Vu / “Citizen Jane : Battle for the City”, Matt Tyrnauer. Jane Jacobs sur un écran moscovite, actualité d’un combat new-yorkais
Guénola Inizan
Amorçant la conclusion du film « Citizen Jane : Battle for the City », l’architecte Michael Sorkin explique que top-down et bottom-up, ainsi que formalité et informalité sont les « polarités éternelles à travers lesquelles est pensée la ville ». Dans ce documentaire sorti en 2016, le réalisateur américain Matt Tyrnauer nous plonge dans le New-York du milieu du 20ème siècle, théâtre d’un vif affrontement entre ces deux pôles. L’idéologie moderniste constitue alors la ligne directrice des travaux entrepris par Robert Moses qui cherche à régler le problème des quartiers pauvres à coup de démolitions et de grands ensembles et à faire du transport automobile la clef de la réussite économique de la ville. Contre cette idéologie dominante, Jane Jacobs défend la voix des habitants, seuls garants de la vitalité et de la prospérité des quartiers. Le documentaire retrace son parcours de militante et d’écrivaine, deux dimensions indissociables de sa « citoyenneté » éminemment urbaine. En donnant la parole à de célèbres spécialistes de la ville, le réalisateur rend explicite la visée du film. À l’heure d’une urbanisation toujours plus rapide, le combat de Jane constitue une invitation à critiquer les formes que prend aujourd’hui ce phénomène.
La projection du film à Moscou le 30 mai dernier1 à l’Institut Strelka2, introduite par un débat, a interrogé son écho dans la capitale russe. D’un côté, de grands travaux transforment l’immense métropole, faisant de ses rues, ses parcs, ses places, des lieux plus agréables où semble renaître une vitalité urbaine, si chère à Jane Jacobs. De l’autre, de brutales démolitions et de vastes projets immobiliers suscitent des protestations d’habitants qui voient leur cadre de vie menacé. Ainsi, une « bataille pour la ville » s’y dessine selon des modalités que la discussion a timidement questionnées.
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New-York, objet d’un affrontement entre deux conceptions opposées de la ville
Pendant les années 1930, New-York est une vitrine de la modernité à l’échelle mondiale : ses gratte-ciels et ses larges avenues reflètent et encouragent la concentration d’une population qui s’enrichit. C’est aussi pour une « autre moitié »3 de la population, concentrée dans des quartiers pauvres, un lieu de vie insalubre et surpeuplé dont les misérables conditions de vie sont aggravées par la Grande Dépression et persistent après-guerre. Le documentaire est le récit de l’affrontement entre deux camps qui s’opposent face à cette situation. Pour les planificateurs, dont l’emblématique Robert Moses, la réponse de la modernité à la pauvreté passe par des démolitions et des constructions de quartiers entiers. Le Bronx est éventré par la « décision la plus destructrice qui ait été faite dans les villes américaines » selon le mot de Mike Davis4, la Cross Bronx Highway. Les manifestations des habitants n’empêchent pas Moses de faire construire cette gigantesque autoroute urbaine. Portée par la conviction que ces grands projets tuent l’organisme vivant qu’est la ville, Jane Jacobs incarne une opposition inédite à ce modernisme dominateur. Elle compte faire entendre la voix des habitants, de celles et ceux qui connaissent mieux leurs quartiers que les hommes qui entendent les redessiner d’en haut.
La tension entre ces conceptions constitue la trame du documentaire. Parmi les images d’archives, deux types de séquences se succèdent. Alternativement, on croise le regard des « yeux de la rue », celui des habitants et des passants, et l’on entend les discours tranchants des planificateurs voulant « nettoyer » les slums, plans et calculatrices en main. Relatée au milieu du film, la défense du Washington Square en 1954 représente la première victoire de Jane Jacobs et de ses voisins à Greenwich Village face à Robert Moses qui voulait transpercer le parc d’un prolongement de la Fifth Avenue. La confrontation atteint son paroxysme à la fin du documentaire, lors de l’ultime « bataille » autour de la construction de la Lower Manhattan Highway. Le projet colossal suscite une forte mobilisation des habitants que Jane Jacobs encourage, ce qui lui vaut d’ailleurs une arrestation suite à son intervention au cours d’une réunion officielle. Finalement, le gouverneur de New-York refuse la réalisation des travaux : l’illustration que ceux qui habitent peuvent être ceux qui décident.
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L’exemple fondateur d’un combat éternel
Le cas new-yorkais n’est pas seulement un achèvement : il est aussi l’exemple fondateur d’une réflexion face à l’urbanisation en cours à l’échelle mondiale. Le phénomène est présenté au rythme de plans vus du ciel, aussi vertigineux que les chiffres qui les illustrent (on peut retenir que dans les deux mois suivant la réalisation du film, la surface urbanisée de la terre augmentera de l’équivalent de l’aire urbaine de Los Angeles). Tout au long du film, les remarquables images d’archives sont entrecoupées d’interventions d’illustres architectes, urbanistes, théoriciens de la ville et militants. Ils reviennent sur le parcours et les idées de Jane Jacobs et questionnent leur résonnance aujourd’hui. Cette perspective diachronique rend un hommage fidèle à son militantisme et à son engagement intellectuel. Elle nous invite à adapter aux villes actuelles une théorie nourrie d’observations empiriques. L’échec des grands ensembles – que prouve une série de clichés de leurs démolitions dans différentes villes américaines dans les années 1990 – et la menace de nouvelles constructions similaires témoignent du besoin urgent de cette réflexion.
Le spectateur reste toutefois sur sa faim. Les citations, pour la plupart extraites de l’ouvrage Death and Life of great American cities, sorti en 1961, et les commentaires des experts ne peuvent constituer qu’une incitation à se confronter directement à l’œuvre de Jane Jacobs. Par ailleurs, en faisant porter notre regard sur cette femme, le réalisateur le détourne inéluctablement de ceux vers qui elle portait le sien. Les plans des rues new-yorkaises agitées font des habitants des acteurs anonymes noyés dans un flot d’images. Le fascinant « ballet » par lequel la ville s’éveille, les « personnages publics », si précisément dépeints par Jane Jacobs5, s’en trouvent un peu désincarnés. La vie interne des quartiers, creuset de leurs forces régénératrices, est difficilement perceptible. Les exemples actuels sont eux aussi seulement évoqués. Le film se clôt sur un horizon infini de gratte-ciels en construction en Chine, assimilés aux grands ensembles américains des années 1950 mais que même « Moses n’aurait pas pu concevoir », commente Saskia Sassen. L’analogie semble pertinente, mais sa brièveté élude la définition du lieu, des populations concernés, des potentiels quartiers remplacés, ce qui aurait constitué le fondement d’une critique à la Jane Jacobs. Peut-être le parti pris d’une mise en perspective historique rendait impossibles un tableau détaillé du caractère organique de la vie new-yorkaise et le développement des comparaisons. Il vaut mieux dès lors prendre cette légère frustration comme une incitation à poursuivre une observation critique esquissée à l’écran.
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« Une Jane Jacobs pourrait-elle apparaître dans la Russie contemporaine ? »
Des années 1930 aux années 1970, quand à New York poussaient les grands ensembles et fusaient les longues avenues, Moscou aussi était transformée, notamment par les immenses chantiers staliniens, puis par de nombreuses constructions immobilières sous Khrouchtchev pour faire face à la pénurie de logements. Seule l’immensité des travaux conduit au rapprochement car des idéologies antagonistes guidaient ces transformations : à l’ouest, la logique du profit et du capitalisme, à l’est, un fonctionnalisme urbain pour répondre à un contrat social (Golubchikov, 2017). Un demi-siècle plus tard, non seulement Moscou est devenue une « ville capitaliste géante » (Kollosov, O’loughin, 2004) mais surtout, elle connaît depuis une dizaine d’années d’importantes mutations. Un des chantiers majeurs de la ville, le programme « Ma rue »6 transforme places et trottoirs pour les rendre plus agréables ; un portail internet permet aux « citoyens actifs »7 de se prononcer sur certaines politiques urbaines et de partager leur expérience quotidienne de la ville. Ce tournant en matière de pratiques urbanistiques se fait parallèlement à une évolution réflexive où une place croissante est accordée à la valorisation de l’espace public, faisant écho à un nouvel urbanisme au sein duquel Jane Jacobs est souvent posée comme référence. L’Institut Strelka est un acteur majeur de cette évolution : on y forme des urbanistes, on y publie des ouvrages généraux et critiques sur la ville, on y organise des conférences publiques autour du phénomène urbain. La projection de ce film est un signe supplémentaire de ce tournant dans la conception de l’aménagement.
Est-ce à dire que la « bataille est gagnée »8 à Moscou ? Le débat a écarté une réponse nette. La plus grande partie de la discussion a été consacrée aux idées de Jane Jacobs. Les quelques exemples moscovites évoqués, comme les protestations contre la destruction d’un bâtiment d’avant-garde place Taganskaïa ou la facturation des places de parking, ont été mentionnés sans donner suite à de réels échanges. Le cadre formel n’a laissé la parole qu’aux experts9 invités pour l’occasion. Parmi eux, Vera Leonova, la seule femme présente, l’était par accident10, ce dont elle n’a pas manqué de soulever l’ironie en précisant que le combat de Jane était aussi celui d’une femme qui se battait contre un monde essentiellement masculin. C’est d’ailleurs elle qui donne le dernier mot, répondant de manière détournée à la question « Une Jane Jacobs pourrait-elle apparaître dans la Russie contemporaine ? ». Elle imagine plutôt le regard que pourrait porter Jane Jacobs sur les politiques moscovites : une approbation certaine du sens de certains programmes – « Ma rue », ou même « Rénovation » – mais une opposition évidente à la façon « autoritaire » dont ces politiques sont menées. On peut s’étonner que ce dernier programme, vaste chantier visant notamment la démolition de khrouchtchevki11, impliquant des milliers de relogements et ayant été l’objet de différentes protestations n’ait pas entraîné davantage de discussion. Il faut croire que le temps imparti était consacré à une mise en perspective plus générale et que ces points précis n’étaient pas à l’ordre du jour.
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La sensation laissée par le film est donc renforcée par le débat qui l’introduit. On se réjouit de revivre les combats de Jane Jacobs à New-York et d’être confronté à des idées qui ont profondément marqué l’histoire de l’urbanisme. On est peu frustré de ne pas approcher davantage cette vitalité de la ville qu’elle défend si ardemment. Le débat semble bloquer sur le même point. Les tentatives de mises en relation avec la Russie contemporaine – bien que restreintes à la capitale – ont le méritent d’exister. Elles sont cependant limitées par une aporie inhérente au cadre et au contenu du débat. Il porte sur une théorie forgée dans de longues observations de la rue et des relations informelles mais il est conduit par des spécialistes dans un lieu institutionnel. Tel le film rend hommage à Jane Jacobs en revenant sur son combat et en invitant à le raviver, sa projection à Moscou pousse à prolonger l’observation et la réflexion en suggérant des analogies : la « bataille pour la ville » y prend une forme dont l’effort de définition est à poursuivre.
GUÉNOLA INIZAN
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Guénola Inizan est étudiante en master de géographie à l’Université Paris-Est et à l’ENS de Paris.
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Bibliographie
Golubchikov O., 2017, « The post-socialist city: insights from the spaces of radical societal change », in Short, John Rennie ed, A Research Agenda for Cities, Edward Elgar
Jacobs J., 1961, Death and life of great American cities, New-York: Random House, 458 p.
Kolosov V. et O’Loughlin J., 2004, « Comment Moscou se transforme en ville géante capitaliste », Revue internationale des sciences sociales, 2004/3 n° 181, 463- 479.
- Le film a été projeté dans le cadre du Beat Film Festival [↩]
- L’Institut a été fondé en 2009. Il est situé en plein centre de Moscou, sur l’île Bolotny, à Octobre Rouge, ancien site de la célèbre chocolaterie du même nom [↩]
- Pour reprendre le titre de l’ouvrage, cité dans le film, How the other half lives (1890) de Jacob Riis qui y dépeignait les conditions de vie des quartiers pauvres new-yorkais [↩]
- « This is the single most destructive decision ever made about American cities » (1’07’17) [↩]
- cf. Partie II de Death and Life of American Cities (1961) [↩]
- Moïa oulitsa. Le grand programme qui s’étend de 2015 à 2018 concerne surtout le centre-ville, qui le remodèle de manière très visible comme le montre différentes photos sur le site de la mairie de Moscou [↩]
- Aktivnyi grajdanin en russe (nom du site et de l’application mobile) [↩]
- Expression mentionnée à plusieurs reprises dans le débat [↩]
- Vera Leonova, adjointe du doyen de la Haute Ecole d’Urbanisme ; Alexandre Ostrogorskyi, journaliste spécialiste d’architecture et professeur d’architecture ; Ilya Moukoseï, architecte. Le débat était présenté par Mikhaïl Alekseïevski, directeur du centre d’anthropologie urbaine à Strelka KB [↩]
- Suite à l’absence d’un participant [↩]
- Immeubles qui doivent leur nom leur période de construction. Ils sont reconnaissables pour la plupart à leur hauteur (quatre) étages et peuvent être très vétustes, certains ayant été construits à titre provisoire: un des problèmes majeurs du programme reste néanmoins l’ambiguïté de la définition des immeubles concernés [↩]