Lu / Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Mathieu Quet

Rafaël Devemy-Bardinet

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La logistique s’invite plus que jamais au cœur des agendas métropolitains, au travers de problématiques aussi variées que le dernier kilomètre ou le développement de Zones à Faibles Émissions, qui appellent à repenser l’approvisionnement et le passage des poids-lourds dans les espaces urbains les plus denses.

Mais cette logistique commune, que l’auteur définit comme « l’activité qui consiste à organiser le transport des objets ou pour répondre à un besoin ou à une demande » (p. 12) n’est plus qu’une partie d’une logistique aujourd’hui « immiscée partout où elle pouvait », « disséminée à l’ensemble des pratiques humaines » (p. 12). Dans son essai, Mathieu Quet propose une approche globale de la logistique comme « mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines » (p. 13), comme une pensée de l’optimisation et de la mise en flux des hommes et des biens, présente partout, qui induit une vision du monde et une épistémologie propre.

Cette réflexion est déclinée en neufs chapitres. Une première série de chapitres (1-3) se propose d’explorer les différents domaines auxquels s’appliquent cette pensée logistique, bien au-delà du simple transport de marchandise, afin d’élaborer une carte de cette nouvelle société de flux, et les règles qui la régissent. Une deuxième série de chapitres propose de s’intéresser aux problèmes que connaît ce système, inspirée notamment par la mise à l’arrêt du monde induite par la crise de la Covid-19, et les différentes formes de résistances à ce modèle, existantes ou à construire (4-7).

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Splendeurs et misères de la pensée logistique

L’auteur s’attarde à rappeler dans un premier chapitre l’accélération technique et matérielle que connaît le secteur de la logistique dans la seconde moitié du XXe siècle. Mathieu Quet souligne les origines martiales de cette « science militaire » (p. 33) : on a d’abord cherché à optimiser et maximiser le déplacement des troupes et des munitions avant celui des biens manufacturés. Il faut attendre les débuts de la Guerre Froide pour qu’un intérêt naisse autour du potentiel de la logistique, sous l’impulsion d’économistes et industriels nord-américains, dont Mathieu Quet exhume certaines des théories et travaux. On cherche à mobiliser ce « potentiel [de la logistique], qui commence à peine à être exploité pour régler des problèmes industriels » (p. 36), et on l’applique alors à des circulations « civiles, industrielles et commerciales » (p. 34). L’auteur rappelle que cette logistique s’appuie sur des éléments matériels, dont la taille n’a cessé d’augmenter depuis les années 1970. En évoquant au long de ces trois chapitres aussi bien l’augmentation du nombre de biens en circulation dans le monde, celle de la taille des conteneurs ou le poids croissant des formes urbaines spécifiques à la logistique (entrepôts), Mathieu Quet rappelle l’impact de la logistique sur les territoires.

La rencontre au tournant des années 1980 et 1990 de cette recherche opérationnelle autour de la logistique et de la néo-libéralisation de marchés de plus en plus mondialisés font basculer la logistique dans une gestion de flux, et plus seulement de marchandises, de troupes ou de munitions. Ce glissement amène l’auteur à penser que, désormais, « tout est logistique » (p. 47), aussi bien les marchandises, que le capital ou l’information : la logistique « a débordé du monde des objets » (p. 48).

L’auteur choisit d’explorer ce débordement de la gestion de flux sur d’autres secteurs. Il consacre notamment un développement aux contrôles des flux migratoires exercés par les pays européens, ou la gestion des personnels hospitaliers, qui traduisent « une conception logistique des déplacements humains » (p. 50) et un « devenir flux » (p. 52) des individus, réduits à des stocks à orienter vers une direction déterminée. Un autre développement particulièrement éclairant concerne « la fluidification de l’environnement » (p. 56). L’auteur montre comment le vivant et les écosystèmes sont de plus en plus considérés comme des flux à gérer, que l’on pourrait valoriser et déplacer d’un lieu à l’autre, sans matérialité. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec les différents mécanismes de compensation apparus dans les politiques publiques ces dernières années (non sans critique). Les crédits carbones1, aussi bien que la zéro artificialisation nette2, principe imposée par la loi Climat et Résilience de 2021, reposent sur ce principe de compensation, l’idée que les dégâts faits à l’environnement pourraient être compensés par d’autres pratiques vertueuses, par simple échange comptable, par un autre flux qui répondrait au premier. L’extension de la pensée logistique à des éléments « immatériels », comme l’argent ou les émotions, est également évoquée. Mathieu Quet montre par exemple la manière dont nos émotions et nos comportements en ligne sont transformés « en données comportementales appropriables et circulables » (p. 61), flux toujours alimentés et optimisés pour proposer des contenus – souvent publicitaires – les plus adaptés aux consommateurs.

Dans une perspective foucaldienne, l’auteur associe cette augmentation des flux et du champ d’action de la logistique à des dynamiques sécuritaires : « L’extension du contrôle des circulations s’accompagne de l’exacerbation d’une logique d’optimisation du mouvement qui a conduit à toujours plus accélérer la vitesse des déplacements et à intensifier les opérations de contrôles et de régulation qui portent sur elle » (p. 71).

Tous les secteurs sont touchés par cette approche par les flux, et passer « sous le joug d’un projet de contrôle dont l’horizon primordial est marchand et dont l’instrument est la rationalisation technique » (p. 71).

Faire apparaître les zones d’ombre du capitalisme logistique

Loin d’organiser pleinement et sans encombres la circulation des biens et des hommes, l’auteur rappelle que cette pensée logistique n’est pas exempte de zones d’ombres et de crises : parfois, « loin d’ordonner les circulations de façon sophistiquée et pacifiée, le système dysfonctionne carrément » (p. 87). Ces dysfonctionnements peuvent prendre plusieurs formes. Les situations de pénuries et de ruptures de stock aussi bien que la surproduction et les trop-pleins de marchandises font par exemple partie des couacs les plus évidents du système logistique mondial. Dans le cinquième chapitre de l’ouvrage, l’auteur revient longuement sur les divers problèmes d’approvisionnement liés à la crise de la Covid-19, moment de « dérèglement total de la capacité à faire circuler ces objets » (p. 106). Le manque de contrôle sur la circulation de certains flux constitue une autre zone d’ombre de cette pensée logistique. L’auteur illustre ces absences ponctuelles de contrôle par des exemples de situation « qui se produisent quand les flux sont mêlés » (p. 96), faute de maîtrise suffisante : la requalification frauduleuse de marchandise (viande de cheval requalifiée en viande bovine) ou les problèmes d’eau potable contaminée par des matières fécales pour un tiers de la population mondiale, faute d’une isolation correcte et hermétique. Les flux illégaux (trafic de drogue, métaux rares, contrebandes) qui échappent aux États et autres organisateurs du trafic mondial font aussi parties de ces flux incontrôlés. Ces exemples amènent l’auteur à affirmer que « le contrôle exercé sur les circulations n’est qu’une maîtrise de façade » (p. 98).

Dans les derniers chapitres de son ouvrage, Mathieu Quet s’intéresse aux oppositions qui surgissent face à ce capitalisme logistique exacerbé. La croissance continue du système logistique mondial induit en effet une violence et des conflits croissants, particulièrement auprès des travailleurs exploités en bas de la chaîne (faibles salaires, entorses au droit du travail, méthode de management violente etc). Ces conflits constituent des moments d’interruption – ou du moins de ralentissement – de la chaîne logistique. L’auteur reprend des exemples de mobilisation des travailleurs d’entrepôts et autres sites clés, « innombrables à travers la planète » (p. 120). Les travailleurs se réapproprient leur position stratégique dans ce système, et participent à travers des grèves à lutter contre cette logistique omniprésente. Preuve de l’importance de ces mobilisations, Mathieu Quet rappelle également que plus d’un tiers des conflits du travail recensés entre 1870 et 1996 se sont déroulés dans le monde du transport et de la logistique.

L’auteur insiste sur le caractère local de ces mobilisations, les plus à mêmes de lutter et de déstabiliser les flux mondialisés du système logistique. Mathieu Quet explore cette opposition entre circuits mondiaux et résistances locales à travers plusieurs exemples. Il voit dans le développement des circuits courts, l’essor du mouvement A2K3, ou les branchements sauvages de populations précaires au Pakistan, des exemples de « logistiques subalternes » (p. 129), de circulations alternatives prônées par des individus. Ces formes de contestation « surviennent entre un pouvoir centralisateur et les simples aspirations des individus à aller, venir et jouir de biens auxquels il leur semble raisonnable de maintenir l’accès. » (p. 129). Soucieux de poursuivre cette réflexion, l’auteur s’attarde à esquisser une « alterlogistique » (p. 142), « un travail de reconnaissance des formes alternatives du mouvoir » (p. 150). Adoptant un ton plus proche du manifeste politique que le reste de l’ouvrage, cette dernière partie a le mérite d’étendre la réflexion en convoquant des références littéraires, philosophiques ou anthropologiques, pour explorer une « alterlogistique […] à la croisée de la fiction théorique et de l’imagination politique » (p. 142).

Bien qu’il mette en avant les impacts paysagers que le développement de la logistique induit sur les territoires, on regrettera que l’auteur ne souligne pas plus les perspectives théoriques qu’ouvrent l’approche par les flux, notamment pour comprendre les systèmes urbains. Empruntée à la biologie, la notion de métabolisme territorial propose par exemple d’étudier les espaces urbains à partir des flux de matière et d’énergie qui les traversent. Loin de contribuer à des approches hors-sols, ces entrées permettent de prendre la mesure des ressources consommées par les villes (pour la construction, la consommation en eau et énergie), et le poids des éléments qu’elles rejettent, comme les polluants dans l’air et l’eau, les biens manufacturés ou les déchets (Barles, 2020). Certaines collectivités, à l’image de Plaine Commune4, se sont emparés de ces notions, pour promouvoir des modèles d’aménagements plus soutenables. En connaissant mieux les flux de matériaux qui circulent sur leur territoire, l’intercommunalité espère se réapproprier les biens déjà présents, maximiser le réemploi et diminuer le recours à des importations et des matériaux neufs.

Bien documenté, mobilisant de nombreux exemples scientifiques et littéraires, cet ouvrage éclaire d’un jour nouveau un sujet souvent abordé par ses externalités les plus évidentes. En proposant cette approche globale, l’auteur se montre particulièrement convaincant dans sa conceptualisation de la « pensée logistique », projet politique et technique de rationalisation des déplacements et de mises en flux de tous les biens et individus.

RAFAËL DEVEMY-BARDINET

Rafaël Devemy-Bardinet est chargé d’études, diplômé en Urbanisme et Aménagement à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après des travaux de recherche sur les évolutions du commerce à Paris, et sur les nouveaux outils publics et parapublics pour encadrer son développement, Rafaël Devemy-Bardinet conseille et vient en appui aux collectivités territoriales, sur la thématique du commerce et de la revitalisation des centre villes. Il organise également des cours et ateliers sur le terrain pour introduire les grands enjeux de la géographie et de la fabrique du territoire, à destination d’élèves de première et de terminale.

rafael.devemy.bardinet[at]outlook.com

Référence de l’ouvrage : Quet M., 2022, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Paris, Editions La Découverte, 158 p.

Bibliographie

Barles Sabine, 2020, « Métabolisme urbain » dans Dictionnaire critique de l’anthropocène, Paris, CNRS Éditions, 543‑544.

Barles Sabine, 2017, Écologie territoriale et métabolisme urbain : quelques enjeux de la transition socioécologique. Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 819-836.

Couverture : Entrepôt libre-service IKEA à Anderlecht (Belgique) (Benoit Brummer, wikimedia.org, février 2018)

Pour citer cet article : Devemy-Bardinet R., 2023, « Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Mathieu Quet », Urbanités, Lu, avril 2023, en ligne.

  1. Unité établie par le protocole de Kyoto, correspondant à l’émission d’une tonne de CO2. Chaque entreprise se voit attribuer un certain nombre de crédits carbone, qui lui sont propres et qui correspondent à ce qu’elle peut émettre en termes de CO2. Une entreprise qui n’a pas atteint ses objectifs de réduction de CO2 peut acheter les crédits carbones d’une autre entreprise, alimentant un marché des crédits carbones. []
  2. Objectif fixé pour 2050, il demande aux territoires, communes, départements, régions de réduire de 50 % le rythme d’artificialisation et de la consommation des espaces naturels, c’est-à-dire de limiter autant que possible la consommation de nouveaux espaces et, lorsque c’est impossible, de « rendre à la nature » l’équivalent des superficies consommées. []
  3. Le mouvement Access to Knowledge (A2K) est un ensemble de groupes de la société civile, de gouvernements et d’individus, convergeant vers l’idée que l’accès au savoir devrait être lié aux principes fondamentaux de justice, de liberté et de développement économique. []
  4. Intercommunalité francilienne, dans le département de la Seine-Saint-Denis, composée des communes suivantes : Aubervilliers, La Courneuve, Épinay-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine, Stains et Villetaneuse. []

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