Lu / Jeunes de quartier : le pouvoir des mots, par le Collectif POP-Part, Marie-Hélène Bacqué et Jeanne Demoulin (eds)

Claire Bénit-Gbaffou

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Ce livre, issu d’une recherche participative entre un groupe de chercheurs pluridisciplinaire (sociologie, histoire, géographie, sciences de l’éducation, urbanisme et architecture), des structures associatives diverses situées dans une dizaine de quartiers populaires de la région parisienne, et d’une centaine de jeunes habitant ces quartiers et fréquentant ces structures, est d’abord un très joli objet. Construit sous la forme d’un abécédaire, qui prend au sérieux les mots du quotidien et fait figurer l’entrée « Kebab » à côté de « Discriminations », fait un sort au « Sport » autant qu’aux « Origines », surgir « Grands/Petits » à côté de la plus classique « Famille », le livre regorge de surprises, ne prenant pas prétexte de la profondeur du propos pour manquer d’humour ou bouder l’accessibilité. Il s’accompagne, réalité augmentée au sens propre1, d’éclairantes et brèves capsules vidéo, réalisées par les jeunes, et qui ancrent les récits, débats et analyses qui font le corps du livre dans l’espace diversifié des quartiers populaires qui en sont l’objet. Cet ouvrage réussit le pari difficile de la polyphonie, où l’écho entre les récits, l’entremêlement des modes d’écriture (témoignages, réflexions, débats, analyses, images, fiction, poésie), le kaléidoscope des regards sur chaque objet (chercheurs, éducateurs et jeunes), et le plaisir de débattre semblent une évidence derrière une construction évidemment très réfléchie – dont l’échafaudage mériterait d’ailleurs un second livre, un making off (j’y reviendrai).

Je réfléchirai ici aux deux objectifs centraux du livre, et du projet de recherche (l’ANR POP-Part) dont il est un des aboutissements. Le premier, affiché dans l’introduction, est l’ambition de bousculer les idées reçues sur les « jeunes des quartiers », en donnant la parole aux principaux intéressés, pour une fois. Le second, tout à la fois dans l’air du temps de la « science citoyenne et participative » et original dans la production scientifique française, explicite dans le projet et plus implicite dans le contenu et la facture du livre, est pour le chercheur de tenir le défi « d’écrire avec » les groupes sociaux qu’il étudie, sans perdre en chemin l’ambition scientifique du propos.

Bousculer les idées reçues, au-delà du misérabilisme et de l’angélisme

Bousculer les idées reçues est une mission difficile, ce dont les deux coordinatrices de l’ouvrage sont pleinement conscientes. Une difficulté de l’idée reçue est qu’elle est toujours partiellement vraie. Echo à des réalités vécues, perçues, qui ont une existence, mais dont la généralisation conduit à l’erreur, écrasant d’autres dimensions du réel essentielles à sa compréhension, on ne peut la combattre qu’en la mettant en perspective. Ce livre réussit en grande partie à le faire, en créant une surprise, une curiosité pour ces jeunes et ces quartiers, évitant de facto l’écueil du misérabilisme et celui de l’angélisme, par la diversité des voix que l’on entend, loin d’une « jeunesse des banlieues » homogène et uniquement « problématique » (en difficulté, ou créant des problèmes) ; par la nuance et la maturité des récits individuels, et la richesse produite par leur juxtaposition, qui conduit parfois avec bonheur à des débats contradictoires entre les jeunes. Le livre dépeint finalement, peut-être en sous-estimant les difficultés (tant les jeunes ont refusé de se présenter en victimes), l’image d’une jeunesse « ordinaire », pas si différente de la jeunesse d’autres quartiers, avec ses tâtonnements et ses fiertés ; ses affirmations identitaires et ses peurs de l’engagement ; ses rêves d’autonomie, de réussite matérielle et son sens aiguisé de la justice ; ses provocations et ses fragilités adolescentes.

Cette diversité des points de vue, on la lit par exemple dans la rubrique « Police » : loin d’un discours de haine généralisée envers les forces de l’ordre chez les jeunes des quartiers, la majorité la juge légitime, nécessaire, tout en dénonçant unanimement ses modalités d’intervention. On la lit aussi, en image, par la floraison des espaces filmés par les jeunes, qui cherchent à montrer le quartier tel qu’il est vécu, en rupture parfois explicite avec les représentations médiatiques dominantes. Parfois dur, avec ses rixes, son contrôle social, ses violences, mais le plus souvent paisible, ou bien socialement animé, il est en tout cas intéressant et habité, différencié, avec des lieux aimés, les souvenirs de petite enfance qui s’y attachent, les nostalgies, les pratiques quotidiennes et les moments exceptionnels. Il s’en dégage l’idée forte qu’au-delà de l’extraordinaire diversité des parcours et des récits des jeunes, ces « jeunes de quartier » ont en commun un fort investissement de cette échelle de vie et d’expérience. Marqué par l’intensité des relations sociales locales, à la différence sans doute de quartiers plus bourgeois, le quartier est pourvoyeur de ressources, essentielles dans les situations de précarité, stigmatisation et discrimination largement partagées, en même temps que support d’un contrôle social fort et parfois pesant, donnant lieu à différentes pratiques d’internalisation comme de contournement.

La nuance, on l’éprouve dans les récits de l’expérience partagée de la discrimination, le plus souvent comprise comme étant complexe, multidimensionnelle : si certains voient dans le jeu entre différents codes sociaux (postures, langages, normes vestimentaires) une trahison de leur « moi profond », beaucoup ont compris l’importance de sa maîtrise comme clé de la mobilité sociale et géographique. Quant à l’ordinaire de la jeunesse, on le lit dans les contradictions propres à l’adolescence, entre des positionnements religieux forts et l’ennui avoué pour les vacances « au bled », passé l’enchantement de l’enfance. On le lit dans la réticence à des engagements politiques au long cours, la recherche d’actions collectives plus immédiates, ponctuelles et efficaces. Ces formes de mobilisation plus diffuses qu’« engagées » (qui ont pu désarçonner certains chercheurs, désireux de soutenir et de voir émerger des mobilisations contre l’injustice dans les quartiers) sont finalement assez banales. Ce qui l’est moins sans doute, c’est ce que révèlent les discussions autour des Gilets Jaunes, ou les mobilisations lors des confinements, pour assister les voisins, dans des maraudes hors du quartier, ou auprès d’exilés à la rue : une grande conscience de la précarité de l’entourage et de l’humanité commune, issue d’une jeunesse marquée, quoi qu’elle n’en fasse pas toujours cas explicitement, par l’expérience quotidienne, individuelle et collective des difficultés socio-économiques, dans ses diverses déclinaisons.

Faire oeuvre scientifique en écrivant « avec » les enquêtés

Deuxième défi de taille, celui d’« écrire avec » les sujets qui sont au cœur de la recherche, sans renoncer à l’ambition scientifique. Le positionnement des chercheurs n’est pas explicité sur l’équilibre à tenir, dans la démarche de recherche, entre une attention envers la parole des acteurs, qu’il s’agit d’entendre, parfois de faire entendre, et toujours de prendre au sérieux ; et la distance, l’écart, les mises en perspective de cette parole, qui n’est pas son écrasement mais qui n’est pas non plus sa répétition. Cet écart est difficile à manier : l’anthropologue David Lepoutre, et beaucoup d’autres chercheurs travaillant sur « les jeunes de quartier » en France et ailleurs, en ont fait l’expérience douloureuse, tant fut souvent problématique la présentation au quartier du livre issu d’enquêtes qu’ils avaient menées de manière, pensaient-ils, sensible et respectueuse. L’écriture en général, l’écriture scientifique en particulier n’est-elle pas nécessairement une trahison ? Même lorsqu’elle s’éloigne de l’ambition bourdieusienne du dévoilement des illusions, l’écriture par définition fixe, et objective, ce qui était le temps de l’enquête une conversation située, une relation vivante, marquées par des moments de suspension voire d’inversion des relations de pouvoir (Lepoutre, 2001). Dès lors, « écrire avec » les jeunes des quartiers, est-ce une manière d’atténuer, voire d’éviter, cette trahison ?

Le livre montre magistralement que la réponse à cette question est, au moins en partie, un « oui ». D’abord, de manière implicite : faire entrer les jeunes dans un processus d’écriture, textuelle comme filmique, leur fait comprendre qu’écrire est un travail, autant qu’une mise à distance. Trouver le mot et l’idée justes, savoir l’exprimer, comprendre que tout discours est une construction – le livre ne présente pas ce processus d’écriture, mais on imagine qu’il a donné lieu à des débats et des itérations, qui font entrer par la pratique les jeunes dans la démarche de recherche. Surtout, le livre juxtapose, sous une même entrée thématique différentes voix, le plus souvent contradictoires : jeunes, chercheurs, et (un peu en retrait) éducateurs. Cette diversité ouvre déjà un écart, entre les jeunes eux-mêmes ; et de manière attendue, entre le discours des jeunes et celui des chercheurs. C’est le cas par exemple sur les trajectoires scolaires et les projections professionnelles futures, dont les limitations structurelles sont invisibilisées dans les paroles des jeunes, et justement rappelées, avec tact et sensibilité, par le chercheur. Réciproquement, c’est parfois aussi la parole des jeunes qui permet au lecteur un recul par rapport à celle du chercheur – dont les espoirs de voir s’élever une mobilisation collective contre les discriminations, par exemple, sont parfois battus en brèche par les témoignages et les débats publiés, reflets de mobilisations plus diffuses, et dont beaucoup marquent plus de nuance dans l’analyse de leur expérience, entre discriminations, stigmatisations et inégalités.

Mais la co-écriture exige par définition un travail d’aplanissement et de limitation des écarts. Faire tenir ensemble ces paroles dans un même ouvrage nécessite une euphémisation des violences, un évitement des points les plus sensibles, un contournement de certaines difficultés – que ce soient les déterminismes sociaux qui limitent l’horizon des possibles, ou les formes de violence interne au quartier (notamment de genre), qu’il est difficile pour le chercheur de traiter frontalement, en regard direct de la parole des jeunes. Surtout, le livre co-écrit et grand public, par définition, ne peut fournir beaucoup d’espace pour les débats, les désaccords, les décalages, les processus, les tâtonnements, les creux, les manques. Un de ces « creux » a été ainsi mis en lumière lors de l’événement de célébration du livre, auquel participait une grande partie des jeunes2 : l’absence de la notion d’« inégalité sociale » comme cadre d’analyse, comme notion de référence, comme élément d’explication et d’interprétation des difficultés par les jeunes eux-mêmes ; et partant, comme entrée de l’abécédaire, alors qu’il avait été proposé par certains chercheurs. Cet effacement du concept d’inégalité sociale, notamment au profit de celui de discrimination, mériterait analyse. Cette tension affleurait dans la présentation d’un film documentaire, « Admire ma peau noire », réalisé par une jeune pantinoise en lien avec le projet3. La jeune réalisatrice expliquait que le moteur de son film était le sentiment d’éloignement social qu’elle avait éprouvé lors du visionnage (organisé dans le cadre du projet) d’un autre film présentant des témoignages d’artistes et célébrités noires : ces parcours lui parlaient mais la laissaient à distance. Il lui fallait faire un film dans son quartier, avec les jeunes femmes noires qui lui ressemblaient socialement. Pourtant, celles qu’elle interroge dans son propre film, elles aussi habitantes de Pantin et de peau noire, ne se saisissent pas de cette question de niveau socio-économique, et refusent unanimement de se reconnaitre dans le terme « quartier populaire », dont elles ont sans doute plus de difficulté à retourner le stigmate, que de discrimination raciale et religieuse, peut-être plus facile à mobiliser même si elles n’en ont pas toutes l’expérience directe et quotidienne. L’analyse des cadres interprétatifs et mobilisateurs disponibles, et de leur évolution historique et sociale, resterait à faire pour rendre compte de cette complexité du réel.

L’ouvrage publié ne présente donc qu’une partie du travail de recherche que le programme a fait naître – et les chercheurs sont en train de le compléter sous forme de publication d’articles dans des revues scientifiques. Le travail plus classiquement académique, la réflexion sur ce que le processus de recherche participative et la réalisation en co-écriture du livre Jeunes de quartier aura fait naître d’unique, en termes de connaissances et de pratiques de la recherche, gagnerait à mon sens à être publié de manière collective : on en vient à rêver d’un livre compagnon de celui-ci, qui en dévoile les coulisses, les approfondissements, les enseignements, les prolongements. Et peut-être cette pensée plus distanciée dans l’espace et dans le temps, pourrait-elle, elle aussi, être « restituée » – présentée et débattue – aux jeunes du programme intéressés, ou au moins aux éducateurs qui restent en place, sur la base de confiance ouverte par l’écriture conjointe de l’ouvrage premier, et la mise en lumière de certaines ficelles du métier qu’elle a opérée.

En attendant ses suites, l’ouvrage gagne le pari de donner à voir cette jeunesse des quartiers populaires dans sa diversité, ses spécificités, mais aussi dans son humanité ordinaire – une belle réussite, dans un contexte médiatique et scientifique souvent polarisé.

CLAIRE BÉNIT-GBAFFOU

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Claire Bénit-Gbaffou est maîtresse de conférences à Aix Marseille Université, Département de Géographie, Aménagement, Environnement, et chercheuse à l’UMR Mesopolhis. Elle a co-dirigé un ouvrage sur la recherche participative : Bénit-Gbaffou C, Charlton S, Didier S, Doermann K (eds), Politics and Community-based research – lessons from Yeoville Studio, Johannesburg (en ligne).

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Référence de l’ouvrage : Collectif POP-Part, Bacqué M.-H. et Demoulin J. (eds), 2021, Jeunes de quartier : le pouvoir des mots, Paris, C&F éditions, 237 p.

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Bibliographie

Lepoutre D., 2001, « La photo volée : les pièges de l’ethnographie en cité de banlieue », Ethnologie française, 1(31), 89-101.

Couverture de l’article : Rencontre avec les jeunes du programme Pop Part, le 11 novembre 2018, Paris. Lors d’un atelier, une jeune fille mime les gestes d’une caméraman (© Sylvaine Conord pour le collectif POP-Part, 2018).

Pour citer ce Lu : Bénit-Gbaffou C., 2022, « Jeunes de quartier : le pouvoir des mots, par le Collectif POP-Part, Marie-Hélène Bacqué et Jeanne Demoulin (eds) », Urbanités, Lu, janvier 2022, en ligne.

  1. Voir le site accompagnant le livre : https://jeunesdequartier.fr/ []
  2. POP-Part, Journée d’échange et de bilan de la recherche participative, Université de Nanterre, 2 octobre 2021. []
  3. Hachimia Ibouroi, 2021, « Admire ma peau noire », Tryspace & POP-part, vidéo 30 min, https://jeunesdequartier.fr/videos/admire-ma-peau-noire. []

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