Lu / Une boîte à outils pour porter un regard critique sur l’action publique urbaine
Lionel Francou
Depuis une bonne dizaine d’années, il semble être devenu évident pour tout le monde qu’il est nécessaire de concevoir une ville et une mobilité plus vertes et plus qualitatives, afin d’améliorer l’expérience des habitants et des usagers tout comme la qualité de l’environnement, au sens large. L’action publique se fait, en apparence, plus attentive que jamais aux piétons, aux cyclistes, aux habitants, à la qualité des espaces publics urbains, à la propreté de l’air comme des sols, etc. Les plans et programmes de rénovation urbaine ou de mobilité se parent de leurs plus beaux atours et participent, du moins si l’on s’en tient aux discours produits par les autorités et à la visibilité de certains dispositifs, à l’avènement d’une ville plus agréable, plus conviviale et plus durable.
Pour les trois auteurs de Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, il est indispensable de se montrer critique face à ce qui semble trop évident et consensuel. Par une approche radicale, ils invitent à opérer un renversement de perspective complet vis-à-vis de cette action publique qui prétend améliorer nos villes, mais dont ils estiment qu’elle serait porteuse de « normes » et d’« idéologies » qui ne disent pas leur nom. Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif et interdisciplinaire où les trois auteurs ont mis en commun leurs compétences spécifiques afin de dessiner un tableau transversal de l’action publique urbaine à l’œuvre aujourd’hui dans les villes françaises et occidentales, plus particulièrement en matière de mobilité. Hélène Reigner est politologue, Thierry Brenac est ingénieur et docteur en transports, tandis que Frédérique Hernandez est architecte et docteur en aménagement de l’espace et urbanisme. Dans sa préface à l’ouvrage, Franck Scherrer, directeur de l’institut d’urbanisme de l’université de Montréal, estime que les auteurs offrent ici une « œuvre de salubrité intellectuelle » dans laquelle ils mettent au jour « les ressorts de la pensée magique de la mobilité durable ».
Les auteurs cherchent à déconstruire une « rhétorique consensuelle » qui entrave une compréhension fine de l’action publique urbaine et masque une série de pratiques à l’œuvre qui s’avèrent bien moins évidentes et profitables à tous qu’elles ne paraissent l’être. Ils critiquent vingt-six termes et expressions à succès de la fabrique de cette nouvelle forme d’urbanité dont ils jugent qu’ils témoignent d’un « processus de néolibéralisation de l’action publique » qu’ils placent au centre de l’ouvrage : « la production de l’espace dans la ville contemporaine serait soumise à l’impératif d’attractivité dans un contexte d’exacerbation de la concurrence interurbaine » (p. 17). La concurrence entre les espaces et le marketing urbain qui en découle induisent une nécessité de « mise en ordre » de la ville qui se fait aux dépens de certaines populations et de certains comportements qui sont bannis ou découragés au profit d’autres plus rentables et appréciables. Ainsi, les touristes et les consommateurs sont des usagers de la ville de premier choix, de par leur mobilité et leur pouvoir d’achat, notamment. Sans qu’il ne s’agisse d’une généralité, du propre aveu des auteurs eux-mêmes, on observerait le succès d’une tendance de l’action publique à accroître la fragmentation, qu’elle soit spatiale ou sociale, afin de privilégier certains espaces à forte valeur ajoutée, tandis que d’autres sont délaissés ou victimes du report des nuisances qui touchaient auparavant les espaces privilégiés et qui ont seulement été déplacées. Certaines politiques transversales n’auraient que des effets assez limités, faute d’apporter de réelles solutions. Ainsi, de nombreuses politiques publiques visent par exemple à proposer des alternatives à la voiture en ville, mais l’amélioration des infrastructures automobiles (dont les parkings publics ou privés qui fleurissent dans les centres urbains), qui s’intensifie parallèlement à ces politiques, empêche un report modal étant donné que la voiture conserve, voire consolide, son avantage.
Chaque concept est traité sur quelques pages selon la structure suivante : il est d’abord défini en quelques lignes, parfois avec humour, puis les auteurs en présentent les enjeux et les applications, en s’appuyant sur une revue de la littérature sérieuse qui leur permet d’identifier une série de points principaux qui sont ensuite questionnés et donnent lieu à une conclusion critique ainsi qu’à des propositions d’alternatives. Chaque entrée de ce « dictionnaire » peut être consultée indépendamment des autres et le livre se lit indifféremment dans l’ordre (alphabétique) des termes présentés, ou en piochant ceux qui intéressent plus particulièrement le lecteur. Le texte est agrémenté d’illustrations bien choisies qui soutiennent la démonstration des auteurs, telles que des photos, des caricatures ou des affiches adressées par les autorités publiques à la population. En annexe, en plus d’un récapitulatif des signes et acronymes employés, se trouve un index des mots-clés et concepts bien utile. L’ouvrage s’adresse à tous ceux qui sont susceptibles d’employer les termes ici décomposés sans en mesurer l’épaisseur idéologique, des élus aux étudiants en passant par les professionnels de ces politiques d’urbanisme, d’aménagement du territoire ou des transports. D’autres lecteurs (dont les chercheurs dans d’autres domaines, mais pas exclusivement) y trouveront, selon nous, un travail rigoureux et éclairant de déconstruction du sens et des soubassements de concepts de l’action publique ; démarche critique qu’ils pourront transposer à leur domaine pour l’aborder sous un autre angle.—-
Lionel Francou
————–
Lionel Francou est sociologue et membre des comités de lecture des revues Émulations et Urbanités.
—————-
Hélène Reigner, Thierry Brenac, Frédérique Hernandez, 2013, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Espace et Territoires »), 178 p.