#13 / Minorités sexuelles en exil : l’expérience minoritaire en ville à l’aune de marginalisations multiples
Florent Chossière
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L’article de Florent Chossière au format PDF
Face aux persécutions subies dans leur pays d’origine en raison de leur orientation sexuelle, de plus en plus1 de personnes réussissent à quitter ce dernier et à arriver en France, où elles déposent une demande d’asile reposant sur ce motif particulier. Mais dans un contexte de fermeture accrue des frontières européennes et de durcissement des politiques migratoires (Migreurop, 2017), ils et elles s’y retrouvent souvent dans des situations de très grande précarité. Alors que de nombreuses représentations font des grandes villes des refuges pour les minorités sexuelles, la situation rencontrée par les demandeur·se·s2 d’asile homosexuel·le·s en région parisienne3 vient mettre à l’épreuve cette idée.
Il s’agira dans cet article de revenir sur la façon dont l’espace urbain et le rapport négocié4 à celui-ci en situation de marginalisations multiples façonnent l’expérience minoritaire sexuelle. Le recours à la notion d’expérience minoritaire est motivé par plusieurs raisons. Elle permet tout d’abord d’insister sur le caractère relationnel de la situation minoritaire. En effet, la minorité « est une catégorie naturalisée par la discrimination » et « ce qui définit les minorités, c’est l’assujettissement d’un rapport de pouvoir » (Fassin et Fassin, 2006 : 251). Ainsi, « la minorité n’est pas un état mais un processus relationnel, en sorte qu’il est plus juste de parler de minorisation » (Chassain et al., 2016). De plus, la conceptualisation en termes d’expérience permet de penser les marges d’action et les pratiques de résistance des minoritaires (Ibid., 2016). Cette attention portée aux stratégies de résistance est d’autant plus importante dans le cas de personnes demandant l’asile, que celles-ci sont souvent appréhendées uniquement sous l’angle victimisant d’individus en attente d’aide, vision que les critical refugee studies ont à cœur de déconstruire (Ehrkamp, 2016). Cette conception dynamique de la minorité autorise enfin une compréhension de la sexualité qui ne s’affranchit pas des autres rapports sociaux dans lesquels s’inscrivent les individus. Le cadre analytique de l’intersectionnalité située, attirant l’attention sur la façon dont de multiples rapports de pouvoir façonnent le positionnement social des individus en fonction des contextes (Yuval-Davis, 2015), permettra de rendre compte de cette complexité. Sans pour autant nier l’influence spécifique d’autres rapports de pouvoir sur les pratiques de l’espace urbain des individus, l’article se concentrera ici sur la question de la sexualité minoritaire, mais en ce qu’elle reste dépendante de ceux-ci. C’est cette articulation qu’il s’agira de saisir dans les pratiques et représentations de l’espace urbain des individus afin de comprendre l’expérience minoritaire spécifique de personnes homosexuelles en procédure de demande d’asile. Parmi ces articulations, une attention particulière sera portée au statut migratoire, encore peu abordé dans les études sur les sexualités et le genre (Arab, Gouyon et Moujoud, 2018), qui permettra notamment de montrer que les politiques migratoires ne sont pas étrangères, par leurs conséquences, au processus de minorisation sexuelle. Dès lors, l’image de la grande ville comme refuge des minorités sexuelles se retrouve relativisée à l’aune du vécu particulier de ce groupe.
Pour ce faire, je m’appuierai sur une enquête ethnographique de deux ans réalisée en situation de « participation observante » (Makaremi, 2008) au sein d’une association d’accompagnement à la demande d’asile au motif de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre à Paris. Celle-ci est complétée par une vingtaine d’entretiens réalisés avec des personnes en demande d’asile, réfugiées, ou en situation irrégulière au moment de ceux-ci.
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Villes et minorités sexuelles, une relation à complexifier
Depuis la fin du XIXe siècle, la grande ville fait l’objet d’une véritable mythologie pour un grand nombre de personnes gays et lesbiennes (Eribon, 2012). Perçue comme un espace privilégié de libération, elle se voit attribuer le statut de refuge pour les minorités sexuelles dans les représentations, mais aussi dans les pratiques, avec des situations de « fuite vers la ville » (Ibid., 2012). La ville est associée à l’anonymat, permettant un allégement du contrôle social, et à de plus grandes possibilités de sociabilités homosexuelles (Ibid., 2012 ; Aldrich, 2004 ; Leroy, 2005 ; Cattan et Leroy, 2010). Sans pour autant remettre en question les apports spécifiques de l’espace urbain, beaucoup de chercheur·e·s ont interrogé cette association de la ville à une liberté inconditionnelle pour d’une part la nuancer, d’autre part remettre en question la binarité spatiale qu’elle sous-tend, opposant la grande ville à d’autres espaces.
Quatre types d’approches nuancent cette représentation. À l’échelle infra-urbaine, il apparaît tout d’abord que la ville est duale et qu’elle est à la fois un espace de possibilités mais aussi d’oppression. Les travaux sur le rapport à l’espace public des minorités sexuelles montrent bien par exemple que la visibilité est toujours une affaire de négociation dans les pratiques spatiales des individus (Blidon, 2008 et 2011 ; Leroy et Cattan, 2010). D’autres recherches se sont attachées à remettre en question l’idée que les espaces ruraux représenteraient des « déserts gays ». Le travail de Colin Giraud sur les homosexuels dans la Drôme montre des formes de sociabilité et des stratégies pour faire face à la situation minoritaire spécifiques à cet espace (2016). De plus, le paradigme de la fuite vers la ville a également été interrogé, en montrant d’une part que celle-ci n’était pas une condition nécessaire de l’émancipation et en rappelant la diversité des parcours des individus (Blidon, 2013 ; Blidon et Guérin-Pace, 2013). Enfin, il convient de dépasser une approche homogénéisante des minorités sexuelles. La compréhension des pratiques de l’espace urbain ne peut être complète si elle n’intègre pas d’autres dimensions du positionnement social des individus. La sexualité ne constitue pas une dimension autonome de l’expérience (Warner, 1995). Cette prise en compte de l’articulation de multiples rapports de pouvoir permet de complexifier l’analyse de l’expérience minoritaire sexuelle en ville. La seule opposition entre espace gay ou espace queer et espace hétérosexuel ne permet pas de rendre compte de la multitude des rapports de pouvoir qui articulent sexualités minoritaires et espaces (Oswin, 2008). De l’échelle urbaine permettant par exemple d’analyser les territorialités différenciées des lesbiennes et des gays (Castells, 1983 ; Cattan et Clerval, 2011) à celles plus locales des quartiers gays ou même des établissements LGBT+ véhiculant eux aussi différentes normes (Prieur, 2015a), les analyses multiscalaires illustrent bien ceci. Comme le rappelle Dereka Rusbrook, « despite the complexity of the notion, the term gay space or queer space implies coherence and homogeneity that do not exist. The appearance of homogeneity conceals exclusionary practices predicated on other axes of difference5 » (2002 : 203). Dans une démarche intersectionnelle, qui prend en compte différents rapports de pouvoir pour comprendre le vécu des individus, de nombreux travaux ont ainsi articulé la sexualité avec le genre, la race, la classe, pour montrer les formes spécifiques de marginalisation que subissent certains groupes mais aussi de résistances qu’ils mettent en place pour y faire face (Manalansan, 2005 ; Oswin, 2008 ; Blidon, 2011 ; Brown, 2014 ; Prieur, 2015a, 2015b ; Brown, Muller Myrdahl et Vieira, 2016 ; Held, 2017).
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« Le monde est petit » : quand la grande ville n’est pas synonyme d’anonymat
La représentation de la grande ville comme refuge des minorités sexuelles repose sur l’idée que cet espace offrirait une plus grande possibilité d’anonymat, par opposition à d’autres espaces, où, du fait de réseaux d’interconnaissances plus grands, le contrôle social serait plus important. Mais pour le groupe ici étudié, la réalité est plus complexe. En effet, les grandes villes comme Paris, ainsi que leurs communes avoisinantes, sont des lieux d’implantation de diverses communautés immigrées. Dès lors, la région parisienne peut s’avérer être bien loin de la garantie d’anonymat qui serait propre aux grandes villes. En fonction du pays d’origine de la personne, certains espaces, caractérisés par la concentration de compatriotes, font l’objet d’une méfiance particulière, et ce à différentes échelles (du quartier parisien à une commune précise), influant directement sur les pratiques de la ville. Leila6, originaire de Tunisie, et Amadou, du Sénégal, expliquent :
« Les Tunisiens en France se connaissent. Il y a des fois moi je vais à Belleville, parce que c’est plein de Tunisiens et tout, ben je trouve des gens que je connaissais avant, que j’ai connu à [ville de Tunisie]. Soit à la fac ou au lycée. Tu trouves, tu rencontres des gens, mais j’ai peur de ce regard en fait »
(Entretien avec Leila, mai 2018)
« Je vis à Mantes-la-Jolie et là-bas il y a plus même de Sénégalais que d’autres nationalités, mais j’avoue que je vis avec eux pas en tant que homo, parce que je leur dis pas que, ce que je fais dans ma vie. Parce que pour moi ça reste des Sénégalais, il faut se méfier. Donc je suis, je suis à Mantes pour l’instant, mais je compte pas rester à Mantes. […] J’aimerais changer quand même de ville »
(Entretien avec Amadou, mai 2018)
Cette crainte parfois très forte envers les personnes originaires du même pays s’explique par les persécutions subies dans celui-ci. Il ne s’agit bien évidemment pas de faire de l’homophobie le propre des communautés immigrées en France, mais de comprendre les pratiques d’individus en fonction de leur parcours personnel. Dans certains cas, cette méfiance relève en fait d’une crainte à plusieurs fondements. Il peut s’agir aussi bien de la crainte d’une sanction pour écart à la norme hétérosexuelle, que celle de la diffusion de l’information de son orientation sexuelle et/ou de sa présence en France dans des cercles de connaissance en région parisienne mais aussi dans le pays d’origine. De plus, être identifié·e comme homosexuel·le représente aussi le risque d’être écarté·e des réseaux de solidarité communautaire. Or, ceux-ci fournissent des ressources d’autant plus nécessaires (argent, logement) qu’elles viennent pallier l’insuffisance des moyens d’accueil mis en place par les politiques publiques. La fréquentation de certains lieux peut alors s’avérer problématique en ce qu’elle contribue potentiellement à rendre visible le stigmate de l’homosexualité (Amari, 2013b). Samir et Hamza expliquent à propos de leur fréquentation d’un sauna gay :
« Hamza : La première fois ça nous paraissait bizarre
Samir : On rentre et regarde un Arabe ou bien ?
Florent : Les gens vous ont regardé ?
Samir : Non non moi. Peur un peu. Je regarde un cousin, ou bien.
Florent : Ah t’avais peur que …
Hamza : … que quelqu’un qui le connaisse il le trouve.
Samir : Parce que sauna il est écrit : « Sauna 100 % mecs ». Donc ça veut dire, ben tu vois [rire].
Hamza : Peut-être il y a une personne qui le connaît et il est pas au courant qu’il est homosexuel »
(Entretien avec Hamza et Samir, février 2018)
Au-delà des établissements commerciaux LGBT+, les pratiques spatiales en lien avec la situation administrative constituent également un tel risque. La demande d’asile représente aussi une mise en visibilité potentielle de l’homosexualité. Ainsi, certain·e·s peuvent craindre d’être reconnu·e·s lorsqu’ils ou elles sont présent·e·s à l’association qui les accompagne dans leur procédure. La file d’attente devant le Centre LGBT peut par exemple générer certaines craintes. Mais l’imbrication de la situation administrative et de l’homosexualité peut également s’incarner à des échelles beaucoup plus locales :
« [Lors d’une discussion avec Moussa et Samir, ils en viennent à parler de leur méfiance vis-à-vis des autres personnes originaires de leur pays.] Autre façon d’illustrer sa méfiance, Samir revient sur sa vie en collocation. Il n’a dit à son colocataire, ni qu’il était gay, ni qu’il était réfugié, ni qu’il travaillait désormais. Depuis qu’il travaille et qu’il sort tôt et rentre tard, son colocataire lui pose des questions. Il lui demande s’il travaille, ce qui l’étonne vu qu’il pense qu’il n’a pas de papiers. Samir lui dit qu’il ne s’agit pas du travail. Dire qu’il travaille amènerait à être interrogé sur sa situation administrative, et donc sur la façon dont il a pu avoir des papiers ».
(Extrait de carnet de terrain, 17/02/2019)
Pour limiter les risques d’identification comme homosexuel·le, différentes stratégies spatiales sont mises en place. Celles-ci peuvent consister à minimiser au maximum le temps passé dans le logement, notamment lorsque celui-ci est partagé avec d’autres membres de la communauté nationale, afin d’éviter de se voir poser trop de questions, ou à adapter son comportement en fonction des lieux et personnes présentes. À propos du fait d’embrasser un homme dans l’espace public, Rafi, originaire du Bangladesh, explique :
« Je n’ai pas de problème avec ça, mais publiquement, ça veut pas dire n’importe où, il y a certains endroits. Par exemple, pour Châtelet, ça me dérange pas si un gars m’embrasse à Châtelet. Mais ça me dérange si un gars veut m’embrasser à Gare du Nord, ou dans un endroit avec beaucoup d’Arabes, ou avec plein de Bangladais, parce que, ils, même si ils sont là, leur esprit est fermé, ils n’acceptent pas, et ils parleront. C’est la même chose que dans mon pays ».
(Entretien avec Rafi7, octobre 2018)
Là encore, il apparaît que la crainte de la diffusion de l’information de son homosexualité est centrale. Salima Amari rappelle l’importance de ne pas négliger les stratégies de résistance autres que celles liées à la visibilité (2013a), et qui, comme le montrent ces exemples, reposent aussi sur des pratiques spatiales particulières. La prise en compte de l’agentivité spatiale des individus s’avère primordiale, car « la réponse à la question “où” permet ainsi d’éviter l’écueil de l’essentialisation et d’échapper au risque de figer la personne dans la posture de “victime” de la domination » (Hancock, 2014 : 9).
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« Les minorités dans la minorité » : sociabilités homosexuelles urbaines et mises à l’écart
Alors que la grande ville est souvent associée à plus de possibilités de sociabilité homosexuelle, il convient d’interroger les conditions d’accès à celle-ci. Si les établissements commerciaux spécialisés (bars, boites de nuit, saunas par exemple) peuvent tout d’abord constituer des lieux de sociabilité importants pour les minorités sexuelles (Leroy, 2009), c’est souvent à un prix que tou·te·s ne peuvent se permettre :
« Mais c’est payant je crois, c’est cher je crois. Donc j’ai pas les moyens pour fréquenter les saunas. Mais quand même ça m’intéresse, mais je n’ai pas les moyens pour cela. Y’a le quartier des gays, le Marais, que j’ai visité, Benoît nous a montré plein de boîtes, mais comme je l’ai dit il y a un problème de moyens qui nous limite ».
(Entretien avec Amadou, mai 2018)
Faisant parfois face à une précarité économique importante pouvant découler du déclassement lié à la migration et accentuée par la situation administrative8, les personnes en demande d’asile sont fortement confrontées au phénomène de marginalisation sur le critère des ressources économiques que l’on peut rencontrer dans les établissements LGBT+.
Ces espaces de sociabilité peuvent également être des lieux de discrimination raciale, comme l’évoque Rafi, tout d’abord à propos des applications de rencontre gay, puis des boites de nuit gay :
« Je ne sais pas pourquoi la communauté gay blanche, particulièrement, n’aime pas les autres communautés. Elle devrait être unie. Parce que nous sommes les minorités, et ils essayent de rejeter les minorités de la minorité, pourquoi ? […] Et je vais te montrer quelque chose, j’ai pris deux photos, de mecs qui habitent près de chez moi et qui expliquent dans leur profil qu’ils n’aiment pas les Asiatiques. [Il me montre les photos]. Tu vois ? […] Pourquoi ? Les Asiatiques sont pas beaux ? On n’est pas qualifié ? Ou est-ce qu’on est d’une autre planète ? Ou alors c’est vous qui êtes d’une autre planète ? Qu’est-ce que qui vous rend supérieur ? On est tous gay. C’est vraiment bizarre.
Parfois, je sais pas, c’est comme si, les gens, je sens qu’ils ne sont pas accueillants. Je ne parle pas des hétérosexuels, mais je parle des homosexuels. Les homosexuels, surtout les Blancs, ils ne sont pas accueillants. Je ressens ça. Et tu peux demander à d’autres, Noirs ou Asiatiques, sûrement ils ressentent la même chose ».
(Entretien avec Rafi, octobre 2018)
Certains types de sociabilités homosexuelles possibles dans les grandes villes s’avèrent ainsi plus ou moins accessibles en fonction des positionnements sociaux des individus. Mais là encore, il serait réducteur de seulement considérer les phénomènes d’exclusion dans l’analyse de la façon dont la sexualité minoritaire est vécue et les pratiques qui en découlent. L’expérimentation potentielle d’une double discrimination, par la communauté migrante et la communauté LGBT+, conduit parfois les homosexuel·le·s migrant·e·s et/ou racisé·e·s à créer leurs propres espaces de sociabilité (Manalassan, 2006). Cela peut s’incarner dans la création de structures spécifiques, comme des associations ou soirées dans des boites de nuit, à l’instar de la soirée Black-Blanc-Beur à Paris (Trawalé et Poiret, 2017). Mais cela peut aussi passer par des pratiques de sociabilité plus informelles, autour de réseaux de connaissance personnels. Dans ces cas, l’association d’accompagnement à la procédure de demande d’asile joue parfois un rôle essentiel dans la mesure où elle constitue un point de rencontre par les diverses activités qu’elle organise, mais aussi car elle peut servir de base à la constitution d’un nouveau réseau d’interconnaissance mobilisable en dehors de celle-ci. Ces réseaux de sociabilité nouvellement créés constituent parfois des ressources précieuses pour faire face aux souffrances psychologiques mais aussi à la nature atomisante de la procédure d’asile (Giametta, 2017). En ce sens, c’est ici grâce aux organisations associatives spécialisées qu’elle contient, qu’une grande ville comme Paris ouvre des possibilités accrues de sociabilités spécifiques.
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« J’ai pas les papiers pour vivre » : pratiques spatiales et sexualité minoritaire à l’épreuve du statut migratoire
Du sentiment d’illégitimité à l’auto-restriction
Enfin, les pratiques urbaines en lien avec la sexualité minoritaire sont intrinsèquement liées au statut migratoire des individus. La notion de statut migratoire permet ici de désigner à la fois la situation administrative particulière des personnes en demande d’asile et ses conséquences, ainsi que le sentiment de non-inclusion sociale qui peut survenir pendant cette procédure qui dure plusieurs mois, voire bien plus d’un an. La classification administrative peut avoir une incidence sur l’accès à l’espace urbain dans la mesure où elle conditionne la place donnée ou non dans les dispositifs de gestion des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s mis en place par les politiques publiques. Bien souvent, cette catégorisation administrative permet d’opérer un tri (Belmessous et Roche, 2018). Mais au-delà du cadre institutionnel et de la gestion collective qui en découle, la situation administrative conditionne aussi les pratiques individuelles et subjectives de l’espace urbain. On peut en effet observer une dynamique d’auto-censure liée au statut de demandeur·se d’asile qui s’incarne dans un phénomène d’auto-régulation des pratiques spatiales. Or, celle-ci a aussi des conséquences sur la façon dont la sexualité minoritaire est vécue. Deux exemples peuvent ici être développés : le rapport aux établissements commerciaux LGBT+ et la visibilité dans l’espace public. Au sujet de la fréquentation de bars lesbiens de Paris, Mariam raconte :
« Pour le moment tu vois j’aime pas trop sortir la nuit, je me dis je suis pas trop en sécurité, je suis pas trop voilà, mes papiers c’est pas trop top. En fait je me dis j’ai pas les papiers pour, pour vivre. Je sais que le jour, genre moi si j’ai mon statut de réfugiée, j’irai très très souvent dans les bars de lesbiennes, j’irai voir beaucoup ».
(Entretien avec Mariam, septembre 2018)
Leila, dont il a précédemment été question, explique quant à elle comment le fait d’avoir été reconnue réfugiée a amoindri ses craintes d’être identifiée comme lesbienne dans l’espace public :
« Leila : Mais j’ai plus peur maintenant.
Florent : Qu’est-ce qui a changé ?
Leila : C’est le fait que tu vois dans ton récépissé, protégée, protection internationale, ben t’es rassurée, mais juste le bout de papier, c’est tout, ça rassure. […] On dirait que ta vie elle change dans des fractions de secondes. C’est vrai je suis encore réservée, mais je sens que je suis protégée. Je suis plus libre, je sens que je suis plus libre. Là par exemple je sens que je peux aller dans le Marais, je peux aller dans des soirées et tout, normal et tout, j’ai pas peur que, je peux croiser quelqu’un que je connais dans la rue, ou bien, voilà, il va me trouver dans une situation un peu délicate. J’ai pas ça maintenant ».
(Entretien avec Leila, mai 2018)
Ainsi, la situation de demandeur·se d’asile s’accompagne d’un sentiment d’illégitimité des individus dans l’espace national alimenté d’une part par la crainte permanente de complications de leur situation administrative provisoire, d’autre part par l’impression de ne pas pouvoir être légitimement protégé·e. Ce sentiment conditionne les pratiques spatiales des individus et montre bien que « citizenship works not only at the state level to assemble identities and position them variously in relation to discourses of “ belonging” and “ rights”, but also at the scale of everyday urban life9 » (Secor, 2004 : 353). La situation liminale caractéristique des personnes en exil qui se retrouvent dans une position d’entre-deux une fois dans le pays d’arrivée ne se limite pas aux contextes de relégation dans certains espaces, comme ceux des camps de réfugiés ou des centres de rétention (Wimark, 2019). Or, comme on le voit dans ces exemples, l’impact de cette situation sur la vie quotidienne influence directement la façon dont la sexualité minoritaire est vécue, en créant des obstacles à l’accomplissement de celle-ci selon les horizons d’attente que se fixent les individus. Le statut migratoire, influant ainsi sur le rapport à l’espace urbain, n’est pas étranger au processus de minorisation sexuelle.
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La précarité résidentielle, facteur d’isolement
Les enjeux autour de l’hébergement révèlent des dynamiques similaires. Une majorité de demandeur·se·s d’asile se retrouve dans des situations de grande précarité résidentielle en raison de l’insuffisance du dispositif d’accueil mis en place10. Certain·e·s dorment à la rue, parfois au 115 quand ils et elles réussissent à y avoir des places. D’autres réussissent à trouver des solutions plus ou moins temporaires comme par exemple un hébergement chez des particuliers, parfois en échange de services, un hébergement via des associations, ou encore une sous-location informelle, où, dans la majorité des cas, plusieurs personnes partagent une même chambre en échange d’un loyer de quelques centaines d’euros. Les places dans les structures d’hébergements institutionnelles ne sont quant à elles pas non plus dénuées de contraintes. Au-delà de leur diversité, les quelques situations ici énumérées ont pour caractéristique commune de placer les individus dans la situation où le logement ne permet pas d’avoir accès à un espace à soi. Dans la mesure où elle constitue un frein à la sociabilité, et donc, un facteur d’isolement, cette contrainte matérielle participe aussi de la minorisation sexuelle.
L’absence d’espace d’intimité peut tout d’abord compliquer la possibilité d’avoir des rapports sexuels, à l’instar de Rafi qui partage sa chambre avec trois autres hommes bangladais hétérosexuels, et qui m’a fait part à de nombreuses reprises de son agacement face à cette situation qui l’empêche d’accueillir des personnes rencontrées sur des réseaux sociaux gays. Au-delà de la question des rapports intimes, l’absence d’un réel espace à soi semble être un frein à la sociabilité de façon plus générale. Alors que l’association d’accompagnement représente un lieu majeur de rencontre pour tisser de nouveaux liens d’amitié, consolidés notamment par le partage d’expériences communes, la précarité résidentielle peut conduire à limiter les relations sociales :
« Bon, comme je te dis il y a certains, comme un exemple, j’ai une amie, elle est logée par une amie de son bénévole. Là, même si tu voudrais la voir, tu peux pas partir chez elle. Avec le froid aussi, et pour sortir vous vous rencontrez dans un parc pour échanger des paroles, tu peux pas. Donc là, le seul moyen c’est le téléphone. […] Tu peux pas partir chez elle, parce qu’elle est hébergée. Donc […] elle peut pas recevoir des invités là où elle est logée. Donc il y a tous ces problèmes-là. Donc c’est pour cela, hors des activités de [l’association] on peut pas avoir autre activité qui nous unisse. […] Mais des fois s’il fait beau, vous pouvez vous croiser […] Mais sinon vous pouvez pas vous voir. Notre problème c’est ça en fait. […] Moi j’ai, des fois, j’avais un parent ici, des fois je pars chez lui, des fois je suis logé par le 115, donc j’ai pas un endroit fixe ».
(Entretien avec Semiu, décembre 2018)
Si l’hébergement dans le dispositif institutionnel d’accueil constitue une situation plus stable, il ne permet pas toujours d’avoir accès un espace à soi, notamment dans les cas de chambres communes ou de structures aux règles de fonctionnement contraignantes.
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« Je discute avec Babacar, on en vient à parler du logement. Il loge pour l’instant dans une chambre d’hôtel, place qu’il a obtenue dans le cadre d’un dispositif d’hébergement d’urgence. Il m’explique être agacé par le système de fonctionnement de l’hôtel, qu’il y a trop de règles, qu’on lui interdit beaucoup de choses. Il doit être rentré au plus tard à une heure du matin, ce qui est contraignant pour lui quand il sort avec des amis le soir. Il n’a pas le droit de recevoir de visiteurs. Il me dit qu’avec toutes ces règles contraignantes, il en vient à comprendre pourquoi certains préfèrent trouver un logement ailleurs par eux-mêmes »11.
(Extrait de carnet de terrain, 9/03/2019)
On voit bien ici que « l’aide fournie au sein de ces structures s’accompagne d’un ensemble de mesures et de pratiques de surveillance et de contrôle qui limitent l’autonomie des personnes hébergées » (Kobelinsky, 2015 : 17). En constituant parfois un frein aussi bien aux relations amicales qu’aux relations intimes et de couple, cette restriction d’autonomie conduit, entre autres, à une dynamique d’isolement, du moins à de fortes contraintes pour les relations sociales. La précarité résidentielle influe sur la façon dont la sexualité minoritaire peut être vécue.
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Minorités sexuelles, ville et migration : dimensions spatiales de la minorisation
L’attention portée aux demandeur·se·s d’asile homosexuel·le·s en région parisienne a permis de complexifier l’image des grandes villes comme refuge des minorités sexuelles. Dans le cas d’individus faisant face à des phénomènes de marginalisation multiples, les ressources spécifiques qu’offrirait l’espace urbain s’avèrent parfois inaccessibles. La conception dynamique et intersectionnelle de la minorisation a permis de montrer que la minorisation sexuelle ne découle pas uniquement des rapports sociaux fondés sur la sexualité, mais d’une multitude d’autres rapports de pouvoir qui, en contribuant à marginaliser les individus sur d’autres critères, influent aussi sur la façon dont la sexualité minoritaire est vécue. Ici la dimension spatiale du processus de minorisation ne s’incarne pas dans un phénomène de relégation dans des espaces des minoritaires, mais dans un conditionnement des pratiques spatiales au quotidien. Adaptation du comportement en fonction de l’espace, mise à l’écart de certains lieux, auto-régulation des pratiques spatiales ou encore absence d’espace à soi, en sont autant de configurations. L’articulation de la sexualité avec le statut migratoire a aussi permis de montrer que les politiques migratoires participent également de la minorisation sexuelle. En effet, la précarité et le statut administratif découlant de la situation de demandeur·se d’asile façonnent quotidiennement les pratiques spatiales des individus, processus qui conduit aussi à contraindre la façon dont la sexualité minoritaire est vécue.
FLORENT CHOSSIÈRE
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Florent Chossière est agrégé de géographie et doctorant contractuel à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée au sein du laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs. Ses travaux articulent géographie des migrations et géographie du genre et des sexualités. Sa recherche doctorale porte sur les trajectoires socio-spatiales des personnes demandant l’asile en France au motif de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre.
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Couverture : Attente de l’ouverture de la permanence d’une association spécialisée dans la procédure d’asile aux motifs de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre à Paris (Chossière, 2019)
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Bibliographie
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Pour citer cet article : Chossière F., 2020, « Minorités sexuelles en exil : l’expérience minoritaire en ville à l’aune de marginalisations multiples », Urbanités, #13 / Minorités/Majorités, février 2020, en ligne.
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- Les organismes français en charge du traitement des demandes d’asile ne fournissent pas de statistiques sur les motifs des demandes. Il est donc difficile de quantifier cette demande particulière, mais les rapports associatifs donnent des indices de cette augmentation (Aides et ARDHIS, 2018). [↩]
- « Demandeur·se·s d’asile » renvoie aux personnes qui sont en cours de procédure de demande d’asile. « Réfugié·e » désigne les personnes à qui l’asile a été accordé. La réutilisation des catégories administratives et politiques dans l’analyse scientifique n’est pas sans poser question. Il ne s’agit pas là de valider les distinctions qu’elles réalisent, mais de mettre en valeur leurs conséquences et ce qu’elles produisent. Il est important de rappeler que toutes les personnes ne se reconnaissent pas forcément dans la catégorie « homosexuel ·le » ou ne s’y sont pas toujours reconnues. Pour cette raison, le recours aux notions de « minorité sexuelle » ou de « sexualité minoritaire » qui insistent sur le processus de minorisation, au-delà des catégories d’auto-désignation, sera privilégié dans la mesure du possible dans le texte. [↩]
- J’utilise le terme de région parisienne pour désigner l’espace sur lequel évolue un grand nombre de personnes que j’ai rencontrées. Celui-ci ne se limite pas à Paris, la majorité habitant en périphérie de la ville, mais Paris est souvent fréquentée pour de multiples raisons. Cette formulation me semble donc plus appropriée pour rendre compte d’un « espace vécu » (Frémont, 1976) aux contours qui ne correspondent pas aux limites administratives par exemple. [↩]
- Par « rapport négocié à l’espace », j’entends les pratiques spatiales particulières des individus telles qu’elles sont contraintes par des rapports de pouvoir, et adaptées, parfois quasi inconsciemment, pour y faire face. [↩]
- « Malgré la complexité de la notion, le terme espace gay ou espace queer suppose une cohérence et une homogénéité qui n’existent pas. L’apparence d’homogénéité masque des pratiques d’exclusion réalisées sur d’autres critères de différence ». Traduit par l’auteur. [↩]
- Pour garantir l’anonymat, tous les prénoms ont été modifiés. Pour les mêmes raisons, certains lieux précis ne sont volontairement pas nommés. [↩]
- Entretien réalisé en anglais, traduit par l’auteur. [↩]
- Le statut de demandeur d’asile n’autorise pas à travailler pendant les six premiers mois suivant l’enregistrement de la demande par l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides). Si au bout de ce délai, l’OFPRA n’a toujours pas rendu de décision sur la demande d’asile, la personne peut déposer une demande d’autorisation de travail salarié à la préfecture. L’Allocation pour Demandeur d’Asile (ADA), versée sous certaines conditions, s’élève à 6,80 euros par jour pour une personne isolée, auxquels s’ajoutent 7,40 euros par jour si aucune place en hébergement n’est proposée. [↩]
- « La citoyenneté ne fonctionne pas seulement au niveau étatique dans le rassemblement et le positionnement d’identités selon des discours d’“ appartenance ” et de “ droits ”, mais aussi à l’échelle de la vie quotidienne dans l’espace urbain. » Traduit par l’auteur. [↩]
- À titre d’illustration, ce sont seulement 42 % des personnes ayant déposé une première demande d’asile en 2018 qui se sont vues attribuées un hébergement dans le cadre du Dispositif National d’Accueil (CFDA, 2019). [↩]
- Les conditions matérielles d’accueil fournies par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration comprennent le versement de l’ADA et une orientation vers des lieux d’hébergement spécifiques. En cas de refus de loger dans un hébergement proposé dans ce cadre, le ou la demandeur·se d’asile perd également l’ADA. [↩]