#12 / Bifurcation vers les « Cités du Vivant ». Réflexions sur l’avenir de l’urbanité et la durabilité des villes

Entretien avec Carlos Alvarez Pereira et Irina Rotaru, par Daniel Florentin

L’entretien au format PDF


Carlos Alvarez Pereira est Membre du Comité Executif du Club de Rome, et fondateur d´Innaxis, un centre de recherches en systèmes complexes. Il travaille sur les conditions systémiques et épistémologiques du changement de paradigme vers un équilibre entre bien-être humain et biosphère, et en particulier sur le rôle de la science, des technologies et du digital dans cette transformation.

 

Irina Rotaru est docteur architecte et urbaniste, membre fondatrice et présidente de « Cities on the Move » et journaliste pour la revue « Zeppelin. City, Society, Technology ». Au cœur de ses réflexions, recherches et projets sont le changement urbain, le design et le management durables des villes, la prospective territoriale et la mobilité urbaine.

 

 

LES TRAVAUX DU CLUB DE ROME (DONT VOUS FAITES PARTIE) FONT DEPUIS LES ANNÉES 1960 LE CONSTAT QUE NOS CONSOMMATIONS DE RESSOURCES NE SONT PAS SOUTENABLES, ET QUE NOS MODES DE VIE URBAINS ACTUELS, NOTAMMENT DANS LES PAYS RICHES, NE SONT PAS COMPATIBLES AVEC L’ÉTAT DE NOS RESSOURCES. COMMENT CELA SE MANIFESTE-T-IL ET SE MESURE-T-IL ?

Carlos Alvarez Pereira (CAP) : Les évènements nous enseignent qu´il n’y a pas une seule et unique manière de constater que notre définition actuelle du bien-être, très dépendante de la consommation matérielle, n´est pas soutenable. Le changement climatique fait partie de cette constatation, la ressource que nous épuisons étant dans ce cas-là la stabilité des conditions climatiques sur laquelle reposent nos civilisations. Une autre dimension est la croissance ultra-rapide ces trois dernières décennies de la dette financière, qui a triplé son poids par rapport au PIB. Et, sous cette optique, la ressource que nous épuisons est notre temps futur, la moins renouvelable de toutes. Mais si nous voulons mesurer nos modes de consommation en relation avec les ressources naturelles apportées par la planète, un bon indicateur est notre Empreinte Écologique (Ecological Footprint), développée par mes collègues du Club de Rome Bill Rees et Mathis Wackernagel. En l´état actuel, cette mesure nous dit que nous consommons chaque année l´équivalent des ressources produites par 1,7 planètes. Mais nous n´en avons qu´une, de planète ! Si l´on y regarde de plus près, la distribution de l´Empreinte Écologique est évidemment très inégale, tant au niveau des pays comme des villes, avec des écarts de 1 a 15 entre les cas extrêmes. La convergence pour réduire l´Empreinte globale et à la fois subvenir aux besoins des plus démunis ne va pas être simple. L´organisation Global Footprint Network travaille d´ailleurs maintenant beaucoup sur les villes, en collaboration avec des municipalités soucieuses de leur futur.

1. L’empreinte écologique (Footprint Network https://www.footprintnetwork.org/our-work/ecological-footprint/)

Irina Rotaru (IR) : Les déséquilibres sociaux, culturels et économiques qui s´approfondissent progressivement ont à leur base une répartition très inéquitable des ressources et conduisent à une perte du sens de la valeur. On gaspille beaucoup car on jette trop facilement ce qui pourrait bien devenir les matières premières de demain. Cette confusion entre déchets et ressources est par ailleurs accentuée par l’obsolescence planifiée qui s’ajoute à la dégradation morale, effet de mode. Même si on parle beaucoup de partage, on a besoin de plus en plus d’objets de plus en plus sophistiqués pour remplir nos solitudes. On est tous à la recherche de ce qui est unique alors que la société dans son ensemble essaye de nous proposer de nouveaux standards pour que l’économie tourne et que la complexité soit plus facilement maîtrisable. Au niveau urbain, l’entropie conduit à l’augmentation de la complexité des villes, devenues métropoles et agglomérations urbaines difficilement gérables, où une petite anomalie ou un détail oublié suffit parfois pour déclencher une tragédie. L’information rendue très facilement accessible par la smart city nous rend à la fois puissants et faibles. Le big data nous aide à mieux organiser notre vie quotidienne, mais en même temps nous  prive de plus en plus de notre intimité en limitant finalement notre liberté. À une échelle territoriale, les déséquilibres s’accentuent, le nombre des métropoles sur-densifiées s’accroît au même rythme que celui des localités dépeuplées. Le binôme étalement urbain – abandon détruit l’urbanité à une vitesse colossale, car les deux phénomènes affectent la forme urbaine ainsi que le fonctionnement des villes et conduisent à une perte d’identité, de valeur culturelle, environnementale et économique.

2. Démolition controversée d’un quartier ancien de Bucarest (Buzești) pour faire place une infrastructure routière amplement contestée (Rotaru, 2011)

DANS VOS TRAVAUX, VOUS EN APPELEZ À UNE FORME DE BIFURCATION DANS LES TRAJECTOIRES DE DÉVELOPPEMENT URBAIN. COMMENT SE MATÉRIALISE-T-ELLE ? QUELLE PLACE LE LOW-TECH Y TIENT-IL ?

CAP : À mon avis, la bifurcation est inévitable, pas seulement au niveau des villes. Elle sera le résultat de l´accumulation croissante de tensions de toute sortes (sociales, environnementales, économiques, géopolitiques,…) que notre système global n´est pas en mesure d´évacuer dans sa configuration actuelle. D´où la bifurcation au sens de l´évolution des systèmes dynamiques dans la proximité de points critiques (et nous y sommes). Par contre, rien ne dit que cette bifurcation se fasse dans une direction positive dès le départ. Une bifurcation positive au niveau urbain comme ailleurs est beaucoup plus un pari qu´une prédiction. Il nous faut redéfinir une équation à deux termes dont on s´est occupés jusqu´ici séparément : bien-être humain et bien-être de la biosphère dans sa totalité (approche « One Health »). Cela n’est pas facile, parce que le développement historique des sociétés industrielles indique plutôt une contradiction entre ces deux termes. Il faudra se défaire de la corrélation entre bien-être humain et consommation toujours croissante de ressources matérielles, pour la remplacer par un rôle grandissant des bienfaits qu´apporte la vie dans des communautés riches en relations, focalisées sur les intangibles beaucoup plus que sur le matériel. Si l´on veut, solidarités communautaires contre consumérisme excessif associé à la solitude souvent créée par certaines formes d´urbanisation. Les villes sont à priori un bon terreau d´expérimentation pour cela, même si les réponses vont différer énormément suivant les contextes. Et le rôle de la technologie dans tout cela reste aussi à redéfinir en fonction de cette bifurcation, qui n´est pas du tout superficielle. La technologie n´étant qu´une certaine manière de répondre à nos questions (conscientes et inconscientes), elle n´est jamais neutre et changer les questions changera sans doute les technologies que l´on développera et l´usage qu´on en fera.

IR : La bifurcation peut être regardée comme une explosion, un changement de paradigme généré par un choc très puissant. Je vois l’évolution urbaine comme une sorte de spirale, dont les rayons représentent les différentes tendances qui redeviennent d´actualité périodiquement. Plus précisément, comme dans la mode, dans son évolution, l’humanité reprend cycliquement les mêmes idées revues et adaptées en fonction du contexte et de l’avancement de la technique. Par exemple le coworking, le covoiturage, le mix fonctionnel (logement, atelier, commerce) ne sont nullement des inventions contemporaines mais des reprises de modes d’organisation que l´on retrouve au Moyen Age. Au niveau territorial, l’étalement urbain est l’équivalent de la conquête des territoires, pendant que la densification nécessaire une fois pour des raisons défensives mais aussi d’accessibilité et d’utilisation efficace des ressources est aujourd’hui incontournable.

3. La trajectoire de l’évolution humaine (source : Rotaru, 2014)

À L’HEURE OÙ DE NOMBREUSES VILLES CONFIENT LEURS STRATÉGIES DE DÉVELOPPEMENT ET DE GESTION À CERTAINES ENTREPRISES NUMÉRIQUES POUR DÉVELOPPER DES OUTILS DE HAUTE TECHNOLOGIE DITS « INTELLIGENTS », TROUVE-T-ON DES EXEMPLES DE VILLES SUIVANT DES TRAJECTOIRES RADICALEMENT DIFFÉRENTES ? SOUS QUELLE FORME CELA SE MATÉRIALISE-T-IL ? LE MOUVEMENT DES VILLES EN TRANSITION PRÔNAIT À SON ORIGINE DES SOLUTIONS UNIQUEMENT IMPULSÉES PAR LA SOCIÉTÉ CIVILE, MAIS CERTAINS RESPONSABLES DE COLLECTIVITÉS SE MOBILISENT ÉGALEMENT POUR L’IMPULSER PAR LES POLITIQUES PUBLIQUES.

CAP : Sincèrement je crois qu´il faut faire usage de toutes les théories du changement à la fois, parce que nous n´avons pas encore les bonnes réponses et qu´elles seront en tout cas contextuelles, pas universelles. Mais l´essentiel est de reconnaitre la complexité et de ne pas courir vers tel ou tel type de « solutions ». Il s´agit de changer les questions que nous nous posons, donc notre cadre conceptuel ou notre épistémologie, si vous voulez. D´une prospérité très inégale produite par la surexploitation des ressources et des humains, au bien-être qui provient de la suffisance matérielle et l´exubérance créatrice d´une vie en vrais réseaux (humains et vivants, pas seulement numériques). C´est de la création d´une compréhension, d´une intelligence collective différente qu´il s´agit. Donc, les technologies numériques peuvent y être utiles, mais leur rôle n´est pas garanti. Est-ce que plus de données nous donne forcément plus d´intelligence ou celle que l´on veut ? Au-delà de l´illusion de la « smart city », le chemin commence par la création des conditions pour qu´une pensée différente émerge. On peut d´ailleurs appeler ça l´émergence qui vient de l´urgence (« emergence from emergency »). Cette idée est naturellement associée aux communautés locales, à ce que l´on appelle la « société civile ». Mais dans certaines villes telles que Barcelone, Hambourg ou Helsinki les initiatives citoyennes sont aussi promues par les municipalités, le « top down » et le « bottom-up » se rejoignent. Par exemple, dans ces trois villes les citoyens (y compris les enfants à Hambourg) deviennent les décideurs quant à la conception des espaces urbains qui les touchent de plus près. En tout cas la contribution des politiques publiques est essentielle pour la bifurcation dont je parlais. C´est même l´occasion pour les services publics de récupérer en se réinventant une certaine centralité perdue. Si la planification urbaine devient l´affaire de tous, c´est aussi une manière de lui redonner l´importance qu´elle a pour le futur de la ville.

IR : On ne peut pas ignorer le contexte et l’état actuel des avancées technologiques et sociales, mais on ne peut pas non plus faire reposer nos stratégies uniquement sur cela. En voulant être radical à tout prix, on risque de gaspiller des ressources importantes, car la technologisation excessive uniformise en réduisant souvent la diversité et parfois aussi la créativité. Je suis l’adepte du juste milieu entre nature, culture et technologie, qui permet de valoriser en bonne intelligence l’ensemble des éléments qu’on a à notre disposition. Un exemple très positif dans ce sens est offert par la ville française de Saint-Germain-en-Laye avec laquelle je collabore en ce moment. Sans être aveuglée par le mirage de la technologie, elle s’en sert pour sensibiliser les gens et les rendre plus conscients de leur identité, de leur ville et des autres ainsi que de l’impact de leurs habitudes et actions quotidiennes. C’est sur le territoire de Saint-Germain-en-Laye qu’a été testée l’appli AC Déchets promue par la Région Ile-de-France et qui implique activement les habitants dans la lutte contre les déchets sauvages. Par ailleurs, dans le cadre du projet européen URBACT Space4People, qui a démarré en septembre 2019, nous sommes en train de réfléchir à la conception d’une nouvelle appli liant les choix dans le domaine de la mobilité urbaine à la santé et au bien-être de chacun au niveau individuel et des différentes collectivités, en les engageant dans une concurrence positive pour se distinguer comme modèles en la matière et rendre leurs existences, quartiers et villes plus vivables et sains. Dans ce cas la technologie permet de collecter et d’interpréter facilement l’information en captant et valorisant au maximum l’intelligence collective. Par ailleurs, la participation est clé. Bien utilisée, la technologie permet non seulement d’être au courant de ce qui se passe autour de soi, mais aussi de mieux comprendre les différents changements, s’exprimer et contribuer effectivement, en sortant parfois des chemins battus.  Elle peut donner une voix à ceux qui se font moins souvent entendus et permettre de revivre une démocratie directe qui est impossible autrement dans les conditions actuelles. Si traditionnellement c’est aux villes d’initier et de coordonner les projets d’intérêt général, actuellement, avec le budget participatif, les Neighbourhood Plans1 et les initiatives comme Réinventer Paris, elles assument plus le rôle de metteurs en scène, de créateurs du contexte encourageant les émulations créatives et permettant aux autres de réagir d´une manière constructive.

 

QUE NOUS RACONTE L’EXPÉRIENCE DES VILLES EN MOUVEMENT ? QUEL EN EST LE CIMENT ? QUEL EST LE RAPPORT À LA TECHNOLOGIE ET AUX RYTHMES URBAINS Y EST PRÔNÉ ? QUELLE ARTICULATION EXISTE-T-IL AVEC D’AUTRES MOUVEMENTS DE TRANSITIONS, COMME LES VILLES EN TRANSITION, SLOW CITTÀ OU AUTRES ?

CAP : Je crois que le vrai ciment du mouvement vient de la vulnérabilité. Le mouvement dont nous parlons ici, ce n´est pas la transformation des centres urbains en zones de services et de loisirs dont le modèle d´exploitation est assis sur la croissance d´un tourisme alimenté par les voyages « low-cost ». Je crois que ce modèle-là n´est pas soutenable dans la durée, et par exemple Barcelone est déjà en train de changer de cap, avec toutes les difficultés que cela implique par rapport au succès énorme qui avait eu lieu, et qui a vu le nombre de touristes passer de 1 à 15 millions  par an en 20 ans. Et c´est évidemment le succès qui crée la vulnérabilité, entre autres sous la forme de loyers inabordables parce qu´une grande partie de l´offre se situe maintenant dans la logique des appartements touristiques suite à l´apparition d´AirBnb et autres. Mais pas seulement : dans une ville déjà très dense et peu étendue comme Barcelone, la pression d´un si grand nombre de visiteurs se ressent aussi au niveau de la qualité de vie en général, de la sécurité en particulier, des infrastructures, etc. Dossier très difficile à gérer puisque des visions et des intérêts contradictoires s´expriment tant au niveau des acteurs économiques comme de la société civile. Mais pour passer vraiment à autre chose, il faut que les assises du modèle existant s´effondrent, d´une manière ou d´une autre, et pas forcément généralisée. C´est quand les institutions existantes ne répondent plus aux besoins d´une citoyenneté sous pression que de nouvelles questions peuvent être posées (et bien sûr aussi toutes les mauvaises réponses, la bifurcation positive n´est pas garantie). Je crois que les questions qui se posent à ce moment-là, lorsque les réponses habituelles ne sont pas des réponses, peuvent être formulées de manière à créer des mouvements citoyens qui prennent en main leur avenir. C´est une partie de ce qui se passe à Détroit, une ville effondrée dans laquelle les populations les plus vulnérables ont commencé à penser d´une autre manière, avec une autre intelligence collective, au centre de laquelle est la vie tout court. Après viendront éventuellement les technologies, les solutions, etc. À mon avis, ces mouvements urbains sont peu articulés au niveau global, en tout cas moins que les réseaux officiels des villes, mais ils seront capables d´échanger sur leurs expériences et leurs apprentissages. Donc d´évoluer et d´apprendre plus vite.

IR : Par villes en mouvement on entend des communes championnes qui sont toujours en tête du changement en l’anticipant et en l’influençant au lieu de subir impuissantes ses conséquences. Il s’agit de villes capables de faire la différence, d’agir autrement, de voir l’opportunité qui existe dans une situation défavorable et d’en bénéficier. Elles n’ont pas une relation prédéfinie avec la technologie, mais au contraire, la liberté et la souplesse leur permettant de saisir également les signaux faibles et de s’adapter vite en fonction de leur situation spécifique au lieu de suivre les autres. C’est à cela que nous avons pensé quand on a choisi le nom « Cities on the Move » pour l’association que j’ai maintenant l’honneur de présider. Il s’agit d’un réseau européen pluridisciplinaire au service des collectivités territoriales qu’on aide à se réinventer de multiples manières afin de développer leur charme et leur prospérité. Toutefois, le mouvement a un rôle capital aussi au niveau physique car les flux de circulation déterminent le fonctionnement d’une ville. Ainsi, il n’est pas surprenant que beaucoup de nos projets aient concerné les déplacements urbains durables. Pour répondre à votre question sur le positionnement idéologique par rapport à d’autres initiatives, j’associe le mouvement avec l’action et le dynamisme, pendant que la transition peut avoir souvent une connotation négative d’incertitude, même de lenteur s’approchant parfois de la stagnation. En tout cas il me semble contre-productif d’associer la durabilité avec le slow, ce qui se passe vite n’est pas nécessairement mauvais, les rythmes de vie se sont accélérés progressivement ce qui n’est pas négatif en soi.

4. Milan une ville en mouvement pendant le Salone del mobile (Rotaru, 2017)

CES DIFFÉRENTS MOUVEMENTS URBAINS REPOSENT SUR UNE FORME DE DÉCROISSANCE. L’IDÉE D’UNE VILLE (S)LOW TECH PEUT-ELLE SE PENSER DANS UN SCHÉMA DE CROISSANCE CLASSIQUE ?

CAP : C´est le schéma de croissance classique lui-même qui n´est plus pensable, même s´il résiste encore comme cadre de référence officiel. On piétine à toute vitesse dans une impasse, et cela depuis longtemps. Au Club de Rome, à la suite de bien d´autres, nous venons de reprendre le sujet de la redéfinition de la prospérité, en collaboration avec les institutions européennes mais aussi avec des municipalités qui adhèrent au concept d´Urgence Planétaire. Bien entendu, la question apparait sous des formes très différentes si l´on habite New-York, Madrid, Le Cap ou Jakarta. Ce qui est perçu ici comme un besoin de réduire l´empreinte écologique est là-bas un impératif de développement matériel. En même temps, il y a partout un appel d´urgence sur les inégalités sociales. Ces perspectives si différentes peuvent être aussi reformulées comme une vision commune pour avancer de manières diverses vers un équilibre dynamique du bien-être humain dans la biosphère (pas en dehors d´elle, comme si nous n´en faisions pas partie). Nous sommes tous assez éloignés de cet équilibre, pas de leçons à donner de la part des sociétés soi-disant « développées ». Ce qui ne veut pas dire du tout que notre vision soit celle d´un futur équilibre statique et immuable, une sorte de fin de l´Histoire tout autre que celle prédite par Fukuyama. Si sobriété heureuse il y a au bout du chemin, elle sera à mon avis dynamique, diverse, créatrice et cosmopolite. Ce qui implique effectivement la décroissance de bien des activités (telle que l´énergie fossile) mais aussi la croissance de beaucoup d´autres, celles liées plus directement à la vie elle-même, au vivant, au relationnel et à la création de sens, dans un univers dont les mystères continueront toujours à nous dépasser. Au Club de Rome je m´occupe d´une initiative que nous appelons « Emerging New Civilization(s) » et avec laquelle nous posons des questions qui vont au-delà des cadres habituels : comment influencer l’évolution des systèmes complexes dont nous faisons partie dans une direction qui nous éloigne de l’autodestruction ? Ce n´est pas simplement en construisant des agendas officiels bardés d´objectifs à terme, tout désirables soient-ils, que les dynamiques sociales, économiques et encore moins culturelles vont changer. En tenant compte des multiples dimensions présentes (technologiques, économiques, géopolitiques, de gouvernance, de transformation individuelle, culturelles, etc.), nous utilisons à bon escient la pensée systémique la plus avancée pour construire des processus de création de futurs désirables. C´est ce que Donella Meadows appellerait « danser avec les systèmes » (« dancing with systems »). Le titre de cette initiative nous permet aussi de signaler à la fois que les changements dont nous parlons ne seront pas une autre manière de continuer la même aventure autodestructrice, que l´émergence peut provenir des crises que nous traversons et que la diversité des réponses sera au rendez-vous.

IR : Il ne s’agit pas nécessairement d’une forme de décroissance car le mouvement peut aussi bien être déclenché par une croissance. Il vaut mieux faire référence à une transformation, à une variation, à une différence qui intervient dans le parcours classique d’une entité. En même temps il est évident qu’il n’y a pas besoin nécessairement d’avoir une technologie haut de gamme pour évoluer et pour se distinguer. Les solutions les plus belles ont à l’origine des idées très simples, trop évidentes pour que la grande majorité leur accorde attention. Parfois, c’est seulement la perspective qui change et ça me fait revenir à l’évocation de la spirale de l’évolution qui montre la réinterprétation périodique des mêmes idées dans des contextes différents.

 

 

CES MOUVEMENTS SONT SOUVENT LIÉS À DES VILLES DES NORDS, VOIRE D’EUROPE. COMMENT IMAGINER DES RYTHMES DE LA VILLE DIFFÉRENTS DANS D’AUTRES CONTEXTES QUE CEUX DE VILLES TRÈS ÉQUIPÉES, TRÈS INFRASTRUCTURALISÉES ?

CAP : Cette question essentielle est celle que nous posons à la conférence annuelle du Club, qui se tient le mois prochain au Cap, en Afrique du Sud. Lieu hautement symbolique pour exprimer notre approche holistique et globale. Le slogan de la conférence est « Notre futur en commun. Les leçons d´Afrique » (« Our joint future. Lessons from Africa »). Ce qui d´une certaine manière veut dire : l´Afrique a peut-être encore une chance de réussir l´oxymore du « développement durable », trouver des voies d´épanouissement de l´humain sans tomber dans le piège de la « modernisation » traditionnelle, c´est-à-dire d´une industrialisation extrêmement avide de ressources non renouvelables. Ce n´est pas forcément ce que l´on imagine si on pense à une mégalopole comme Lagos, et pourtant bien des choses intéressantes se passent sur le Continent Mère, pour peu que l´on y regarde de plus près en enlevant nos vieilles lunettes coloniales. On peut y voir beaucoup d´expériences communautaires d´auto-organisation citoyenne, souvent dirigées par les femmes, pour répondre à des questions pressantes telles que disposer de logements dignes ou d’eau courante dans des espaces où les États et les services publics ne sont pas toujours très présents. À l´échelle d´un continent dont la population explose, ce genre de solutions locales seront-elles suffisantes pour subvenir à des besoins massifs sans passer par toutes les cases habituelles du développement à l´occidentale ? Il y a là des pistes à creuser. En Asie, d´autres sensibilités prônent plutôt le développement d´États forts et sensibles aux préoccupations sociales et environnementales. Difficile de savoir à priori quelles sont les réponses, elles seront contextuelles. Mais aussi bien en Afrique qu´en Asie, le sens de la communauté est plus fort que dans le monde occidental, c´est une piste à ne pas perdre, même si en général elle nous incommode par rapport à ce que nous imaginons être des valeurs universelles. Le non-occidental n´est plus « le reste du monde », c´est depuis toujours et chaque fois plus « la plupart du monde » (6 habitants sur 7 de la planète). Donc, il faut absolument écouter ce qui vient d´ailleurs, aussi pour imaginer le futur des villes européennes.

IR: Les mouvements ne sont nullement caractéristiques des villes du Nord ni de celles du Sud. Il y a toujours des choses qu’on peut apprendre de ceux qui sont plus démunis, moins développés au point de vue économique. Le budget participatif est un exemple classique dans ce sens. Il s’agit d’un mécanisme innovant permettant de capitaliser l’intelligence collective et d’intégrer les efforts alternatifs dans les politiques et les projets officiels. Il a été conçu en Amérique latine, à Porto Alegre et par la suite adopté partout en Europe. Les villes pauvres sont obligées d’être plus ingénieuses, plus créatives, plus inventives.

VOUS ÉVOQUEZ DANS VOS TRAVAUX LE VŒU D’ALLER VERS UNE CIVILISATION ÉCOLOGIQUE, CARACTÉRISÉE PAR DES « CITÉS DU VIVANT », DANS LESQUELS SERAIENT REPENSÉS LES RAPPORTS AU VIVANT DANS LA VILLE. QUELLES EN SONT LES SOURCES D’INSPIRATION PHILOSOPHIQUE ? QUELS EN SERAIENT/SONT LES PRINCIPES, LES MÉCANISMES DE FONCTIONNEMENT, ET LES EXEMPLES ACCOMPLIS ? CELA PEUT-IL S’IMAGINER À DES ÉCHELLES PLUS RÉDUITES OU PLUS LARGES QUE CELLE DU QUARTIER OU DE LA PETITE VILLE ? EST-CE UN SIMPLE VERDISSEMENT DES POLITIQUES PUBLIQUES URBAINES TRADITIONNELLES, EN Y AJOUTANT UN VOLET BIODIVERSITÉ OU CELA IMPLIQUE-T-IL DES CHANGEMENTS PLUS FONDAMENTAUX DANS LES PRATIQUES D’AMÉNAGEMENT ET DE GESTION DES RESSOURCES ?

CAP : Mes sources d´inspiration sont assez diverses, mais toutes réservent un rôle central à la complexité, c´est-à-dire à une vision dynamique et non mécaniciste de la vie, de l´humain et des sociétés. Je rends grand hommage aux analyses historiques de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein, aux penseurs de la complexité tels qu’Ilya Prigogine et Edgar Morin, à la cybernétique développée par la famille Bateson (Grégory et sa fille Nora), à la philosophie de la science de Giuseppe Longo et bien d´autres encore. Ce qui caractérise ma proposition de « cités du vivant » ou « sociétés du vivant », c´est la reconnaissance d´une déchirure qu´il nous faut recoudre, celle de la séparation entre la vie dans toute sa complexité (que nous ne pouvons appréhender complètement) et notre manière de voir. Ce n´est pas seulement un éloignement de la nature, c´est surtout la croyance au-delà de toute limite raisonnable que nos schémas conscients représentent vraiment la réalité. Cela nous provient de la pensée rationaliste et mécaniciste d’il y a trois siècles, qui ne préside plus au destin de la science physique dans laquelle elle est née mais continue à former notre univers mental. Mais après bien des décennies de pensée complexe, nous n’avons plus d´excuses : nous ne pouvons plus séparer ontologie (ce qui est), épistémologie (ce que nous comprenons) et éthique (ce qui devrait être).

Cette séparation est à la source de la multitude de nos points aveugles, tout ce que notre manière de regarder nous empêche de voir. Travailler sur ces points aveugles est à la base de ce que je propose. Il s´agit non seulement de reconnaitre la complexité du réel mais surtout d´éviter de tomber dans le panneau qui consiste à vouloir des solutions claires et linéaires. Les systèmes complexes ne changent pas suite à une injonction consciente, ils changent lorsque les conditions sont créées pour qu´ils apprennent quelque chose de nouveau. Au niveau des communautés locales cela veut dire aider les citoyens à capter par eux-mêmes la complexité des enjeux pour qu´ils deviennent capables de construire par eux-mêmes de nouvelles réponses. C´est une approche éminemment écosystémique, réticente à tout cloisonnement. La santé et le bien-être de chacun n´est pas un sujet individuel, c´est aussi l´affaire de toute la communauté, et la santé est liée à toutes les dimensions de l´urbanité, les conditions de vie, le logement, la mobilité, les espaces publics, et ainsi de suite. Ma collègue du Club de Rome Nora Bateson est en train de développer une approche de ce type à travers des espaces de rencontres qu´elle appelle « Warm Data Labs » et maintenant à travers l´initiative « People Need People » qui s´inaugure ce mois-ci à Stockholm, dans laquelle des travailleurs des services publics rencontrent des citoyens de communautés vulnérables pour aller ensemble au-delà des cloisonnements qui caractérisent les institutions existantes. La manière de provoquer sans structurer les échanges au cours des « Warm Data Labs » permet aux participants de saisir par eux-mêmes la complexité des sujets et de créer de nouvelles dynamiques auto-organisatrices souvent au-delà des cadres pré-établis par les institutions existantes.

Tout cela n´en est qu´à ses débuts, c´est de la recherche aussi bien que de l´activisme avec des groupes humains qui veulent se poser des questions différentes sur le futur. D´ailleurs, la méthode peut être appliquée à tous les niveaux et à toutes les échelles, pas seulement au niveau local. Il s´agit de changer notre manière de voir, de récupérer nos capacités innées de pensée systémique et complexe. Rien n´est à mon avis plus pratique, et surtout pas de continuer dans la pensée utopique (comme dirait Edgar Morin) de la croissance infinie. Est-ce que tout cela ouvrira la porte à des futurs désirables ? Rien n´est gagné, mais en tout cas on ne parle pas ici d´un verdissement superficiel des politiques urbaines mais d´une vraie révolution cognitive, donc culturelle, qui pourrait contribuer à nous sortir de notre impasse existentielle.

IR : L’écologie est à l’ordre du jour et les catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes nous montrent qu’il faut aller au-delà de l’effet de mode et réfléchir très sérieusement à ce sujet. Cela implique premièrement un changement de conception, d’attitude et de méthode à toutes les échelles. On est tous concernés et chacun d’entre nous peut et doit faire quelque chose individuellement aussi bien qu’en tant que membre d’un collectif et de la société dans son ensemble. Il faut remplacer la pensée séquentielle et sectorielle du court terme par une approche plus globale, prospective, en intégrant les différents aspects et les perspectives des uns et des autres dans une stratégie unitaire, cohérente et partagée. Et il faut aller en profondeur en analysant chaque fois l’ensemble des conséquences, des points de vue et des implications. Il y a ensuite des concepts clés à revoir, car ils ont été excessivement simplifiés, banalisés et ont perdu ainsi leur sens, leur valeur ajoutée. Dans cette catégorie se trouve par exemple la durabilité (« sustainability ») qui doit être considérée en se rapportant au cycle de vie complet et dans le contexte le plus large, autant temporel que spatial. L’humain et la nature ne doivent pas continuer à être traités séparément, il ne faut plus se contenter d´aborder l’humain ou la nature, mais les aborder ensemble d’une façon intégrée conformément à l’approche « One Health ». Cela est valable si on travaille à l’échelle d’un territoire plus large, d’une ville, d’un quartier ou seulement d’un îlot urbain ou d’une parcelle. Actuellement, on parle fréquemment d’écoquartiers qui sont souvent de belles histoires ne cachant pourtant que de l’ordinaire en l’absence d’une vision d’ensemble à long terme. Le vert doit être évidemment beaucoup plus que la décoration.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN OCTOBRE 2019.

Quelques références pour aller plus loin

Alvarez-Pereira C., 2016, « Towards a Society of Living », Eruditio, volume 2, issue 2, 72-101.

Alvarez-Pereira C., 2019, « Anticipations of Digital Sustainability : Self-Delusions, Disappointments and Expectations », in Poli R. et Valerio M. (dir.), Anticipation, Agency and Complexity, New York, Springer Series on Anticipation, Volume 4, 99-120.

Bateson N. (2017) « Warm Data Labs », International Bateson Institute, https://batesoninstitute.org/warm-data-labs/

Rotaru I., 2014, Wealth between Heritage, Culture and Innovation: Collaborative Forms of Urban Governance as Solution for the Creative Valorisation of the European Cities, thèse de doctorat, Politecnico di Milano

Image de couverture : Vue sur la place Saint-Michel depuis la Tour Philippe le Bon, à Dijon (Rotaru, 2017)

Pour citer cet article : Alvarez Pereira C. et Rotaru I., avec Florentin D., « #12 / Bifurcation vers les ‘Cités du Vivant’. Réflexions sur l’avenir de l’urbanité et de la durabilité des villes », Urbanités, #12 / La ville (s)low tech, octobre 2019, en ligne.

  1. Neighbourhood Plans (plans de quartier) – mécanisme développé au Royaume Uni qui permet aux habitants organisés en collectifs et en bénéficiant du support gratuit de la mairie, de designer et promouvoir les plans d’urbanisme de leurs quartiers. Il a été promu en novembre 2011 par le Localism Act. []

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