modification de la géographie urbaine et sociale. L’auteur conclut cette partie sur la standardisation de ces quartiers et l’homogénéisation des pratiques qui s’y déroulent (Partie II). Enfin, la troisième et dernière partie évoque les problématiques sociales que ces quartiers soulèvent : de l’accessibilité et de la démocratisation de la culture, en passant par la formation d’un entre-soi, jusqu’aux liens entre ces espaces et les processus de gentrification (Partie III).

Les quartiers culturels et créatifs : origine, essor et institutionnalisation

Basile Michel définit au sein du premier chapitre en quoi consiste un quartier. En le rapprochant d’une « portion » urbaine, l’auteur rappelle que le quartier est à la fois une unité spatiale en termes administratifs et un espace vécu, unité opérante dans les programmes de politiques urbaines. Il historicise par la suite ces quartiers culturels et créatifs, en établissant un lien avec ce qu’il dénomme « la figure historique du quartier artistique », en citant notamment les exemples de Montmartre ou du quartier de la chanson à Paris.

Cette approche historique se prolonge au sein du chapitre suivant, lorsque l’auteur évoque l’émergence de ces quartiers à l’approche du XXIe siècle. Rappelant la vague de désindustrialisation au cours de la seconde moitié du XXe siècle et la réappropriation de ces espaces par des artistes à partir des années 1980, Basile Michel insiste sur les raisons qui ont conduit au réemploi de ces sites industriels : grands espaces vacants, à proximité des centre urbains, accessibles à des artistes à faibles revenus. Ces lieux encore alternatifs vont alors s’institutionnaliser durant les années 2000, devenant attractifs pour de multiples acteurs du secteur culturel, artistique et créatif. Basile Michel montre en quoi l’importance des réseaux et de la collaboration dans ce milieu va alors participer à l’implantation progressive d’un nombre important de professionnels dans ces quartiers.

Ce chapitre lui permet d’aboutir à ce qui va constituer le cœur de son ouvrage, à savoir l’institutionnalisation et l’instrumentalisation de ces quartiers dans le cadre de politiques publiques ou d’initiatives privées. En mobilisant les notions de marketing territorial et de branding, l’auteur démontre, à partir des phénomènes de labellisation et d’appel à projets, comment ces quartiers sont devenus des vitrines de la ville, insérés dans des enjeux de concurrence internationale et dans un phénomène généralisé de métropolisation. Tout en décrivant la généralisation de ce modèle, Basile Michel rappelle que ces quartiers présentent cependant une certaine diversité, tant dans leur origine, que dans leur gestion ou leur orientation. C’est durant ce chapitre que l’auteur introduit la différence entre les quartiers issus de dynamiques spontanées et les quartiers planifiés par les institutions.

De la singularisation à l’homogénéisation : le modèle des quartiers culturels et créatifs

La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur l’image et la mise en récit de ces quartiers. Pour correspondre à ce que nos imaginaires collectifs associent à l’art ou à la culture et pour les doter d’une identité singulière, l’auteur observe la création d’ambiances au sein de ces espaces urbains. La recherche d’une scénographie à ciel ouvert, à travers la singularisation des façades, la mise en place d’une signalétique, l’exposition de créations dans l’espace public favorisent ainsi une distinction de ces quartiers face au reste de la ville. Cette ambiance artistique, que l’auteur qualifie également d’atmosphère, ne se limite pas, d’un point de vue sensoriel, à des éléments uniquement visuels, puisqu’elle est renforcée par la programmation d’évènements scéniques, censés assurer la venue de publics. Basile Michel analyse cette recherche d’une ambiance au sein de ces quartiers à travers trois notions : la consistance, la prégnance et la persistance, qui lui permettent, par comparaison, d’évaluer les différents degrés d’investissement accordé à la singularisation du quartier.

Cette recherche d’une ambiance s’inscrit dans la volonté de rendre attractifs les quartiers culturels et créatifs. La transformation de zones industrielles et ouvrières a permis de modifier la représentation qui leur était associée en tant qu’espaces anciennement dévalorisés. Cette revalorisation est renforcée par les discours produits à leurs sujets, tant du côté institutionnel que médiatique. L’auteur, au sein du chapitre 5, démontre néanmoins des différences de traitement selon les quartiers. Tandis que ceux labellisés ou produits par les institutions publiques profitent d’une médiatisation importante, leurs homologues voisins peuvent être « invisibilisés » par ces mêmes institutions. L’auteur finit son chapitre en rappelant l’importance de la médiatisation, en s’arrêtant sur le traitement de ces espaces par la presse locale, les réseaux sociaux, les guides touristiques, pour en identifier le bénéfice, en termes de notoriété. Si l’auteur soulève ici des enjeux de communication urbaine et territoriale, il n’aborde pas la question de la performativité du discours : comment ces espaces se construisent, symboliquement, médiatiquement, comme des espaces culturels par le simple fait de l’énoncer ?

Les deux premiers chapitres de cette partie évoquaient les stratégies mises en place afin d’attirer un public toujours plus large et de mettre en valeur les spécificités de ces espaces urbains. Celles-ci proviennent principalement du regroupement des activités culturelles dans un espace précis et circonscrit. Néanmoins, si ce regroupement offre des avantages en termes d’attractivité, ces quartiers modifient progressivement la géographie urbaine et sociale. En s’appuyant notamment sur le cas du Canal de l’Ourcq, Basile Michel montre comment certains espaces à l’origine périphériques, deviennent peu à peu de nouveaux centres urbains. Cette mutation s’accompagne de la venue de nouveaux usagers, qu’ils soient visiteurs ou habitants, transformant ainsi le paysage social de ces espaces.

La seconde partie se conclue sur une des raisons favorisant la circulation de ce modèle urbain. Basile Michel évoque les conférences organisés ou rapports émis par les villes, les réseaux de ville, les collectivités locales, ainsi que l’augmentation des études comparatives, dont le but est de promouvoir ce modèle de quartier basé sur les industries culturelles et créatives. Il signale, à ce titre, que certains partis politiques ou certaines villes s’appuient sur ces quartiers pour renforcer leur image, sous forme d’un soft power, mettant ainsi en doute leur objectif affiché, celui d’accompagnement et de promotion de la production culturelle et artistique. La répétition des mêmes activités (espaces culturels, musées), des mêmes services (bars, restaurants), de la même esthétique (murs de graffitis, identité undergound) met en évidence l’homogénéisation de ces quartiers, qui pour l’auteur pourrait, au lieu de les stimuler, contraindre et conditionner les pratiques artistiques. Cette uniformisation se retrouve également dans l’esthétique de ces espaces, qui comme leur corollaire, l’urbanisme transitoire et culturel, se distinguent par l’emploi de motifs, de styles issus de zones alternatives, principalement des squats. L’auteur associe ce phénomène à une « instrumentalisation de l’imaginaire ».

Une nouvelle forme urbaine tournée vers la création, des réalités sociales et culturelles inchangées

Si l’auteur considère que l’accessibilité et la démocratisation culturelle contribueraient, idéalement, à la cohésion sociale, il rappelle que la seule présence d’artistes ou d’acteurs culturels sur un territoire ne peut suffire pour un tel programme. Les acteurs des différents quartiers culturels et créatifs ne mènent que rarement, dans la globalité, des actions sociales en lien avec le territoire et les habitants. Fort de ce constat, Basile Michel distingue néanmoins des degrés divers d’engagements, que ceux-ci soient informels, de l’ordre du partenariat ou encore territorialisé. Quel que soit l’engagement et l’intention des acteurs de ces quartiers, certaines problématiques telles que la distinction entre les formes artistiques légitimes et illégitimes ou le rapport ascendant de la transmission culturelle participent encore activement au maintien d’une barrière symbolique avec les territoires urbains qui les entourent.

C’est bien de fracture urbaine, et de fait d’une fracture sociale, dont il est question ici. L’homogénéité des activités culturelles proposées au sein de ces quartiers contribue à écarter certains publics et participe, par conséquent, à l’établissement d’un entre-soi. Pour décrypter ces mécanismes et phénomènes de groupalité au sein des quartiers culturels et créatifs, Basile Michel mobilise trois figures : l’ilot, le village et le club. Cette image de l’ilot, qui peut être démultipliée au sein de la ville pour former des archipels culturels, est employée par Basile Michel pour démonter la logique d’isolement de ces quartiers face au reste de la ville. Résultat d’une hyperconcentration d’activités culturelles au sein d’un quartier délimité, l’ilot est investi par les institutions publiques qui s’appuient sur cet espace pour transmettre une certaine image de la ville, au détriment d’actions moins visibles en-dehors de ce quartier, et plus en lien avec le territoire. La notion de village, fréquemment revendiquée par des acteurs, résidents ou habitués de ces lieux, s’inscrit dans une différenciation avec le cadre urbain dans lequel ces quartiers s’inscrivent, et associe, fantasmatiquement, une convivialité à ces quartiers. Les rapprocher de villages révèle également l’interconnaissance et la proximité des usagers, qui contribue en l’établissement de véritables clubs. L’achat ou la location de biens immobiliers par les acteurs des quartiers culturels et créatifs, qui assurent la gestion et la redistribution des espaces vacants à leurs pairs, choisis sur les propres critères, ainsi que la planification de quartiers culturels et créatifs, dont l’attribution des locaux est décidée par les aménageurs, créent des réseaux de professionnels, entrainant à la fois des collaborations internes mais participant en une forme d’isolement.

Les enjeux sociaux soulevés par Basile Michel se concluent sur les liens entre quartiers culturels et créatifs et gentrification. Il rappelle que ce processus n’est pas le résultat direct de l’implantation de ces quartiers, mais de politiques publiques et d’aménageurs qui instrumentalisent ces programmes urbains créatifs dans un objectif de « régénération urbaine » et de valorisation des biens immobiliers. Cette régénération s’accompagne néanmoins de l’exclusion d’une partie de la population. L’auteur évoque enfin la généralisation de cette exclusion à travers des exemples de quartiers culturels et créatifs marqués par la disparition progressive d’artistes, au profit des industries créatives, mais surtout des activités de divertissements et de loisirs.

Conclusion

C’est sous l’angle du néolibéralisme urbain que le propos de l’auteur se conclue. En dotant le secteur privé des prérogatives publiques en termes d’aménagement urbain, les programmes, dont les quartiers cultures et créatifs sont le symbole, se font la manifestation de la concurrence entre villes. La démultiplication des évènements, soutenus par les collectivités, s’inscrit dans une nécessité de créer constamment de la nouveauté, rythme incompatible aux besoins généralement longs de la création. L’auteur s’interroge enfin sur le devenir de ces quartiers, face à la présence du numérique et à cette absence, de plus en plus récurrente, d’artistes et créateurs au sein de ces espaces.

Basile Michel a réussi à dresser un panorama détaillé au sujet des quartiers culturels et créatifs, en évoquant plusieurs enjeux majeurs pour dresser les contours de ce sujet. L’ouvrage, et en particulier la première partie sont très introductifs, permettant à l’auteur de poser les bases de son propos. Il transmet ainsi aux lecteurs néophytes des éléments nécessaires, approche qui a néanmoins pour conséquence de rendre le propos un peu léger par endroits. Les lecteurs historiens pourraient se retrouver frustrés par la brièveté de l’analyse historique. En effet, les exemples de Montmartre et du quartier de la chanson constituent des précédents aux quartiers culturels et créatifs, mais ces deux exemples n’apportent un regard historique que sur les quartiers français, alors même que le propos de l’auteur, tant dans son corpus que dans les thématiques abordées, s’intéresse à la mondialisation et à la circulation de ce modèle urbain. Quelle est l’histoire de ces quartiers urbains et créatifs, dans les contextes chinois ou canadiens mentionnés ?

Dans une perspective plus sociologique, les chapitres consacrés à l’accessibilité et à la démocratisation culturelle ainsi qu’aux processus de gentrification ne qualifient pas précisément les publics exclus de ces espaces, qualification pourtant nécessaire pour identifier plus précisément la composition de l’entre-soi désigné.

S’ils ne sont pas l’objet principal de son corpus, et nécessiteraient de nouvelles recherches, les tiers-lieux culturels, l’occupation temporaire et les espaces transitoires pourraient constituer une prolongation de cette thématique. L’auteur évoque ces sujets dans son texte, mais leur échelle plus réduite, leur localisation généralement plus dispersée et leur caractère non pérenne ne facilitent pas une approche aussi globale. Ces raisons ne permettent pas de saisir aussi précisément certains aspects tels que la relation aux habitants ou leur rôle dans la transformation de la géographie sociale du territoire, mais ces espaces pourraient constituer, de manière tout à fait hypothétique, un avatar des quartiers culturels et créatifs.

LOÏC SAGNARD

 

Loïc Sagnard est doctorant en histoire de l’art contemporain, rattaché à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du LARHRA (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes). Ses recherches portent sur l’image de synthèse et les rendus 3D architecturaux depuis les années 1980, en se focalisant sur la pratique des perspectivistes, infographistes spécialisés dans la représentation architecturale, depuis 2010.

Loic.Sagnard@univ-lyon2.fr

 

Illustration de couverture : LX Factory, Lisbonne (Dennis Morhardt, wikimedia.org, décembre 2017)

 

Référence de l’ouvrage : Michel B., 2022, Les quartiers culturels et créatifs, Ambivalences de l’art et de la culture dans la ville post-industrielle, Paris, Editions Le Manuscrit, coll. « Devenirs urbains », 224 p.

 

Pour citer cet article : Sagnard L., 2024 « Les quartiers culturels et créatifs. Ambivalences de l’art et de la culture dans la ville post-industrielle, de Basile Michel », Urbanités, Lu, novembre 2024, en ligne.

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