Vu / Portfolio : Une grande dépression ? Interrogations photographiques sur les crises grecques et athéniennes

Jordi Ballesta

  • Rochers et résidus de marbre au sol, Mont Pendeli (2015)
  • Éboulement provenant d'anciennes carrières de marbre, Mont Pendeli (2015)
  • Sommet du Mont Pendeli (2015)
  • Bord de route et glissement de terrain, Avenue Achaion, Drafi (2013)
  • Écroulement, Avenue Achaion, Drafi (2014)
  • Dégradation du revêtement, Avenue Achaion, Drafi (2014)
  • Montée vers la commune de Pendeli, Avenue Achaion, Drafi (2014)
  • Obstacles et fermeture partielle, Avenue Achaion, Drafi (2014)
  • Local commercial désaffecté, quartier de Pagrati (2014)
  • Local commercial désaffecté, Commune d’Athènes (2015)
  • Local commercial désaffecté, quartier de Pagrati, Commune d’Athènes (2013)
  • Local commercial désaffecté, Commune de Kiffissia (2015)
  • Panneaux publicitaires désaffectés, Avenue d’Athènes, Athenes (2013)
  • Mur de l'usine Pavlidis, Commune d’Athènes (2015)

Quel nom plus précis donner à la crise que traverse la Grèce depuis la fin de la dernière décennie et qui fut tout d’abord financière, économique, avant d’être également sociale, politique, jusqu’à ce qu’elle devienne plus largement culturelle ? S’agit-il d’une crise de la dette publique, dont la résolution ressortirait pour l’essentiel de décisions administratives, d’une véritable dépression, dont les effets seraient étendus, sourds et diffus, voire d’une grande dépression, telle que celle que les États-Unis ont traversé durant les années trente ? S’agirait-il davantage d’une forme précipitée et brusque de tarissement, suite à un temps de débordement ? Ne pourrait-elle pas être définie comme une période de basses eaux pérenne qui, éminemment contrainte, impensée et imprévue, aurait été perçue à tort comme une récession pouvant être méthodiquement enrayée ? Ces nuances et incertitudes sémantiques conduisent à questionner ce mot crise qui est certes adéquat pour signifier la remise en cause de certains fondements, mais tend à ne pas rendre compte de l’intensité d’un éclatement, de la rupture d’un décrochement et d’une érosion qui s’avère persistante. Depuis qu’une partie notable du patrimoine immobilier et mobilier peine à être pleinement utilisée, occupée, entretenue et préservée, ces mots crise, tarissement, récession, décrochement, éclatement et dépression ont acquis une visibilité qui, en particulier, s’appréhende dans les espaces urbains et plus encore métropolitains, dont le premier d’entre eux, celui de l’agglomération athénienne.

Si la crise grecque s’est installée de 2008, première de six années continues de récession, à 2010, première année d’application des mécanismes de soutien, plans de sauvetage, programmes d’ajustement économique ou autres mémorandums, ce n’est que depuis trois ou quatre ans que les décrochements économiques et sociaux se matérialisent à Athènes, dans ses centres et ses périphéries. Sept ans après les premiers reflux puis asséchements budgétaires, qu’ils soient publics ou privés, l’état économique, social et culturel de la Grèce a empreint les infrastructures de transport, les revêtements et les façades, les espaces publicitaires et les fonds de commerce. Cette matérialisation découle de financements qui ne sont plus alloués ; elle traduit la rétraction de secteurs entiers d’activité. Elle s’explique par des réorientations économiques et des adaptations énergétiques, plus ou moins spontanées et bricolées. Enfin, elle relève de modes de communication qui ont été développés à l’écart des canaux de diffusion standardisés et prévus à cet effet. Bien plus qu’auparavant, toute surface exposée à l’attention des habitants et passants est susceptible de supporter des messages, le plus souvent fragmentaires, promouvant des activités artisanales, des services pédagogiques et des desseins politiques de tout ordre.

Signe d’un épuisement économique qui ne faisait que poindre en 2007, puis s’est intensifié avant de se stabiliser, les activités de construction immobilière en Attique se sont réduites, en terme de volume et en glissement annuel, de 13 % en 2007, 24 % en 2008, 21 % en 2009, 52 % en 2010, 41 % en 2011, 7 % en 2012, 28 % en 2013, 9 % en 2014. Elles baissaient encore au rythme de 9 % de janvier à septembre 2015. Alors que la contribution de ce secteur à la richesse nationale est passée de 9,8 % en 2007 à 1,3 % en 2014 et qu’environ 20 % du patrimoine immobilier grec est localisé en Attique, cette chute de plus de 80 % a non seulement retenti sur la situation économique de la Grèce, mais elle s’est aussi incarnée dans le paysage athénien, jusque dans les quartiers les plus privilégiés. En quelques années, les parcelles excavées, les scènes de travaux, de destruction et d’édification, tout comme les engins de chantier et les amas de gravats et déblais, se sont en tout lieu raréfiés, tandis qu’ils participaient de l’animation urbaine ordinaire.

Cette raréfaction des activités de construction explique une partie de la récession économique, en Grèce comme dans la métropole athénienne. Elle en est également un de ses prolongements, comme le sont d’autres phénomènes de renoncement ou repli qui s’ancrent dans les topographies urbaines. Le recul démographique, le fléchissement des prix immobiliers, la vacance des locaux commerciaux, le faible usage des espaces publicitaires ou, de manière tout aussi importante, la baisse de la consommation pétrolière et la dégradation partielle du réseau viaire se reflètent in situ et donnent à voir la diversité des tarissements et éclatements. Si la Grèce a perdu environ 200 000 habitants de 2011 à 2014, la majeure partie de cette diminution est en provenance de l’Attique, la population y ayant diminué de 140 000 habitants en quatre ans. De 2008 à 2014, les prix d’achat des logements ont décru d’environ 40 % en Grèce et de 33 % à Athènes, tandis que la valeur des locaux commerciaux s’affaissait de 40 à 70 %. Dans la plupart des quartiers et communes de la métropole, 20 à 40 % des locaux commerciaux étaient fermés en septembre 2014, dont 27 % dans l’hypercentre d’Athènes. Dans un pays où les déplacements urbains et le chauffage domestique sont structurellement fondés sur l’utilisation de produits pétroliers, les ventes d’essence et de fioul ont respectivement chuté de 2009 à 2013 de 35 % et 67 %. Une pratique étendue et régulière des rues de la capitale peut même conduire à remarquer que les niveaux de consommation se sont si largement affaiblis que l’affichage publicitaire est devenu accessoire, ou du moins que les panneaux correspondants ne répondent qu’à des demandes sporadiques.

Certes, après plus de cinq ans de crise, ces retraits et vacances n’ont pas encore engendré des transformations morphologiques profondes. Leurs traductions paysagères restent superficielles et semblent, dans certains cas, procéder de causes ambiguës. De même, bien que récurrentes, les marques de la crise restent étroitement localisées ; nombreuses sont aussi celles qui se trouvent en arrière-plan ou résultent de traces qui a priori peuvent être aisément effacés. En outre, le défaut de chantier, la quantité des magasins fermés et la rareté des affichages publicitaires pourraient ne pas avoir été provoqués par une pénurie anormale d’activités, mais par l’arrêt subit d’un emballement passager : celui d’un consumérisme non refréné, celui aussi d’une société qui aurait alimenté la richesse privée en déviant une partie notable du bien public. Néanmoins si emballement puis éclatement il y eu certainement, si des risques de décrochement il en demeure encore, il n’en est pas moins patent que l’atonie générale, ses stigmates et les tentatives économiques et politiques individuelles d’y échapper, sont devenus tangibles dans l’Athènes contemporaine.

Bien qu’elles soient explicites dans les statistiques et observables dans les paysages urbains, comment néanmoins faire image de ces récessions multiples ? Comment documenter visuellement les asséchements commerciaux, publicitaires, le tarissement des activités de construction, la baisse de la circulation automobile, l’adoption de modes de chauffage sommaires ou même l’affaiblissement démographique ? Comment par la captation et le cadrage photographiques ne pas rendre monolithiques des phénomènes dont la complexité relève d’un enfoncement dans la crise et de la volonté contraire de s’en dégager ? Comment enfin représenter des modes de contournement économique et politique, dans une région, l’Attique, qui a perdu plus de cent cinquante mille habitants, dont le taux de chômage environne les 25 % et qui, en juillet 2015, vota à hauteur de 60 % contre un mécanisme de soutien financier qui continue pourtant à structurer une partie fondamentale de l’économie grecque ?

Mettant en œuvre ce questionnement photographique, dont une partie des images est ici publiée, je ne cherche toutefois pas à rendre compte de l’absence des grues, des excavatrices, des bétonnières, etc. En effet, même si la quasi disparition de ces engins pourrait être suggérée, il n’apparaît pas possible de l’attester a posteriori par la photographie. Contrairement aux présences visuellement saisissables, ce qui n’est plus ne peut être aisément photographié, sauf à le comparer avec ce qui a été.

En revanche, j’effectue des prises de vue régulières de la vacance des locaux commerciaux. Différemment de l’absence, photographier la vacance permet de saisir le retrait d’un secteur économique qui, faute de demandes, a délaissé nombre des espaces qu’il avait occupés. Et si l’importance un temps croissante des centres commerciaux pourrait expliquer certains de ces retraits, le faible usage des panneaux publicitaires confirme que la consommation ne parvient plus à être stimulée.

En Attique, les panneaux 4×3 ont perdu progressivement leur fonction d’affichage dès les premières années de la crise ; une proportion notable d’entre eux a même été dernièrement démantelée. Pour autant, la raréfaction de ce mobilier pourrait également tenir aux dispositifs mis en œuvre pour lutter contre les supports publicitaires qui ne sont pas réglementaires. Afin d’informer la raréfaction des incitations à la consommation dans les paysages urbains, il semble ainsi plus probant d’examiner de quels usages sont l’objet les panneaux d’affichage autorisés.

L’abri bus, en particulier, est devenu l’archétype des supports publicitaires licites, dont l’utilisation se révèle épisodique et dispersée. Il est, en outre, devenu l’un des lieux privilégiés de la communication politique et promotionnelle spontanée. Ses espaces publicitaires sous vitres et au format standardisé tendent à laisser place à des annonces et messages, appelant à louer des biens immobiliers, à suivre des cours privés, à faire appel à des artisans, à rompre avec la toxicomanie, à s’opposer aux mesures gouvernementales, à refuser les mémorandums en vigueur ou projetés, ou encore à affirmer des territoires auxquels les mouvances néonazis n’auraient pas accès. L’abri bus se révèle, de fait, être un des lieux de lecture incontournables de la rétractation de la consommation, de la précarité économique, des antagonismes politiques et des bouleversements personnels qu’occasionnent les crises de la société grecque.

Parallèlement au retrait des activités commerciales et des affichages promotionnels, la détérioration des voies de circulation témoigne d’un asséchement qui provient, pour sa part, de la contraction des finances publiques. Si à l’échelle de la métropole, l’état général des revêtements routiers ne s’est pas clairement dégradé, il n’en demeure pas moins qu’à la suite d’intenses précipitations certaines voies ont été endommagées et, faute de réparations, sont devenues impraticables. Axe central traversant le lotissement de Drafi, situé dans les périphéries aisées du nord-est d’Athènes, l’avenue Achaion constitue un des cas les plus significatifs de ces dégradations. Déformée, crevassée, érodée, en partie écroulée depuis le mois de février 2013, cette voie n’a pas été rouverte à la circulation, alors même qu’elle relie plusieurs communes urbanisées. Au-delà des circonstances locales et météorologiques qui sont à l’origine de son délabrement, l’avenue Achaion est d’ailleurs à même de symboliser les décrochements et érosions qui parcourent la société et la capitale grecques. À travers elle transparaissent toutes les fissures plus ou moins mineures et majeures, articulées ou isolées, d’ordre économique, politique, sociétale et domestique, qui se sont formées, mais qui ne font pas systématiquement trace dans la géographie.

Être longuement confronté à la crise, l’entendre et la voir rappelée, lors de discussions saisies à la volée, au travers des canaux d’information, par l’observation quotidienne de la vie urbaine, invite en définitive à chercher une configuration synthétique qui soit susceptible de la représenter. Il fut donc recherché un agencement paysager qui ne procéderait pas de tarissements, de récessions ou d’une dépression, mais qui pourrait toutefois les évoquer. Apparus lorsque le fioul a remplacé le bois comme combustible de chauffage pour de nombreux foyers, les brouillards hivernaux de particules pourraient photographiquement suggérer les phénomènes d’obstruction qui, sans doute, sont propres à toute dépression économique et sociétale. Mais plus encore, ce sont des éboulements résiduels de marbres qui, je pense, permettent d’incarner l’enchevêtrement complexe et pérenne des crises grecques. Ces éboulements sont artificiels ; ils proviennent d’anciennes carrières non réglementaires du Mont Pendeli qui, un temps et à leur échelle, contribuèrent à l’enrichissement du pays. Ce marbre, extrait à la lisière de l’agglomération athénienne, était alors transporté, traité et disposé dans de nombreux immeubles, logements, cages d’escalier, magasins et terrasses. Aujourd’hui, il donne à voir l’écroulement impensé et l’affaissement désordonné qui caractérisent pour partie la Grèce contemporaine, mais qui, néanmoins, semblent contenir une force chaotique et tellurique spontanée.

Une grande dépression ? Si par la seule photographie, il est difficile de l’attester, il est en revanche possible d’aller à la recherche des matérialités urbaines qu’elle pourrait avoir véhiculées et de questionner les phénomènes d’érosion, les décrochements et les tentatives d’échappées qu’elle pourrait avoir générés.

JORDI BALLESTA

Chercheur associé à l’UMR Géographie-cités et au CIEREC (Université Jean Monnet), Jordi Ballesta travaille actuellement sur les pratiques de notation photographique développées par les géographes et architectes américains de l’ordinaire, tout comme sur la pensée paysagère de John Brinckerhoff Jackson. Habitant durablement la Grèce, il mène également des recherches photo-géographiques sur ce pays.

jordi.ballesta AT laposte DOT net

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