Banlieues françaises / Entretien : Pour une égalité urbaine
Entretien avec Roland Castro, par Charlotte Ruggeri
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Roland Castro est architecte. Dans les années 1980, il est à l’origine, avec Michel Cantal-Dupart, du mouvement Banlieues 89, qui entraina la naissance du premier ministère de la Ville.
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QU’EST-CE QU’UNE BANLIEUE POUR VOUS ? PEUT-ON CONSIDÉRER, SI L’ON PREND L’EXEMPLE FRANCILIEN QUI EST VOTRE TERRAIN DE JEU PRIVILÉGIÉ, QUE SAINT-GERMAIN-EN-LAYE EST UNE BANLIEUE AU MÊME TITRE QUE SAINT-OUEN OU LA COURNEUVE ?
En France, ce qu’on a fini par appeler « banlieue », ce sont les endroits les plus moches, les plus enclavés, les plus désagréables à vivre donc effectivement ce n’est pas Saint-Germain-en-Laye dans l’opinion. C’est en général tout ce qui a été produit et construit pendant les Trente Glorieuses qui furent les « Trente Horribles » d’un point de vue urbain. C’est tout ce qui a été produit après-guerre, selon les canons de la Charte d’Athènes portée par un génie plastique et un architecte formidable mais aussi un assassin de la pensée urbaine, Le Corbusier. Ce qu’on appelle « banlieue », ce sont donc ces quartiers construits après-guerre, pensés par des architectes, pas tous dépourvus de talent, mais qui appliquent une pensée urbaine problématique. Il en émerge un artiste, Pouillon, qui a réalisé de très beaux grands ensembles, sinon le reste est de médiocre qualité. Dans le trajet résidentiel des populations, elles ont d’abord été des endroits prisés puisqu’il y avait le confort moderne, comme la salle de bains, le soleil dans le séjour et une terrasse, mais ce n’était pas une ville et donc tous ceux qui ont pu partir l’ont fait. Ils sont retournés dans les centres pour ceux qui en avaient les moyens, ou ils sont partis plus loin pour vivre dans une petite maison. Par le jeu des départs et des arrivées, ces banlieues sont devenues le réceptacle des populations immigrées récentes, des femmes seules avec enfant donc des populations plutôt fragiles. Quand on parle des banlieues, on parle surtout de ces espaces et quand les banlieues brûlent, ce sont ces territoires là en particulier qui brûlent. Alors qu’en fait, oui, il y a des banlieues extrêmement chics, voire plus chics que certains quartiers parisiens, et puis dans n’importe quelle banlieue on trouve des traces d’une histoire urbaine plus ancienne que les grands ensembles, des espaces généralement plus sympathiques à vivre. Parfois, quelques travaux récents ont redonné un petit peu de grâce, de centralité aux quartiers des grands ensembles.
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POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER LA GENÈSE DE LA MISSION « BANLIEUES 89 » ET POURQUOI VOUS AVEZ QUITTÉ LE PROJET ? AVEZ-VOUS UN REGARD NÉGATIF SUR LE BILAN DE CETTE EXPÉRIENCE ?
Banlieues 89 a été lancé par l’appel impératif et muet du 10 mai 1981 puisque j’ai fait un poème sur les banlieues le 11 mai 1981 en expliquant que c’était la question du septennat. 34 ans après, ça reste une des plus graves questions de la société française avec une caractéristique un peu nouvelle à laquelle on ne pensait pas il y a quelques temps, à savoir que les banlieues sont le territoire d’une montée des extrémismes religieux. Finalement, ce qu’on a dit dans les années 1980 est toujours vrai et s’est aggravé. Banlieues 89 proposait des tas de choses, y compris le Grand Paris, mais ce qui a échoué, c’est la médiatisation du projet. Le jour où l’on devait lancer le projet, à Enghien, on avait réuni des maires de toute la France, de gauche, de droite, une dizaine de ministres. Et ce jour-là, Mitterrand recevait le premier ministre polonais, Jaruzelski, et donc la presse, qui aurait dû couvrir Banlieues 89, a couvert cette rencontre. Ce que l’anecdote révèle c’est que les banlieues ne font pas l’actualité, sauf lorsqu’elles s’y invitent comme en 2005. Bon malgré tout, on a fait des tas de choses, on a réussi à enterrer le TGV Sud-Est, on a sauvé Châtenay-Malabry de la découpe en morceaux, on a lancé le premier tramway St-Denis – Bobigny qui est la première ligne parallèle à Paris, on a couvert l’autoroute A1, on a fait casser les autoroutes derrière La Défense… On a fait bouger les esprits, mais on a aussi lancé des choses, donc ce n’est pas du tout rien, ni un échec. Ça a donné naissance au Ministère de la Ville et à la Politique de la Ville, à la suite des émeutes de Vaulx-en-Velin1. J’avais écrit un papier dans Le Monde en appelant à la création de ce ministère2.—
Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que transformer les banlieues n’intéressait pas Mitterrand et à partir de 1990, je me mets en apnée, je ne fais plus rien de public. J’ai fait des tas de projets de transformation de quartiers et une dizaine ont vu le jour, dont un dans l’un des quartiers les plus durs de la région parisienne, La Caravelle, à Villeneuve-la-Garenne. Les émeutes de 2005 n’ont pas touché les quartiers que j’ai transformés. Cela me renforçait dans l’idée que lorsque l’on traite les gens avec respect et dignité, ils n’ont pas de raison de tout casser. Mais bon, cela ne représente pas grand-chose parmi la multitude de quartiers de banlieues qui existe et qui mériterait de l’attention.
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VOUS EXPLIQUEZ QUE PARMI LES QUARTIERS LES MOINS TOUCHÉS PAR LES ÉMEUTES, ON TROUVE DES QUARTIERS CONCERNÉS PAR DES POLITIQUES LOCALES (MUNICIPALES) DE RÉNOVATION ET D’EMBELLISSEMENT. EST-CE À DIRE QUE LA POLITIQUE DE LA VILLE EST PLUS EFFICACE SI ELLE EST MENÉE À UNE ÉCHELLE LOCALE ?
Dans les villes moyennes ou les petites villes, les esprits ont suffisamment bougé pour qu’il y ait de gros efforts, qu’il y ait moins de violentes discordes entre le centre et les périphéries. Dès qu’on arrive à l’échelle des grandes métropoles, à part Lyon où il y a eu des politiques intéressantes comme le tramway jusqu’à Vénissieux et le tout dans le cadre d’une institution de communauté urbaine qui marche, il y a encore beaucoup à faire.
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À l’échelle des grandes villes, il manque souvent un pilote pour mener ces politiques : à Marseille, c’est très compliqué puisque la ville contient ses banlieues sur son propre territoire ; à Paris, le Grand Paris manque toujours d’un vrai pilote, sauf si Anne Hidalgo prend un jour vraiment les choses en main et c’est à elle de le faire. Il y a beaucoup de choses à faire pour le Grand Paris et la métropole parisienne : le périmètre n’est pas le bon, les attributions de chaque territoire semblent infinies. Il faut simplifier et qu’il y ait à la fin un exécutif pour l’ensemble du Grand Paris.
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DANS LE MÊME TEMPS, VOUS LOUEZ LA POLITIQUE ET L’AMBITION DE L’AGENCE NATIONALE DE LA RÉNOVATION URBAINE (ANRU). DONC LA POLITIQUE DE LA VILLE FONCTIONNE SELON VOUS ?
Depuis Banlieues 89, il y a eu un événement important, c’est l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine (ANRU), grâce à Jean-Louis Borloo qui a été le premier ministre de la Ville à prendre les choses en main. L’ANRU a simplifié de nombreuses démarches et politiques qui font que les choses marchent. La seule erreur, ça a été d’inscrire dans la loi l’expression « démolition-reconstruction » alors qu’on aurait dû inscrire celui de « remodelage ». Cela a donné une tendance démolisseuse stupide, alors que démolir et reconstruire coûte beaucoup plus cher que de remodeler. Néanmoins, ça a donné une impulsion pour de nombreuses actions dont on voit encore les effets aujourd’hui.
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VOUS CRITIQUEZ ÉGALEMENT VIVEMENT DEUX FORMES URBAINES HÉRITÉES DE L’APRÈS-GUERRE, LE GRAND ENSEMBLE ET LA DALLE – QUI ISOLE L’HABITANT, VOIRE LE QUARTIER DU RESTE DE LA VILLE SELON VOUS. POUVEZ-VOUS EXPLIQUER POURQUOI ? ET PUISQUE CE CONSTAT EST FAIT, POURQUOI CES ESPACES SONT SI PEU RÉNOVÉS ?
La dalle, c’est une fausse bonne idée : on va faire un quartier piéton, avec les voitures en souterrain. Mais ça devient un endroit autarcique, très mal pensé, impossible à contrôler, un espace pour ceux qui sont exclus de l’espace public. Le grand ensemble est critiquable oui, mais le grand ensemble avec des barres parallèles est facilement transformable, le grand ensemble un peu plus « fantaisiste » est souvent non transformable, il faut détruite, et alors le grand ensemble sur dalle, peut devenir facilement une zone de non droit comme Le Mirail à Toulouse ou à Argenteuil.
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UN DE VOS PLUS RÉCENTS PROJETS EN BANLIEUE, LE CENTRAL PARK DE LA COURNEUVE, EST LIÉ AU GRAND PARIS, MAIS SUSCITE DE VIVES OPPOSITIONS. POUVEZ-VOUS EXPLIQUER CE PROJET, CE QU’IL EST DEVENU ET POURQUOI SA FORME ACTUELLE POSE PROBLÈME, NOTAMMENT AUX ÉLUS LOCAUX ?
C’est un projet que je défends depuis 30 ans. Les oppositions et polémiques sont liées à des bagarres politiciennes, les choses devraient s’éclaircir après les élections régionales. L’idée est de faire un lieu suffisamment attractif, beau et poétique. Il s’agit de construire sur les bords, à la manière d’un gigantesque parc Monceau, mais aussi d’ouvrir le parc sur les villes, de fabriquer un lieu attractif, une centralité hors de Paris. Il s’inscrirait dans un Grand Paris à l’échelle multipolaire, il serait une attractivité extérieure.
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Finalement, historiquement c’est comme Louis XIV qui pense un nouveau centre du pouvoir à Versailles, et la bipolarité Paris-Versailles a créé un Ouest parisien et francilien qui marche. On a essayé de reproduire ces polarités extérieures avec les villes nouvelles, mais elles sont issues de pensées d’ingénieurs et des normes routières donc n’ont pas marché. Il faudrait les transformer, comme le centre de Cergy-Pontoise par exemple. Si on reprend La Courneuve et l’idée de centralités extérieures, il serait intéressant de décentrer le pouvoir parisien, de faire sortir les ministères de Paris notamment.
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VOUS PLAIDEZ SOUVENT POUR UNE ÉGALITÉ URBAINE OU POUR UNE REDISTRIBUTION DE L’ESPACE URBAIN AFIN QUE CHACUN Y AIT SA PLACE. EST-CE UN VŒU PIEUX ?
On peut estimer qu’on a une égalité juridique, une égalité des chances par l’école et d’accès aux soins par la Sécurité sociale. Je pense qu’il faut un droit à l’urbanité, ou une égalité urbaine, que personne n’ait à rougir de l’endroit où il habite et ne soit pas pénalisé dans son parcours professionnel.
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QUELLE SERAIT LA FORME URBAINE DE DEMAIN ?
La forme urbaine de demain dispose d’une bonne compacité et en même temps elle est agreste. C’est une ville dense au destin agricole. La ville souhaitable, que l’on peut construire à partir de ce qui existe aujourd’hui, c’est une ville qui a des points de densité solides et qui donne des lieux de forte attractivité, mais en même temps c’est aussi une ville dense-nature, beaucoup plus aérée que Paris.
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ENTRETIEN REALISE EN JUILLET 2015 PAR CHARLOTTE RUGGERI
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- Ces émeutes ont eu lieu le week-end du 6-7 octobre 1990. [↩]
- Roland Castro est nommé délégué à la rénovation des banlieues, il démissionne le jour de la nomination de Bernard Tapie à la tête du ministère de la Ville, en 1992. [↩]