#13 / « L’infusion » d’approches genrées dans l’urbanisme parisien : métaphore d’une propagation aux échelles organisationnelles et individuelles

Lucile Biarrotte

L’article de Lucile Biarrotte au format PDF


Le phénomène de diffusion de bonnes pratiques et modèles urbains entre grandes métropoles via des réseaux internationaux est étudié sur de nombreuses thématiques, y compris les approches genrées (Biarrotte, 2017), c’est-à-dire féministes, pour les femmes et les minorités Lesbiennes, Gay, Bisexuelles, Trans, Intersexes et Queer (LGBTIQ). Si les réflexions genrées en urbanisme et architecture furent initiées par des militantes et des chercheuses dès les années 1970 (Burnett, 1973 ; Hayden et Wright, 1976 ; Matrix Book Group, 1984), y compris en France (Hominal, 1974 ; Enjeu et Savé, 1975 ; Coutras et Fagnani, 1979), elles se sont concrétisées dans des projets étrangers à partir des années 1990 (Biarrotte, 2012 ; Hancock, 2012 ; Custodi, 2017), puis propagées via des réseaux féministes transnationaux composés d’opérationnel·le·s, de militant·e·s et de chercheur·e·s.

En France, la mise en pratique d’approches genrées dans des projets urbains n’a que quelques années. Je prends ici pour étude de cas la propagation de ces principes au sein de la culture et des pratiques urbanistiques de la municipalité parisienne. Je me fonde pour cela sur une recherche-action déployée entre 2014 et 2018 au sein des services municipaux, auprès des élu·e·s, mais également avec les partenaires de projets externes, qu’ils et elles soient issu·e·s du milieu associatif, d’entreprises privées ou de la recherche universitaire1. Je considère cet ensemble comme un système au sein duquel je suis la propagation des idées et des pratiques via une méthodologie qualitative consistant en des entretiens semi-directifs, des échanges formels et informels (discussions, courriels), des observations directes et la participation à des réunions de travail.

Pour décrire ce processus, je développe la métaphore de l’infusion2. Si le concept de diffusion recouvrant l’action de répandre, de porter au loin, en particulier une information, est généralement utilisé pour décrire des phénomènes aux échelles internationales ou nationales (macro), je m’intéresse à ses modalités spécifiques d’expression aux échelles plus locales des organisations (méso) et des interactions entre individu·e·s (micro). L’infusion correspond en effet à l’action de « verser dans, de faire pénétrer »3.  Utilisé en médecine pour décrire le trempage dans un liquide d’une substance dont on veut extraire les principes solubles, afin d’en communiquer les vertus, ce terme évoque un remède pour améliorer un état problématique, nécessitant un certain temps de préparation. Par analogie, il s’agit donc de comprendre comment un développement des approches genrées (substances infusées) se produit au sein de certaines organisations et milieux professionnels urbanistiques (milieu d’infusion) afin de remédier à des inégalités, et selon quelles temporalités (temps d’infusion). Se pencher à l’échelle « moléculaire » des individu·e·s affine encore la compréhension des mécanismes de propagation de proche en proche, dans lesquels les chercheur·e·s jouent parfois un rôle comparable à celui d’un catalyseur.

Caractéristiques de l’infusion d’approches genrées dans les projets d’urbanisme

Une infusion se définit par les substances actives qu’elle dégage, sa capacité de propagation selon les milieux ainsi que sa temporalité de réaction. J’étudie d’abord ces caractéristiques à l’échelle organisationnelle (méso).

Les substances propagées : des approches explicitement genrées

Les approches urbanistiques explicitement genrées en urbanisme cherchent à remédier à une part des discriminations perpétuées par les pratiques classiques de l’urbanisme et de l’aménagement, en intégrant l’expérience de populations auparavant contrôlées, ignorées ou sous-représentées pour leur identité de genre ou sexuelle. Diversifier les usager·e·s pris·e·s en compte dans la définition des projets d’urbanisme permettrait ainsi de rendre l’espace urbain plus inclusif. Cet objectif s’entremêle souvent à une vision démocratique et participative de l’urbanisme discutée et expérimentée depuis les années 1970 sous diverses formes, s’éloignant des pratiques technocratiques de la période fonctionnaliste.

Les inspirations les plus courantes proviennent de l’étranger (Vienne, Montréal, Barcelone). Plusieurs types d’actions existent, aux intentions et résultats variés. Si les démarches de rattrapage spécifiques dédiées aux femmes cisgenres sont les plus répandues (Hancock, 2012 ; Biarrotte, 2017 : 27), quelques-unes intègrent d’autres populations également discriminées pour leur identité de genre ou leur orientation sexuelle (Beebeejaun, 2016 : 6). Certaines reposent sur des conceptions assez binaires et stéréotypées des rôles de genre, tandis que d’autres adoptent des positions critiques. Parfois, un travail transversal est mis en place, suivant les principes du gender mainstreaming prôné par les instances européennes4). Cela nécessite cependant de produire des données genrées (ou ne serait-ce que ventilées par sexe), largement inexistantes ou inexploitées. L’échelle micro-locale et les méthodologies sensibles et participatives se penchant sur les usages, utilisées par exemple dans les marches exploratoires, sont les plus répandues (Louargant, 2017 : 219 et 223). Les grands projets d’aménagement urbain n’incluent presque jamais cette perspective : à l’échelle du Grand Paris Express il n’existe à ma connaissance pas de réflexion intégrant les données genrées, bien que le domaine des transports soit riche en la matière (National Research Council et Transportation Research Board, 2010), et que des études sur l’Île-de-France existent (Coutras et Fagnani, 1979 ; Vanier et d’Arbois de Jubainville, 2017).

Le vocabulaire employé (genre, égalité femmes-hommes, féminisme…) est en lui-même polysémique, réinterprété selon les contextes. Comme le montre Éric Fassin (2008), le transfert du concept de genre entre les contextes nationaux, mais aussi entre les milieux académiques et la sphère publique, le transforme d’un outil féministe critique à une catégorie normative pour l’action. Sa banalisation le donne alors « comme synonyme de femmes, de différence entre les sexes, de sexe. » (Scott, 1999, citée dans Fassin, 2008). On perçoit par exemple ce phénomène dans le Guide référentiel Genre et espace public publié par la Mairie de Paris en 2016. Bien qu’il définisse les termes de « genre » et de « rôle de genre » dans son lexique (à la page 75), il ne fait référence ni aux personnes trans ou intersexuées, ni aux minorités sexuelles, restant dans une approche d’égalité femmes-hommes (cisgenres et hétérosexuel·le·s) dichotomique. Cela s’explique en partie parce que le terme de genre est sujet à polémiques en France depuis les manifestations contre le mariage pour tous de 2012-2013. Il reste cependant plus courant que « féminisme », qui n’est pas revendiqué par la Mairie de Paris, contrairement aux services municipaux de Barcelone, qui comptent à la fois un département « Féminisme et LGBT » et un autre dédié spécifiquement au « Gender mainstreaming ».

Observer l’évolution des pratiques des urbanistes est plus complexe encore que l’étude de leurs discours. Il est cependant possible, grâce au suivi du projet de réaménagement des sept places5, au sein duquel l’approche de genre a été demandée aux équipes de Maîtrise d’œuvre (MOE) pour la première fois dans un marché public français de cette ampleur. Sans que la thématique soit centrale, j’ai observé un processus d’infusion du genre dans l’une des équipes de MOE, le concept provenant d’ailleurs de conversations avec ses membres. En effet, au sein du groupement des MonumentalEs, composé principalement d’Emma Blanc Paysagiste, du collectif ETC (surtout des architectes) et de l’association Genre et Ville (spécialisée dans les études et la formation sur les liens entre genre et aménagement), un travail de sensibilisation de l’équipe a été réalisé : au séminaire interne de sensibilisation du début de projet, se sont ajoutés les partages de méthodologies et de nombreuses discussions ; l’ensemble se nourrissant également du Guide référentiel de la Ville et des échanges lors des séminaires organisés autour des sept places, auxquels Genre et Ville avait aussi collaboré. L’un des architectes ayant dessiné les mobiliers tests de la place de la Madeleine était ainsi certain que les idées de Genre et Ville avaient influencé le dessin, par les réactions et discussions suscitées lors des phases de conception et de chantier (voir l’illustration 1). Il était cependant dans l’incapacité de dire exactement à quelle étape ou sur quels détails cela avait joué. Lui-même utilisait l’idée d’infusion pour décrire cette influence, présente, sans être totalement palpable (entretien avec C. Bouteiller, novembre 2017).

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1. Réinventons nos places, chantier de préfiguration de la place de la Madeleine à Paris.
Test de mobilier inclusif par le collectif des MonumentalEs (Biarrotte, novembre 2017)

 

À l’instar d’un thé importé d’autres contrées, les approches de genre en urbanisme restent encore la plupart du temps inspirées de l’étranger et du monde universitaire. Cela suppose des adaptations, des variations de compréhension et des appropriations propres au milieu lui-même, produisant un mélange unique en soi.

Le milieu de l’urbanisme est-il propice à l’infusion du concept de genre ?

À condition de les y laisser le temps nécessaire, les principes actifs d’une infusion se propagent équitablement dans un milieu homogène. Si le milieu d’infusion est ici celui de l’urbanisme opérationnel parisien : le genre peut-il s’y propager de manière homogène ?

L’urbanisme est un milieu professionnel flou, caractérisé par une hétérogénéité dans les formations et professions exercées (Claude, 2005) ; les principales étant celles d’architectes, d’ingénieur·e·s, de paysagistes et des urbanistes ayant suivi une formation universitaire, dont l’appellation n’est pas protégée. Mais d’autres professions sont fréquemment rencontrées aujourd’hui telles que juristes, artistes, ou des personnes travaillant dans l’animation, le domaine social ou la participation démocratique. Il semble dès lors impossible de considérer qu’il existe une culture professionnelle de l’urbanisme, domaine qui regroupe des activités diverses, du développement territorial à la gestion de logements sociaux, en passant par des aspects très techniques ou d’autres très relationnels. C’est pourquoi je me penche sur des projets précis, que je considère comme des systèmes cohérents au sein desquels des objectifs et modalités de travail sont a priori partagés par l’ensemble des acteurs et actrices.

Malgré cette diversité, des éléments récurrents posent les bases d’une culture genrée implicite pour l’urbanisme français. L’idée de la création d’espaces mixtes et neutres, « pour tout le monde », est en effet prévalente (Louargant, 2015 : 51), et il existe une résistance à la prise en compte des différences entre usager·e·s (Louargant, 2017 : 234). Les normes hétérosexuées et androcentrées sont encore de mise (Louargant, 2015 : 50), sans doute par manque de dimension critique de la plupart des formations initiales, à l’instar d’autres pays (Booth, 1996 : 171). Jusqu’à récemment, aucune formation initiale

n’avait intégré ce facteur de manière transversale ou spécifique. De plus, les orientations professionnelles restent largement stéréotypées, entraînant une ségrégation horizontale des métiers (Greed, 1994 : 28 ; Booth, 1996 : 169 ; Tummers, 2015 : 71 ; Louargant, 2017 : 236). Elle se conjugue à une ségrégation verticale, avec une plus forte présence d’hommes dans les lieux décisionnels (Greed, 1994 : 25), qui évolue cependant avec les effets générationnels. Chacune de ces professions a en effet été soumise à un processus parallèle, bien qu’inégal, de féminisation depuis les années 1970, ce qui diversifie les profils de professionnel·le·s.

À l’échelle de la Mairie de Paris, je fais l’hypothèse que les approches de genre y seraient aujourd’hui testées car une masse critique de personnes concernées (femmes, personnes LGBTIQ, personnes aux sensibilités féministes) est représentée dans les services techniques, dans les postes et lieux décisionnels (tels que le Secrétariat Général). Cela est dû à la féminisation générale des métiers, mais aussi à une politique volontariste sous la mandature de Bertrand Delanoë de soutien des carrières des femmes dans la municipalité, dont les effets se ressentent encore aujourd’hui. Ainsi le Service des Aménagements et Grands Projets, de la Division de la Voirie et des Déplacements (DVD), composé de 26 femmes (45 % des effectifs) pour 32 hommes, était dirigé par une femme en 2016, comme ses trois sous-services (les agences des études architecturales et techniques ainsi que de conduites d’opérations, et la division des affaires financières et de l’administration générale)6. Dans l’ensemble de la DVD, les femmes occupaient à cette période environ 40 % des fonctions de direction. Les spécificités démographiques de ce milieu opérationnel entrent ainsi en résonance avec les questionnements féministes contemporains, alimentés par l’actualité et les recherches universitaires.

Le milieu de l’urbanisme français étant en soi hétérogène, il est sans doute trop tôt pour lui attribuer une capacité uniforme d’infusion des approches de genre, d’autant plus que les profils professionnels continuent de s’y diversifier. On peut cependant dégager des sous-cultures plus homogènes au sein d’institutions ou de divisions techniques, et donc potentiellement des groupes où les approches de genre pourraient être plus présentes Le genre étant un sujet peu ou mal connu, les initiatives et positions individuelles semblent alors être un facteur explicatif de propagation plus pertinent que l’existence d’une culture professionnelle uniforme : la plus forte « concentration » en genre pouvant s’expliquer à partir des positions des personnes émettrices. Il ne faut pas non plus oublier l’influence primordiale de la volonté politique, bien que ça ne soit pas ici mon objet.

Le temps d’infusion : les longueurs de l’acculturation

La chronologie d’apparition des idées et pratiques genrées met en évidence des processus non-linéaires sur des temporalités moyennes à longues, allant de plusieurs mois à plusieurs années. Le premier séminaire exploratoire interne portant sur « Genre et développement urbain » a été organisé à l’initiative d’un groupe de travail entre trois services7 en février 2014. Alors que cette première réunion est restée discrète au vu des manifestations de l’année précédente, en 2015 un séminaire plus ouvert a eu lieu au Pavillon de l’Arsenal et a accueilli une soixantaine de personnes. Des marches exploratoires de femmes se sont également déroulées dans plusieurs arrondissements (notamment les 13e, 14e, 18e, 19e, 20e). En 2016, le service Égalité a décidé de rédiger un guide s’inspirant des travaux viennois et barcelonais, qui a abouti au Guide référentiel Genre et espace public, lancé en octobre 2016 lors d’une troisième journée spécifique. Celle-ci s’est déroulée à la Cité de la mode et du design avec 120 participant·e·s, dont des intervenantes étrangères et de nombreuses personnes extérieures à la municipalité parisienne (voir l’illustration 2). Entre 2014 et 2016, un processus de sensibilisation a ainsi progressivement gagné en puissance à la Mairie de Paris.

2. Conférence de Blanca Valdivia Gutiérrez (Col·lectiu Punt 6 de Barcelone) lors de la journée de lancement du Guide référentiel Genre et espace public de la Mairie de Paris à la Cité de la mode (Biarrotte, octobre 2016)

En 2016, parallèlement au projet du Guide, la mission Pavex (Préfiguration, aménagement, valorisation et expérimentation de l’espace public, au sein du Secrétariat Général), en collaboration avec la DVD, a inclus dans l’appel d’offres du projet de réaménagement des sept places parisiennes l’obligation d’intégrer un·e spécialiste du genre au sein de chaque équipe de maîtrise d’œuvre, afin de nourrir le diagnostic sensible et les méthodologies de travail de cette approche. Cette idée a émergé pour plusieurs raisons : l’une des personnes supervisant ce projet au Pavex était sensible aux approches féministes, et les avait elle-même mobilisé dans des projets comme Paris Plage et une étude sur la jeunesse parisienne et l’espace public8 (entretien avec J.-C. Choblet, juin 2016). De plus, ce projet des sept places se voulait innovant dans ses méthodes. De grands séminaires rassemblant les services de la mairie et des expert·e·s ont été organisés par l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR) en 2015 afin de discuter les nouvelles thématiques et méthodes de travail, et produire une « boîte à outils ». Avec l’aide du service Égalité qui organisait les sensibilisations sur l’approche genrée, les associations Genre et Ville et Maturescence, spécialisées sur la thématique, réussirent à participer, et furent ensuite ajoutées au rang des expert·e·s consulté·e·s. Elles parvinrent à faire une place à la thématique et à convaincre d’autres personnes de la Mairie que ce sujet valait la peine d’être intégré dans un tel projet d’espace public. Leurs interventions sont visibles dans les actes du séminaire et la boîte à outils, ce qui a influencé enfin l’appel d’offres publié en 2016.

Ces études de cas donnent une idée de la temporalité assez longue nécessaire à cette infusion. Mais pour comprendre ces dynamiques aux échelles organisationnelles (méso), il est éclairant de descendre jusqu’aux « réactions » individuelles afin d’observer les mécanismes micro, comme je l’ai déjà ébauché.

À l’échelle « moléculaire » : actions et réactions (inter)individuelles

Les choix de positionnement institutionnels décelables dans la communication officielle (Guide référentiel, actes de séminaires, appels d’offres, communications sur le site internet, tweets d’élu·e·s….) sont le fruit d’interactions, discussions, négociations et arbitrages d’acteurs et actrices individuel·le·s au sein du système. Cette échelle explique comment les idées se déplacent et sont retenues pour l’action. Quels facteurs expliquent qu’un·e professionnel·le se saisisse de la question à un moment donné ? Quelles stratégies sont adoptées ?

Unicité moléculaire et atome crochus

Chaque individu·e impliqué·e dans ce processus d’infusion du genre dans la pratique urbanistique en a sa réception propre et occupe une position unique. L’analyse des identités et des expériences individuelles dans ce processus me semble donc indispensable. Selon sa formation initiale et son parcours professionnel, on pourra avoir déjà croisé la question, ou pas du tout. Mais les engagements personnels politiques, militants, associatifs, ont selon moi aussi un rôle prépondérant, tout comme l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Suivant le fameux slogan féministe « le personnel est politique » défiant la dichotomie entre privé et public (Hanisch, 2006), je fais l’hypothèse que les éléments biographiques expliquent en partie la réceptivité ou la résistance à une telle thématique dans un milieu professionnel qui ne la considère pas comme centrale à sa pratique ou sa théorie.

De ce point de vue, le milieu professionnel est encore plus hétérogène quant à une culture du genre. L’initiative d’introduire cette approche surgit souvent d’une personne isolée, qui crée progressivement des alliances internes (Louargant, 2017 : 234), de proche en proche, via des discussions, des réunions de sensibilisation puis de formation, voire des publications (Tummers, 2015 : 73), ce qui explique la lenteur du processus. Elle tient également au niveau de prudence déployé face aux réactions négatives. La propagation ne requiert cependant pas de stricte identité des personnes engagées, mais leur capacité à interagir de manière constructive, c’est-à-dire à comprendre le vocabulaire et le travail de chacun·e. Cela n’est pas évident : le Guide référentiel parisien, rédigé par le service Égalité, n’obtient pour l’instant qu’une réception mitigée au sein des services techniques auxquels il est destiné, parfois jugé comme manquant de praticité et de réalisme : son format relativement concis est par exemple encore jugé trop long à lire ; ou encore certains mobiliers urbains montrés comme des solution possibles ne font pas partie des catalogues officiels des services techniques, ce qui les rend inenvisageables. Il est par ailleurs publicisé dans de nombreuses agglomérations françaises qui s’en inspirent. Mais la  réaction d’infusion se renforce et s’accélère lorsque plusieurs personnes ayant des « atomes crochus » sur la thématique collaborent, soit via des formations, soit directement sur des projets. Cela est d’autant plus efficace qu’elles occupent des postes stratégiques pour la décision.

Les choix d’interactions de proche en proche

Contrairement à une infusion chimique, des choix stratégiques contextuels sont réalisés pour accompagner un changement culturel : les réactions sont orientées selon les résistances ou les supports. Ainsi, lors du travail de sensibilisation, les micro-stratégies portaient sur le choix des personnes invitées, considérées en amont comme de potentiel·le·s allié·e·s, mais également dans le vocabulaire employé. Comme on l’a vu, les termes de féminisme et de genre font l’objet de précautions, souvent évacués pour « égalité femmes-hommes », considérée comme faisant moins peur. L’inspiration féministe, si elle est généralement bien à l’origine des projets et reconnue officieusement, reste tue et invisibilisée (Ibid, 2015 : 72), par peur d’attaques envers une forme de militantisme considéré comme trop idéologique. Les positionnements évoluent en effet selon les circonstances, les stratégies de communication étant négociées selon les publics visés, les contextes écrits ou oraux, formels ou informels. Ainsi, lors d’une réunion de travail sur la prise en compte des inégalités de genre lancée par des agentes dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine, le maire d’une commune francilienne exprima de vives inquiétudes quant à l’usage du terme « genre », tant auprès des administré·e·s que des services municipaux (réunion entre l’assistance à maîtrise d’ouvrage spécialisée sur le genre, les services municipaux et le cabinet du maire, décembre 2016). Sa vigilance faisait notamment suite à une mobilisation importante dans sa commune lors de la journée de retrait de l’école contre l’ABCD de l’égalité en 2014 (Khemilat et al., 2018). La réflexion et les actions ayant débuté avant cet événement, elles se sont poursuivies malgré tout sans encombre ni censure du terme, qui a été progressivement valorisé et adopté par une partie des services et partenaires de la rénovation.

La dépolitisation du terme de genre s’est révélée quant à elle lors d’une réunion de travail autour du Guide référentiel. Celle-ci a réuni des associations de lutte pour les droits des femmes, des employé·e·s de divers services de la Mairie de Paris, des chercheur·e·s, une personne de l’APUR et un représentant de la préfecture de police. Les points de vue exprimés y furent divers : approche binaire (femmes-hommes), approche déconstructiviste (incluant les personnes trans, la question queer, LGBTIQ en général), approche neutralisante (« le sujet ce n’est pas les femmes dans les espaces publics. C’est une question d’humain »). J’intervins moi-même pour demander à ce qu’on y aborde les situations des personnes trans ainsi que la question de la prostitution sur la voie publique. Ces deux thématiques furent immédiatement rejetées par deux personnes de la Mairie qui les considéraient comme trop complexes et explosives, arguant qu’« on va se faire taper dessus par les personnes qui ne veulent pas qu’on travaille [sur le genre]» et que « parler des femmes (sic) c’est déjà assez compliqué », « qu’on ne peut pas tout faire » (réunion interne à la Mairie de Paris, mai 2016). Le terme de genre fut malgré tout conservé dans le titre du document, lui donnant un sens restrictif : l’égalité entre femmes et hommes cisgenres dans les espaces publics, mais encore pas tou·te·s, puisque les personnes se prostituant n’y sont pas incluses, ce qui élimine de fait la question des violences institutionnelles, notamment policières.

Enfin, l’une des stratégies pour convaincre du bien-fondé de l’approche est de collaborer avec des chercheur·e·s spécialistes de la question (Tummers, 2015 : 76 ; Louargant, 2017 : 239), pour apporter une caution scientifique théorique et factuelle aux orientations.

La recherche, catalyseur de la réaction ?

Dans ce domaine, les échanges entre pratique et recherche sont intenses dans les deux sens, ce qui a des conséquences sur le positionnement et les méthodes. L’accès à mes terrains a en effet été possible grâce à mon statut de jeune chercheuse « experte » sur le genre en urbanisme, par mon travail sur le cas montréalais (Biarrotte, 2012) et une recension internationale (Biarrotte, 2017). J’ai été intégrée dans ce réseau scientifique et institutionnel de la Ville de Paris par ma directrice de thèse, Claire Hancock, qui a conduit une étude collective financée par la Mairie sur ses politiques genrées, dans une perspective comparatiste avec Barcelone et Berlin : le Pari(s) du Genre (Hancock et al., 2017). Les exemples étrangers circulent en effet largement via les chercheur·e·s, les associations spécialisées, mais aussi les actrices implantant ces approches (Eva Kail de Vienne, le Col·lectiu Punt 6 de Barcelone). Cette diffusion de modèles stimule une (relative) compétition métropolitaine, liée à l’image d’inclusivité : les services parisiens auraient en effet commencé leur réflexion sur le genre et les espaces publics en 2013-2014 après que les services berlinois leur ont montré ce qu’ils mettaient en place et demandé ce qu’il en retournait à Paris.

Ces réseaux d’expertise où les positionnements entre connaissance et pratique sont flous légitiment la prise en compte du genre auprès des municipalités, ce qui permettrait de comparer les chercheur·e·s intégré·e·s à des « catalyseurs » de l’infusion. Cependant, un catalyseur est un élément favorisant une réaction chimique sans en sortir lui-même modifié. Or le positionnement que j’adopte, largement partagé par les chercheur·e·s dans le domaine, n’est pas celui de l’observatrice extérieure neutre. Je m’inscris moi aussi par exemple dans des stratégies de communication et de positionnement. La manière dont je présente mon sujet auprès des enquêté·e·s diffère selon leur niveau de sensibilisation, malgré une éthique de transparence qui me pousse à expliciter avec qui je travaille et quel est mon positionnement personnel. Mes entretiens semi-directifs diffèrent dans leur contenu selon les personnes abordées, comme j’ai parfois de la difficulté à poser des questions personnelles (sur leur rapport au féminisme, les raisons de leur sensibilité aux questions de genre…) à des professionnel·le·s qui pensent devoir me parler de leur travail et adoptent alors une posture de neutralité. Malgré tout, ces entretiens soulèvent souvent des interrogations de leur part, sur comment faire, quoi lire… Cette interaction a parfois une influence sur leurs positionnements et pratiques, les incitant à réfléchir aux raisons de leurs manières de faire, à leurs biais potentiels. Cependant, mes interventions font également face à des résistances, ce qui a pu me fermer des portes.

Ainsi, dans un sens, la recherche participe de la prise en compte de l’approche de genre, comme une sorte de catalyseur, mais son utilisation par les acteurs·rices en recherche de légitimité influence aussi la manière de produire la recherche et le positionnement des personnes qui la réalisent. Nous faisons partie des processus d’infusion que nous observons, modifions et qui nous modifient, phénomène bien connu dans les démarches de recherche-action.

Le concept d’infusion : intérêts et limites

Chaque analogie a ses intérêts et ses limites. La métaphore de l’infusion est riche pour visualiser la propagation lente et progressive de principes nouveaux, les approches genrées, dans un milieu hétérogène, l’urbanisme de la municipalité parisienne, ce qui rend le processus d’autant plus long et complexe. Il semblerait cependant que le basculement démographique d’un milieu très masculin aux valeurs androcentrées vers une plus grande diversité des profils soit l’un des facteurs de l’apparition de la thématique du genre dans les pratiques professionnelles franciliennes. L’hétérogénéisation démographique de ce milieu, avec des homogénéisations partielles par sous-segments professionnels, permettrait ainsi des évolutions culturelles partielles qui pourraient s’harmoniser dans la culture professionnelle sur le long terme : on pourrait faire l’hypothèse que deux milieux non homogènes mais favorables au genre pourraient tout de même être miscibles entre eux sur ce sujet.

L’image trouve cependant au moins deux limites : d’abord lorsqu’il s’agit de comprendre l’infusion comme une réaction spontanée, automatique. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on zoome à l’échelle individuelle : les comportements ne sont pas prédéfinis. La propagation du genre fait appel à une agentivité indéniable, à des stratégies choisies (plus ou moins consciemment) face aux résistances, frontales ou passives. Et la nature des substances propagées change en fonction de ces choix et interactions. Deuxièmement, d’un point de vue temporel, une infusion trop longue peut se révéler devenir forte et âcre : or ici, le temps long ne semble pas induire une culture genrée particulièrement puissante. Sans que la métaphore de la propagation des approches genrées dans les milieux de l’urbanisme puisse être efficacement filée à chaque échelle, l’infusion se révèle être ainsi un concept descriptif et analytique permettant de questionner à la fois l’hétérogénéité de la culture urbanistique française, mais également ce que l’apparition de la « légitimité fait au genre » dans un contexte opérationnel (Fassin, 2008 : 387). Elle permet aussi de comprendre plus finement les processus de diffusion de modèles urbains, en en gardant l’aspect spatialisé et scalaire, ce qui en fait un outil d’analyse de processus riche croisant les approches de politiques publiques, de sociologie des organisation et des milieux professionnels, et pourquoi pas de psychologie sociale.

LUCILE BIARROTTE

Lucile Biarrotte, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Paris, est doctorante au Lab’Urba, Université Paris Est. Elle travaille sur les dimensions genrées des professions de l’urbanisme en France depuis un siècle. Elle a créé la liste de diffusion UrbaGenre et les bibliographies collaboratives Genre & urbanisme, Gender & planning, Géographies du genre, féministe & queer. Elle est membre de l’atelier de jeunes chercheur·e·s GenrEspace et du GenderHub d’ONU Habitat.

Lucile.biarrotte@univ-paris-est.fr

Couverture : Femme & transport (avec l’amicale autorisation de Jeanne Macaigne, 2018)

Bibliographie

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Pour citer cet article : Biarrotte L., 2020, « L’infusion d’approches genrées dans l’urbanisme parisien : métaphore d’une propagation aux échelles organisationnelles et individuelles », Urbanités, #13 / Minorités/Majorités, février 2020, en ligne.

  1. J’exploite principalement des observations au sein de projets de la Ville de Paris, y compris sa production documentaire officielle, ce qui explique mon choix d’anonymiser les personnes y travaillant plutôt que la collectivité. J’ai par contre anonymisé une autre commune francilienne, à la demande de certain·e·s enquêté·e·s []
  2. Ce texte était originellement prévu pour les actes de la Biennale de géographie féministe de 2017, publication abandonnée en cours de route faute de moyens. Je tiens à remercier relecteurs et relectrices, notamment Marion Tillous, ainsi que Claire Hancock pour sa suggestion de soumission à Urbanités. []
  3. Rey, A. (Éd.), 2006, Dictionnaire historique de la langue française, 2e éd., Paris, Le Robert. []
  4. Adopté par l’Union Européenne dans le traité d’Amsterdam entré en vigueur en 1999, le « gender mainstreaming », souvent traduit par « approche intégrée de l’égalité femmes-hommes » consiste à prendre en compte systématiquement les inégalités genrées dans toutes les politiques publiques, à toutes les échelles (Tummers, 2015, encadré n°2 []
  5. Réinventons nos places, concernant les places de la Bastille, Nation, Italie, Madeleine, Panthéon, Gambetta et Place des Fêtes : « Paris réaménage vos places, les actualités ». Le collectif des MonumentalEs s’est occupé des places du Panthéon et de la Madeleine : voir sa page Facebook. Sites consultés le 16/02/2018. []
  6. Il est aujourd’hui encore difficile de mettre ces chiffres en perspective avec des statistiques nationales précises : les analyses accessibles restent généralistes. D’après la « Fiche thématique sur les caractéristiques principales des agents de la fonction publique » du Rapport annuel sur l’état de la fonction publique 2018, en 2016, les femmes représentaient environ 61 % des effectifs communaux et des effectifs totaux de la fonction publique territoriale (FPT), mais seulement un peu plus de 40 % des effectifs des filières techniques, dans lesquelles sont inclus les services d’urbanisme. La part des femmes dans les emplois et corps d’encadrement supérieur ou de direction de la FPT tombe cependant à 30,8 %. []
  7. Groupe de travail alors constitué de trois personnes de la Direction de la Voirie et des Déplacements (DVD), de l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes et de la mission égalité femmes-hommes de la Délégation à la Politique de la Ville et à l’Intégration (DPVI). []
  8. D’après J.-C. Choblet, les usages des jeunes femmes seules auraient été privilégiés comme indicateurs de qualité des aménagements de Paris Plage. Catégorie déclarant subir le plus de harcèlement de rue, leur présence immobile pendant plusieurs dizaines de minutes prouvait la possibilité de s’y créer un espace intime, sécurisant et pratique (proches d’aménités gratuites indispensables : eau potable, toilettes). Voir aussi Moreau, E., et Choblet, J.-C., 2013, Les jeunes à Paris et l’espace public – trois outils/méthode : la « carte sensible », le « tapis d’éveil », les « seuils », APUR, 48 p. []

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