#11 / Sur la route des métropoles logistiques du Sud. L’exemple de Casablanca.

Nora Mareï, Jean Debrie et Jérôme Lombard


L’article de N. Mareï, J. Debrie et J. Lombard au format PDF


« L’Afrique en villes », pour reprendre le titre des reportages proposés durant l’été 2017 par le journal Le Monde, renvoie aux enjeux de l’urbanisation rapide du continent africain. De Kinshasa à Tanger, cette série révèle la problématique de l’organisation des grandes villes dans la mondialisation et soulève clairement les questions de services et d’infrastructures associées. En particulier, les transports et la mobilité sont au cœur de l’avenir métropolitain. Au Nord comme au Sud, la mobilité quotidienne est ainsi une préoccupation croissante des pouvoirs publics, avec comme enjeux la desserte des territoires et la lutte contre les externalités négatives des réseaux de transport. La question du transport de marchandises et des services logistiques1  associés est un élément méconnu de la mobilité urbaine. Dans les contextes européen et nord-américain, les chercheurs s’attachent depuis plusieurs années à évaluer la contribution de la logistique à la forme urbaine et les problèmes d’urbanisme qu’elle pose au fonctionnement métropolitain (Hesse, 2008 ; Dablanc et Frémont, 2015 ; Heitz, 2017). Les agendas politiques de durabilité urbaine ont ainsi favorisé la prise en compte récente et croissante du déplacement des biens, dont les conséquences sur la structure urbaine (localisation des entrepôts, étalement logistique) et sur les flux (distribution) sont désormais mieux renseignées. La question sociale est également abordée dans les travaux scientifiques (Vetois et Raimbault, 2017) ou journalistiques (Charrin, 2014), qui s’attachent à rappeler la précarité des conditions de travail de ces nouveaux ouvriers du monde logistique (employés des entrepôts, chauffeurs-livreurs).

À l’agenda des politiques publiques et objet de recherches nouvelles, la question logistique est peu abordée dans les travaux académiques portant sur les Suds. Il y a pourtant des parallèles à faire et des spécificités à dégager. La figure du triporteur par exemple (Tastevin, 2012), observée dans de nombreuses villes des Suds au service des mobilités marchandes et humaines, est aujourd’hui visible dans les villes du Nord, sous une forme modernisée et écologique, dans un contexte de régulation de la desserte du dernier kilomètre. Cette figure témoigne de la coexistence et de l’entrecroisement de différentes logiques de transport et du fait que les « lieux du transport » sont un instrument du couplage entre l’économie dite mondialisée et les économies locales (Lombard et Steck, 2004). La logistique métropolitaine repose ainsi sur une forme de dualisation – encore peu étudiée – distinguant un type standardisé à l’échelle mondiale et un type adapté au contexte à l’échelle locale. Cette dualisation apparaît structurante pour le déplacement des biens dans les contextes urbains des Suds caractérisés par l’introduction récente et croissante des grands opérateurs mondiaux du transport et de la logistique.

Le propos de cet article est d’aborder ce processus de dualisation dans le contexte spécifique des villes marocaines, marqué par l’intérêt croissant des décideurs politiques et économiques pour la logistique. À travers l’exemple du système urbain marocain observé en particulier autour du Grand Casablanca, pôle d’attraction des flux économiques, l’objectif est de souligner l’importance prise par la logistique dans le fait métropolitain et son organisation. Casablanca est une ville macrocéphale dont l’urbanisation a été rapide durant le XXème siècle2 . Elle a donné naissance à une ville contrastée, avec des quartiers où aspects traditionnels et modernes se juxtaposent. La présence de l’activité économique et industrielle en cœur de ville la définit et le port urbain la place d’emblée face à la problématique logistique. C’est donc dans sa structure urbaine que se lisent deux modalités de fabrique de la ville, en particulier deux registres de déploiement du secteur des transports et de la logistique. Au sein de cette porte d’entrée marocaine, le secteur de la logistique s’est structuré de manière duale. La capitale économique se distingue de façon croissante de Tanger, une des villes les plus anciennes du pays. La modernisation récente de cette dernière, qui a entraîné le transfert d’une grande partie de l’activité industrielle hors de la ville (en lien avec le projet Tanger-Med), en fait un nœud économique et international, mais dont la fonction est principalement extra-urbaine. La situation fonctionnelle de Casablanca demeure de fait plus complexe car les activités et les échelles y sont entremêlées.

Dans ce contexte de transformation des villes marocaines – où logiques de modernisation et de normalisation internationales coexistent avec des logiques locales – l’idée est d’analyser d’une part la prise en compte croissante du secteur logistique dans les réflexions d’aménagement et d’autre part la perméabilité entre ces logiques de normalisation et d’adaptations locales. L’article est construit à partir de l’étude de documents officiels servant à la communication et à la planification de la politique logistique et d’une étude de terrain effectuée à Casablanca et Rabat en juillet 20173 , qui a rendu possible la tenue d’observations et d’entretiens4  avec des acteurs publics et privés du secteur des transports et de la logistique. L’itinéraire scalaire proposé dans cet article – de la situation d’interface marocaine à la structuration de la logistique à Casablanca – a pour objectif de clarifier les échelles (internationale, nationale, métropolitaine), les acteurs et les modalités d’organisation et d’évolution de cette logistique urbaine.

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Transformations territoriales marocaines au service du développement international

Par le développement de projets ambitieux d’infrastructures et d’investissements massifs, le Maroc a choisi de développer son secteur logistique. Cette politique de desserte du territoire national lui permet également de s’inscrire dans une logique d’échanges croissante avec ses voisins africains.

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Une position eurafricaine

Bordé au nord et à l’ouest par l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, butant à l’est sur la frontière algérienne (fermée), se heurtant à la difficulté de faire admettre le Sahara occidental en tant que partie prenante du pays, le Maroc semble fonctionner comme une île. Les échanges maritimes sont majeurs dans l’organisation économique du pays (jusqu’à 98 % des flux selon le ministère des Transports), le succès du projet Tanger-Med venant renforcer cet aspect. Les flux aériens se développent également : la compagnie nationale, Royal Air Maroc (RAM), est ainsi devenue l’une des plus fréquentées en Afrique ; son hub de Casablanca est relié à une trentaine de villes du continent. Pour conjurer ou dépasser cet isolement que représentent les frontières internationales, le Maroc renforce ses connexions terrestres avec les pays voisins africains.

Utiliser la logistique comme outil au service du projet territorial et multiscalaire revêt une grande signification à l’heure où le Maroc souhaite jouer de longue date un rôle d’interface eurafricaine (Mareï, 2018). Si le roi Hassan II a œuvré au renforcement des liens européens du Maroc et si le projet de Tanger-Med est porté par un discours ciblant les investisseurs européens (qui a par exemple attiré l’entreprise française Renault), actuellement le pays opère un virage pro-africain remarqué.

De fait, le Maroc revendique son africanité. Il a réintégré en janvier 2017 l’Union africaine (UA), quittée en 1984, à l’issue de vives tensions politiques au sujet du Sahara occidental, et a formulé une demande d’intégration à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui a reçu une acceptation de principe. L’extension du réseau d’infrastructures et de routes (axes bitumés, lignes aériennes et maritimes), la multiplication des accords bilatéraux et l’expansion économique en Afrique (dans les secteurs des banques, télécommunications, de l’immobilier, de l’énergie) alimentent la politique africaine du Maroc (Wippel, 2004 ; Daviet, 2013 ; Mareï, 2017 ; Mareï et Ninot, 2018). Selon l’OCDE / CSAO (2014), entre 2000 et 2010, les exportations avec l’Afrique subsaharienne ont été multipliées par cinq, les importations par deux. Ce positionnement économique en Afrique, ancien sur les plans culturel et religieux, est accompagné d’une évolution des centralités territoriales.

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L’axe Casablanca-Tanger, corridor logistique national

Dans son ouvrage, J.-F. Troin définit le « corridor urbain littoral moyen-atlantique », à savoir la conurbation Casablanca – Mohammedia – Rabat, comme un espace vers lequel tout converge et d’où tout diverge, « les grandes décisions, les ordres, les financements, la distribution commerciale, les liaisons routières et ferroviaires » (2002). Le changement majeur actuel est le prolongement de ce corridor vers la péninsule tingitane. Celle-ci est décrite en 2002 comme un « angle vif », « animé », mais à l’écart. Aujourd’hui, la région de Tanger devient structurante à l’échelle nationale.

Que ce soit dans le nord du Maroc, pour l’ensemble du pays ou au niveau international, la ville de Tanger développe une polarité particulière. Le projet de Tanger-Med participe aux reconfigurations urbaines et régionales. Il s’accompagne de la mise en œuvre, dans cette cité de longue date tournée vers le monde (statut de zone internationale de 1923 à 1958), d’un type particulier de métropolisation. Le déplacement du port de commerce à 40 kilomètres du centre-ville a entraîné un ensemble de transformations urbaines : le remblai est terminé, les navires de croisière y font escale, des tours et hôtels modernes sortent de terre, la gare TGV est prête. La ligne à grande vitesse, inaugurée en novembre 2018, est gérée par l’ONCF et relie Tanger à Rabat et Casablanca (cf. photographies 1) (Baron, 2017). Elle participe au renforcement multimodal d’un axe urbain, littoral et national. Les acteurs du secteur marchand rencontrés espèrent que le fonctionnement à grande vitesse libérera des sillons pour l’acheminement du fret interurbain entre Tanger et Casablanca. En effet, avec Tanger-Med, la capitale du Nord est devenue une zone d’ancrage de différentes multinationales, en particulier du secteur de la grande distribution, qui utilisent le port et ses zones franches comme plate-forme de redistribution nationale et internationale, renforçant ainsi les circulations sur l’axe littoral jusqu’à Casablanca et au-delà.

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1. Les gares de Tanger (à g.) et de Casablanca (à d.) (N. Mareï, avril 2013 et juillet 2017)

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Le corridor Tanger – Casablanca devient essentiel dans la recomposition territoriale du Maroc. Il relie les espaces normés du transport et de la logistique, depuis les zones franches de Tanger-Med jusqu’aux zones logistiques de Mohammedia, en proche périphérie de Casablanca, ou de Mita en cœur de ville (cf. carte 1). À Tanger, la séparation des fonctions urbaines et industrielles se matérialise par la distinction dans l’espace entre circulations marchandes et flux urbain. À Casablanca, le fonctionnement est différent. En tant que principal marché de consommation et capitale économique du pays, elle attire et génère des flux marchands massifs au sein même de la ville, autour du port et dans les quartiers commerçants et industriels.

Dans un pays qui se modernise sur tous les fronts, le couple urbain Tanger – Casablanca est à la fois complémentaire et concurrent. Si le développement de chaque métropole suit des logiques différentes, le renforcement des liens entre elles permet en partie de rééquilibrer le territoire national. Tout en fonctionnant comme un axe d’échanges national, le corridor logistique Tanger – Casablanca facilite les circulations internationales à la fois vers l’Europe et vers l’Afrique. Dans ce contexte, le transport de marchandises et l’ensemble des services associés constituent une thématique stratégique qui place, de facto, la logistique au centre d’un ensemble de politiques sectorielles et territoriales.

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2. Éléments de localisation : corridor multimodal national et zones logistiques du Grand Casablanca

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La stratégie logistique, priorité nationale

Le Maroc a abordé de front la problématique de la logistique. Tant du point de vue de la réflexion, de l’organisation que des investissements, l’État a développé une politique volontariste autour des grands ports de Casablanca et de Tanger-Med.

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Les agences de l’État au cœur de la planification logistique

La mise en place récente de la stratégie logistique nationale témoigne de l’intérêt politique pour cette question. Les acteurs rencontrés, tels que l’ONCF et l’AMDL, fondent leur discours et leur action sur cette stratégie, sans que les liens entre eux soient explicités. Lancée dans les années 2000, avec les grands schémas sectoriels nationaux (industrie, agriculture, pêche, commerce intérieur), la réflexion sur la compétitivité logistique portée par le ministère de l’Aménagement marocain, puis par le ministère de l’Équipement, privilégie cinq axes prioritaires : la promotion de plates formes logistiques multi-flux, l’optimisation des flux, la professionnalisation des acteurs, la formation et la gouvernance (création de l’AMDL et d’un observatoire national). Progressivement, dans un contexte de territorialisation des politiques publiques, elle se décline, aux échelles régionales, dans le cadre des Programmes de Développement Régional, et aux échelles urbaines, dans le cadre des Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme portés par les Agences Urbaines, qui intègrent des volets consacrés au transport de marchandises. La logistique illustre ainsi l’évolution des registres d’action de l’État au Maroc (Planel, 2009). Observer son développement, s’il permet d’illustrer le processus de décentralisation en cours, souligne surtout la mainmise du niveau étatique sur les grandes politiques sectorielles et sur la régulation de la planification urbaine, via la tutelle exercée sur les agences urbaines en charge des schémas directeurs. Cette observation révèle aussi le processus d’autonomisation des grandes entreprises nationales (ONCF, Société nationale des transports et de la logistique ou SNTL) et le rôle des bureaux d’études internationaux dans la formalisation de la stratégie logistique5 .

À l’horizon 2030, la stratégie logistique nationale a pour vocation de planifier 3 300 hectares de zones logistiques modernes, identifiées en concertation avec les acteurs locaux et soutenues par une série de conventions et de contrats d’application associant les opérateurs de l’État : ONCF, SNTL, Agence nationale des ports (ANP), les départements ministériels, les agences urbaines et les nouvelles régions. En termes de planification, la stratégie nationale a porté sur un premier volet relatif aux plates-formes de Zenata, de Mita et de Tanger (Med Hub). Celle de Zenata (cf. carte 1), située entre Casablanca et Mohamedia, s’étend ainsi sur une superficie de 323 ha mobilisés respectivement par l’ANP (200 ha), l’ONCF (95 ha) et la SNTL (28 ha). Son développement porte sur trois types de plates-formes logistiques dédiées aux flux de conteneurs, aux stocks de céréales et aux services de distribution et de sous-traitance logistique. Elle s’inscrit dans une stratégie dite de modernisation du dispositif de plates-formes.

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Casablanca, zone pilote de la logistique territorialisée

À l’échelle du Grand Casablanca, première métropole économique de l’espace marocain, le contrat d’application logistique ou les études en cours financées par l’AMDL attestent la formalisation progressive d’une stratégie visant la mise à niveau des entrepôts en milieu urbain, le développement d’espaces logistiques de proximité, la régulation des aires de stationnement. Cette stratégie est complétée par une réflexion sur la fiscalité spécifique et sur le contrôle des immatriculations des véhicules dédiés à la logistique. Zone pilote pour l’AMDL, le cas du Grand Casablanca reflète le poids des politiques publiques centralisées, mais aussi leur déclinaison à l’échelle locale, dans le cadre du pilotage des agences urbaines (sous tutelle ministérielle).

La stratégie nationale résulte de la préoccupation récurrente pour la planification des infrastructures, pour la régulation des flux et la normalisation des métiers, dans un contexte de croissance urbaine marqué par la multiplication et l’atomisation des échanges. Le Grand Casablanca, polarité nationale principale, offre alors un point d’observation particulier de la dualisation de l’activité logistique. Les différentes photographies issues du terrain témoignent d’une double logique de développement de plates-formes standardisées de massification, d’une part, et de l’existence d’une logistique fine pour la desserte urbaine, d’autre part. La photographie 3 (g.), prise en périphérie de Casablanca le long de l’autoroute A1, montre le renouvellement des plates-formes logistiques, porté en partie par des opérateurs historiques. La SNTL, société anonyme à capitaux publics, créée en 2007 en remplacement de l’Office National des Transports (ONT), développe une gamme de prestations structurant la chaîne logistique (opérations de transit, transport routier, groupage/dégroupage, entreposage). L’entrepôt visible sur la même photographie (g.) illustre le processus de normalisation logistique, c’est-à-dire la généralisation d’entrepôts standards centralisant la distribution logistique, notamment celle des grands groupes du secteur. La grande distribution (IKEA, Décathlon, Carrefour), présente de façon croissante, participe à cette évolution, centrée sur le couple Tanger – Casablanca pour l’insertion dans les circuits mondiaux. Prise aux alentours du domaine portuaire de Casablanca, la photographie 3 (d.) atteste le développement important des trafics de conteneurs dans les deux grands ports marocains.

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3. Entrepôts SNTL le long de l’autoroute (à g.) et zone de stockage du terminal à conteneurs du Port de Casablanca (à d.) (N. Mareï, juillet 2017)

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Casablanca, terrain de l’imbrication des formes logistiques

La normalisation et la standardisation logistiques n’empêchent pas le développement de pratiques logistiques de moindre envergure, situées dans les centres-villes marocains. Celles-ci sont le fait d’opérateurs de petite taille, parfois d’origine étrangère. Certains transporteurs marocains tentent aussi d’investir le marché africain de la logistique.

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Le maintien d’une logistique fine pour la desserte urbaine

La desserte urbaine des villes marocaines dépend du déploiement d’une logistique atomisée, située au plus près des marchés, en plein cœur des espaces urbains. Les photographies 4, prises dans le quartier historique de Derb Omar à Casablanca (vente en gros, demi-gros et détail), sont à cet égard éclairantes. Elles révèlent l’articulation entre deux types de logistique, celle du dernier kilomètre (camionnettes, triporteurs) et celle à plus longue distance, par poids lourds, qui ne se produit pas dans les entrepôts standardisés de la périphérie urbaine, mais dans ceux des centres. À Derb Omar, sont concentrés de multiples dépôts de marchandises le long des rues du quartier et dans les cours adjacentes, dont la localisation s’explique par le lien avec le port (Qacha, 2015). L’entreposage se déploie au sein des bâtiments d’habitation, au rez-de-chaussée, tandis que les véhicules chargent à même le trottoir, avant de desservir les clients de la périphérie de la ville ou des régions de l’intérieur. Cette modalité de stockage rappelle d’autres cas similaires sur le continent, en particulier à Dakar au Sénégal, dans le quartier commerçant de Sandaga dont la localisation géographique, en surplomb du port, explique son fonctionnement et son dynamisme jusqu’à aujourd’hui (Diop, 2007).

La figure du triporteur illustre l’importance actuelle de pratiques logistiques répondant à la demande urbaine fragmentée (cf. photographies 4). Leur nombre a connu ces dernières années une forte croissance qui s’explique, d’une part, par leur fonctionnalité (capacité à distribuer peu de stocks, plusieurs fois par jour, dans les centres denses), d’autre part, par leur catégorisation juridique (considérés comme deux-roues dans la législation). Si les statistiques existantes ne permettent pas d’évaluer la part de ces deux activités logistiques dans la desserte métropolitaine, l’ensemble des acteurs rencontrés avance le chiffre de 10 à 15 % des flux transitant par les entrepôts de la grande distribution, qui passent aussi par les espaces de stockage des centres-villes. Le système logistique marocain repose donc en partie sur l’existence de cette double logistique imbriquée l’une dans l’autre, allant du port et ses alentours aux cœurs des villes et qui associe grands entrepôts périphériques, desserte fragmentée et livraison pluriquotidienne.

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4. La distribution urbaine dans le quartier Derb Omar (N. Mareï, juillet 2017)

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Le développement logistique par le marché africain

Le lien entre quartiers commerçants et flux d’échanges internationaux, matérialisé par la circulation incessante de personnes et de véhicules, est assuré par les commerçants étrangers présents à Derb Omar (Sénégalais, Ivoiriens), colporteurs écoulant tissus, fripes, chaussures et autres bijoux auprès des clients des dépôts (parfois eux-mêmes revendeurs). La marchandise arrive par camionnettes des pays d’origine, elle est déchargée dans les quartiers de résidence des commerçants, mais aussi non loin de Derb Omar, sur un parking longeant l’entrée de la médina, près du marché dit « des Sénégalais ». Là se tient en attente une dizaine de véhicules de 3,5 tonnes, opérant entre Casablanca et Dakar, parfois Bamako ou Abidjan : ils transportent à l’aller des produits dérivés de l’argan et des maroquineries, au retour des tissus, des meubles, des bijoux de pacotille ; parfois s’y ajoutent des commerçants eux-mêmes. Le trajet entre le Maroc et le Sénégal prend cinq jours, vers Abidjan entre huit et dix jours.

La présence de quelques professionnels du transport dans le secteur des exportations vers l’Afrique subsaharienne souligne l’évolution en cours de la logistique marocaine. Développant leurs activités à proximité du port (une de leurs sources d’approvisionnement), ils se déploient sur le marché africain au sud du Sahara, en proposant des rotations régulières à destination des capitales, notamment Bamako considérée comme « barycentre de l’Afrique de l’Ouest » selon le transporteur AS rencontré à Casablanca. Sa société transporte chaque semaine des marchandises de tous types, équipements, fruits et légumes ; au retour, elle achemine parfois du cacao, du coton, du gingembre, mais la plupart du temps les camions remontent à vide. AS propose un service en 12 jours et demi, ce qui fait gagner à ses clients un mois sur le temps d’acheminement d’un conteneur arrivant de Chine et empruntant la voie maritime. Cependant, selon AS, en raison des coûts d’acheminement moindres, la concurrence des camionnettes immatriculées au Sénégal, au Mali et en Côte d’Ivoire est forte. Une meilleure organisation des flux et la formalisation du secteur des transports vers l’Afrique subsaharienne sont à souhaiter. S’il estime que le marché est à moyen terme porteur d’opportunités, l’irrégularité des flux, ainsi que les contraintes douanières (tracasseries administratives aux frontières internationales, renchérissement des taxes d’entrée dans les pays traversés) entravent pour le moment sa croissance6 . Le renforcement et la pérennisation de ce type de flux dont les origines sont principalement urbaines (marchés et entrepôts logistiques) accentuent le positionnement économique de Casablanca dans un entrelacs de circulations marchandes internationales et locales, formelles et informelles, au sein de réseaux reliant les grandes villes africaines.

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Conclusion : la dualisation, élément du fonctionnement urbain

L’itinéraire scalaire proposé dans cet article témoigne de l’importance de la logistique dans la composition métropolitaine. La situation d’interface entre Europe et Afrique, structurée autour de deux portes d’entrées principales et d’un axe associé Casablanca – Tanger, se traduit pour le Maroc par une politique logistique nouvelle, déclinée dans l’espace métropolitain. L’observation de cette déclinaison à Casablanca illustre une logique de dualisation de cette activité logistique. Loin d’une approche qui dissocie logistique moderne (normalisée) et logistique fragmentée (identifiée dans les rapports d’étude des bureaux internationaux comme informelle ou traditionnelle), il semble au contraire important d’insister sur l’articulation des deux comme condition de la distribution métropolitaine. Cette dualisation se traduit par une géographie logistique spécifique basée sur une hiérarchisation des espaces dédiés mêlant entrepôts périurbains et desserte de proximité. À cette géographie spécifique s’articule une fragmentation du secteur professionnel en charge du déplacement des biens. L’exemple de Casablanca illustre ainsi la contribution d’une logistique duale au fonctionnement métropolitain.

La dualisation à l’œuvre souligne également l’importance de la question des politiques publiques logistiques pour résoudre les problèmes de congestion, de pollution et d’insécurité routière. En la matière, l’exemple du Maroc (une politique nationale dédiée) et le focus sur le Grand Casablanca (zone pilote pour la politique logistique) illustrent les problèmes d’élaboration de programmes de planification à l’échelle des métropoles (régulation du secteur professionnel, localisation des infrastructures, fiscalité, formation). Cet exemple témoigne là encore avec intensité des enjeux politiques d’une activité logistique essentielle à la métropole. À Casablanca, cela se décline donc de façon spécifique avec le rôle central occupé par l’État et ses opérateurs, en dépit de la décentralisation en cours, et par la référence croissante aux modèles internationaux d’organisation logistique de la part des bureaux d’étude. La question de la formalisation de l’activité logistique, identifiée dans les documents stratégiques, est ainsi posée. Dans les Suds, cet enjeu est d’autant plus fondamental que ce secteur est considéré par certains organismes internationaux, financeurs de projets d’infrastructures, comme contribuant à l’efficacité économique et moteur du développement économique. Compte tenu de l’importance numérique des petits opérateurs de la distribution intra-urbaine dans les capitales africaines, la question de leur reconversion ou de la formalisation de leur activité est posée.

En définitive, dans l’ensemble des systèmes métropolitains, ce processus de dualisation est à l’œuvre, selon des formes variées. Au Nord, la sous-traitance sur le dernier kilomètre met en évidence l’externalisation d’une partie de l’activité logistique à des acteurs en charge de la gestion de l’atomisation des flux. Si, dans certains contextes des villes du nord, ce processus d’externalisation est caché et souligne la précarisation des chauffeurs livreurs, la pratique du terrain spécifique de Casablanca permet d’en apprécier de façon visible l’importance. Cette dualisation, constitutive de la distribution urbaine, apparaît alors à l’agenda scientifique comme un sujet à développer et préciser. Ces observations dans la métropole logistique de Casablanca en constituent une première entrée.

NORA MAREÏ, JEAN DEBRIE ET JÉRÔME LOMBARD

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Nora Mareï est chargée de recherche au CNRS et à l’UMR 8586 Prodig. Ses recherches portent sur les relations entre circulations internationales, transports et développement territorial dans les grandes villes méditerranéennes et ouest-africaines. Elle s’attache à confronter production planifiée des territoires par les acteurs institutionnels et production fonctionnelle par les acteurs locaux et privés.

nora.marei AT cnrs DOT fr

Jean Debrie est professeur en aménagement et urbanisme à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur à l’UMR Géographie-Cités. Ses recherches portent sur l’analyse de l’action publique dans les systèmes de transport et sur l’urbanisme dans les villes fluviales et portuaires (interfaces ville-port), dans une perspective de comparaisons internationales.

Jean.Debrie AT univ-paris1 DOT fr

Jérôme Lombard est directeur de recherche à l’IRD et directeur de l’UMR 8586 Prodig. Il travaille sur les relations entre transports, mobilités et développement territorial en Afrique de l’ouest, en particulier au Sénégal.

jerome.lombard AT ird DOT fr

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Couverture : Triporteurs pour la distribution urbaine, quartier Derb Omar, Casablanca (N. Mareï, juillet 2017)

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Bibliographie

Agence Marocaine du Développement de la logistique (AMDL), 2016, La stratégie logistique au Maroc : bilan et perspectives de développement, 40 p.

Baron N., 2017, « Grande vitesse, gares et projets métropolitains à Rabat (Maroc). Du transport à la production urbaine, les ambiguïtés de la fluidité », Cahiers Scientifiques des Transports, n°72, 97-119.

Charrin E., 2014, La course ou la ville, Éditions du Seuil/Raconter la vie, 74 p.

Dablanc L. et Frémont A. (dir.), 2015, La métropole logistique, Le transport de marchandises et le territoire des grandes villes, Paris, Armand Colin, 309 p.

Daviet S., 2013, « Maghreb des entrepreneurs : les horizons du Sud », L’Année du Maghreb, IX | 2013, 193-210.

Diop A. A., 2007, « Quelles centralités pour la ville de Dakar, Sénégal ? », Rives nord-méditerranéennes, n°26, 75-92.

Heitz A., 2017, La métropole logistique : structure métropolitaine et enjeux d’aménagement, Thèse de doctorat, Université Paris Est, 422 p.

Hesse M., 2008, The City as a Terminal. The Urban Context of logistics and Freight Transport, Ashgate, Aldershot, 224 p.

Lombard J. et Steck B., 2004, « Quand le transport est d’abord un lieu », Autrepart, n°32, 3-19.

Mareï N., 2018, « Demain, un tunnel sous le détroit de Gibraltar », France Forum, La mondialisation à toute vitesse. Géostratégie de la mobilité, n° 69, 26-28, en ligne.

Mareï N., 2017, « Régionalisation entre Maghreb et Afrique de l’Ouest : regard géographique », Revue Interventions économiques, Hors série – Transformations, 33-36, en ligne.

Mareï N. et Ninot O., 2018, « Entre Afrique du Nord et de l’Ouest, les relations transsahariennes à un moment charnière », BAGF – Géographies, n°2, 277-296.

OCDE / CSAO, 2014, Un atlas du Sahara-Sahel : Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 239 p.

Planel S., 2009, « Transformations de l’État et politiques territoriales dans le Maroc contemporain », L’espace politique, n°7 | 2009-1, en ligne.

Qacha F., 2015, « Des souks ruraux aux entrepôts de Casablanca. La mondialisation jusqu’au cœur du Moyen Atlas », Les Cahiers d’EMAM, n°26, en ligne.

Tastevin Y. P., 2012, « Autorickshaw (1948-2…). A Success Story », Techniques & Culture. Revue semestrielle d’anthropologie des techniques, n°58, 264-277.

Troin J.-F. (dir.), 2002, Maroc : régions, pays, territoires, Maisonneuve & Larose, 502 p.

Vetois P. et Raimbault N., 2017, « L’ubérisation de la logistique : disruption ou continuité ? Le cas de l’Ile-de-France », Technologie et Innovation, vol.17, n°3, 22 p.

Wippel S., 2004, « Le renouveau des relations marocaines avec l’Afrique subsaharienne : la création d’un espace économique transsaharien », in Marfaing, L ; Wippel, S. (dir.), Les relations transsahariennes à l’époque contemporaine, Paris, Khartala, 29-60.

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Presse

Le Monde, 2017, série « L’Afrique en villes » :

  • Bozonnet C., 2017, « La nouvelle Tanger, grand œuvre de Mohamed VI », en ligne.
  • Kadiri G., 2017, « Avec l’éco-cité de Zenata, le Maroc veut créer un modèle pour les villes africaines », en ligne.
  • Kadiri G., 2017, « À Casablanca, la rue n’a pas dit son dernier mot », en ligne.

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Pour citer cet article : Marei N., Debrie J. et Lombard J., 2019, « Sur la route des métropoles logistiques du Sud. L’exemple de Casablanca », Urbanités, #11 / Bouger en ville, en ligne.

 

 

  1. Dans ce texte, la logistique est considérée dans une acception large, c’est-à-dire comme l’ensemble des activités et des opérations qui permettent l’acheminement des marchandises dans et entre les espaces urbains. []
  2. 20 000 habitants dans les années 1900, 965 000 en 1960, 6,8 millions en 2014 selon le Haut-commissariat au plan ; 5ème ville la plus densément peuplée au monde en 2016 selon l’ONU. []
  3. Ce travail a bénéficié du soutien financier du LabEx DynamiTe (ANR-11-LABX-0046), dans le cadre du programme « Investissements d’Avenir », projet Sar-Dyn Métropolisation logistique au Sud : Production, échanges et circulations. []
  4. Dix entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des représentants du secteur public (ministères, Office national des chemins de fer ou ONCF, Agence Marocaine du Développement de la Logistique ou AMDL) et des acteurs privés ou semi-privés (bureaux d’étude et entrepreneurs du secteur de la logistique). []
  5. Cette question de l’évolution des registres d’action de l’État (décentralisation en cours mais partielle, évolution des opérateurs de l’État, influence croissante des bureaux d’étude internationaux) fait l’objet d’une recherche spécifique dans notre travail. Nous en signalons ici les éléments principaux. []
  6. D’après l’entretien réalisé le 10 juillet 2017 à Casablanca. []

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