#18 / Des « Réinventer » aux « Révéler » : recycler les lieux vacants pour donner une « place » aux acteurs locaux

Nicolas Bataille et Claire Gossart

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Dans les villes contemporaines, plusieurs phénomènes territoriaux conjoncturels ou structurels produisent des « restes urbains » : polarisation du marché immobilier, dévitalisation de certaines centralités industrielles, augmentation des charges et dégradation du bâti face aux prix de l’énergie, stratégies variées des propriétaires, délaissés des nouveaux projets urbains, etc. Ces « restes » correspondent à des lieux accueillant autrefois une intensité urbaine et occupant une fonction définie, qui deviennent des délaissés faute de persistance d’un usage suffisant. Le recyclage ou la « reconversion » de ces restes, usuellement qualifiés de friches, a été mis à l’agenda des politiques publiques depuis de nombreuses années dans la mesure où elles constituent des « marges de manœuvre » dans les processus d’aménagement urbain (Janin et Andres, 2008).

Parmi les outils à la disposition des collectivités pour gérer ces lieux, les Appels à Projets Urbains Innovants (APUI) occupent une place grandissante dans la sphère médiatique, professionnelle et scientifique. Ces instruments récents de politiques locales prennent la forme de démarches ponctuelles d’appels à projets sur des sites appartenant à la collectivité territoriale. Les villes sollicitent des groupements hétérogènes privés pour financer, mettre en œuvre des projets de transformation et d’occupation des emprises publiques choisies selon des objectifs génériques d’innovation (Béhar et al., 2018 ; Rio et al., 2019 ; Landon, 2020). Les équipes candidates doivent alors associer l’ensemble des acteurs au sein d’une réponse commune présentant un projet pour l’un des sites proposés : les investisseurs, les concepteurs et les gestionnaires ou occupants.

Ces processus témoignent d’une nouvelle manière d’aborder le recyclage dans la mesure où ils visent à faire rentrer ces sites délaissés dans un nouveau cycle de production et d’utilisation. Les exemples emblématiques des grandes métropoles, comme les « Réinventer » parisiens, représentent une forme spécifique de recyclage, parfois assimilée à la financiarisation : la marchandisation de ces biens par un processus spécifique de mise en concurrence aboutit en effet généralement à une vente de biens publics à des majors de l’immobilier privé. Ils ont été parfois critiqués tant pour l’innovation finalement produite d’une qualité variable que pour l’abandon au privé de communs publics (Landau, 2019).

Pour autant, et plus récemment, cette innovation de politiques publiques et de méthode urbanistique se décline et se transforme dans des appropriations locales aux enjeux inattendus. Cet article vise à interroger les appropriations et les effets de cet instrument dans des conditions originales : celles de villes ou communes faisant face à des contraintes (austérité, dévitalisation) et utilisant l’APUI dans une visée de développement local en dehors du marché immobilier et du portage potentiel de la charge financière qu’il représente.

Notre propos s’appuie sur une approche comparative à partir de matériaux variés : une enquête ethnographique menée dans le cadre d’un projet de recherche sur le cas grenoblois1 et l’analyse d’un retour d’expérience professionnelle d’une démarche conduite pour la ville de Saint-Dizier que nous mettrons en regard des cas franciliens à partir d’une revue documentaire transversale. Nous avons ainsi comparé le processus de recyclage, la typologie des sites mis au concours, les projets lauréats, la nature et le discours des acteurs, les effets recherchés et ses retombées. Précisons d’emblée le contexte urbain différent de ces trois villes. Paris est une métropole au rayonnement international de près de 11 millions d’habitants2) au marché immobilier tendu dont l’aménagement donne lieu à de grands projets urbains renommés. Ces derniers sont pris en charge à des échelles politico-administratives cristallisant de forts enjeux et des moyens importants. À une échelle plus modeste, Grenoble est une ville alpine de 160 000 habitants au centre d’une métropole moyenne de près de 450 000 habitants3). Deuxième métropole de la région Auvergne-Rhône-Alpes, elle est réputée pour son activité scientifique et technologique qui attire de jeunes actifs diplômés et étudiants. Quelques opérations notables l’inscrivent dans l’urbanisme par projet usuel depuis les années 1990 (Presqu’île scientifique et la Caserne de Bonne par exemple). Enfin, Saint-Dizier est une ville de 23 000 habitants (dans une agglomération de 56 000 habitants)4) qui connait une décroissance démographique constante depuis la fin des années 1970 (37 000 habitants en 1975, -baisse de 9,49 % entre 2014 et 2020 selon l’INSEE). Cette ville au passé industriel marqué (métallurgie notamment) a pâti de la désindustrialisation des dernières décennies aboutissant à un contexte économique et démographique plus contrasté. Elle a exporté et contribué à l’esthétique urbaine de Paris à travers son savoir-faire en matière de mobilier urbain en fonte d’art (marquises du métro, fontaines et édicules).

Dans ces contextes, le point commun de ces démarches réside dans la mise en valeur de plusieurs lieux vacants ou sous-utilisés dans une démarche de consultation limitée dans le temps. Deux originalités sautent d’emblée aux yeux dans les cas de Saint-Dizier et Grenoble : le caractère patrimonial des sites mis au concours et la mobilisation significative d’acteurs locaux pour leur faire une place dans le dispositif et dans la ville. Nous montrerons ainsi comment ces démarches de recyclage de lieux vacants constituent également une opportunité de conduire une action publique en faveur du vivre-ensemble pour les villes au marché immobilier moins dynamique. Au-delà de la valorisation économique de ces restes, ces processus spécifiques similaires aux APUI donnent ainsi lieu à des valorisations symboliques, matérielles et politiques nouvelles.

1. Synthèse des deux démarches observées (N. Bataille et C. Gossart, 2023)

Des sites patrimoniaux emblématiques sous-utilisés comme restes urbains à valoriser

De quelle nature sont les restes pris en charge et valorisés par ces nouvelles manières de faire la ville sur la ville ?

Des sites de taille réduite, un immobilier difficilement valorisable ?

Le point commun des démarches étudiées est de mettre la lumière sur des sites vacants ou considérés comme sous-utilisés en vue de leur transformation. Les appels à projets parisiens ont porté sur des typologies très variées de sites allant d’une emprise réduite à des surfaces très importantes (figure 2). En particulier, les appels métropolitains (IMGP5 1 et 2) concernaient des fonciers particulièrement vastes et ont donné lieu à des propositions de projets d’ampleur dont les perspectives ont alimenté les dossiers de presse. En miroir, les déclinaisons de Grenoble et Saint-Dizier ont porté sur des emprises bien plus réduites : pour Grenoble, six sites de 272 m² à 4 255 m² et de 81 m² à 8 118 m² pour Saint-Dizier. Au regard des mètres carrés concernés, il semblerait d’ailleurs plus juste de parler d’appels à projets immobiliers innovants que d’appels à projets urbains innovants6. Si certaines éditions parisiennes proposaient déjà des bâtiments, les éditions régionales se limitent presque exclusivement à des bâtiments aux tailles parfois très réduites.

Cette focalisation sur de petits sites interpelle et s’explique probablement par l’historique des démarches : elles proviennent toutes deux d’une démarche de rationalisation de l’immobilier public visant à dégager des marges de manœuvre budgétaire dans un contexte d’austérité urbaine7). Ces dernières ont été conduites dans un cadre aboutissant à un schéma directeur immobilier visant à gérer les propriétés foncières de la collectivité comme des actifs : c’est-à-dire à optimiser le patrimoine public grâce à une stratégie prospective visant à mettre en adéquation un besoin d’espace avec le parc immobilier et à organiser sa gestion comptable et financière. Avec ce prisme particulier, les bâtiments aux petites surfaces apparaissent comme des restes difficilement valorisables dans une opération immobilière classique, et l’appel à projets apparaît comme un outil propice pour les gérer.

2. Taille des sites proposés au concours dans les APUI (2014-2020) : maximum, médiane et minimum (N. Bataille et C. Gossart, 2023)

Un caractère patrimonial pour des sites complexes

Outre la taille des sites mis au concours, les cas bragards et grenoblois se distinguent par la qualité patrimoniale – au sens historique et architectural – des biens choisis par les organisateurs. Sans être toujours classés ou inscrits au titre des monuments historiques, les bâtiments représentent toujours des pièces remarquables du patrimoine architectural et urbain de la ville, ancien ou plus récent. Dans le cas grenoblois, la dimension patrimoniale apparaît clairement dans les documents de présentation qui parlent de « valorisation patrimoniale » ou de « bâtiments patrimoniaux emblématiques » ou dans le discours de ses tenants qui évoquent volontiers des « pépites » qui ont « fait l’histoire de la ville » (entretien avec l’élue chargée de la démarche, 2020) Les lieux proposés représentent le patrimoine civil et architectural (une maison de maître du XVIIIe siècle), religieux (un couvent avec son cloître du XVIIe siècle), militaire (un pavillon d’une caserne du XIXe siècle) ou plus contemporain (une piscine Iris du XXe siècle). Parmi les six sites mis au concours, quatre sont considérés comme un patrimoine remarquable et bénéficient d’une protection au titre des Sites Patrimoniaux Remarquables et l’un d’eux est inscrit aux Monuments Historiques. Un autre bénéficie d’une protection patrimoniale dans le PLUi8).  Le dernier site, s’il ne bénéficie pas de tels dispositifs, est cependant une piscine Iris, modèle provenant du même programme que les piscines Tournesol9 et se situe dans le quartier de la Villeneuve, ensemble architectural qui est labellisé Patrimoine du XXe siècle. À Saint-Dizier, les participants devaient plancher sur 10 lieux, dont la plupart font partie du patrimoine bâti, marqueur de l’histoire du centre-ville. Parmi eux, on compte les Anciennes Halles en cours de réhabilitation, la cour d’une ancienne école d’arts plastiques qui accueillait autrefois un couvent, la Maison Napoléon située dans la rue commerçante et témoignant du passage de Napoléon sur le territoire ou encore le bâtiment ex-France Télécom qui fait partie d’un patrimoine industriel plus récent, mais tout aussi remarquable dans le paysage urbain. Des bâtiments assez centraux qui ont trouvé des échos dans les souvenirs évoqués lors de la concertation par les plus anciens participants. La Mairie – à travers cette sélection – affiche ainsi l’objectif que ces lieux peuvent devenir de nouveaux communs en donnant le droit de cité à l’innovation citoyenne et en laissant des collectifs locaux se réapproprier ces lieux. Un document interne formule ainsi l’objectif : « Donner un souffle à des bâtiments emblématiques de Saint-Dizier ».

Le caractère patrimonial des sites n’est pas anodin : il ajoute à la complexité des projets de transformation et rend le site particulièrement difficile à faire muter dans le cadre d’une cession classique. L’équilibre financier serait en effet incertain, et fait du recours au marché (par la vente) une piste de mutation difficilement envisageable pour rationaliser ce patrimoine immobilier sous-utilisé. Dans ce contexte, l’appel à projets représente un levier de valorisation précieux qui s’ajoute à la panoplie classique de la gestion immobilière publique.

Des sites centraux ouverts sur l’espace public

Enfin, ces sites entretiennent un rapport spécifique à l’espace public et à la ville : ils sont tous susceptibles d’animer une centralité par une ouverture sur l’extérieur. C’est la raison pour laquelle ce type d’appels à projets intéresse de plus en plus les villes labellisées Action Cœur de Ville ou Petites Villes de Demain ayant des objectifs clairs de revitalisation et d’occupation d’une fonction de centralité au sein d’un territoire élargi. La dénomination choisie des 10 sites pour Révéler Saint-Dizier est caractéristique : ils sont estampillés « lieux pivots » (documents internes, 2021). Leur caractère central et décisif dans la perception et la qualité du cadre de vie et de l’espace public a en effet beaucoup joué dans leur sélection.

3. Carte des lieux concernés par la démarche Révéler Saint-Dizier (revelersaintdizier.fr, 2023)

 

À Grenoble, la sélection initiale des sites relève davantage d’une gestion patrimoniale de l’immobilier public amenant à traiter les sites de manière isolée sans considération de leur implantation à l’échelle de la ville. Pour autant, l’ambition donnée par l’APUI marque le pas et entend donner une dimension proprement urbaine aux projets de transformation. Les équipes en charge de l’opération assurent vouloir ouvrir ce patrimoine aux Grenoblois en proposant « des programmes qui soient en lien avec le quartier » (entretien avec le responsable de l’immobilier municipal, 2020). Elles ont tout particulièrement conscience que « la renaissance d’un lieu […] peut avoir des effets d’entraînement sur la rue, sur de l’animation, sur la fréquentation des bars ». Selon une responsable de la Ville, « ça, c’est vraiment de l’urbanisme, c’est du projet urbain. Ce n’est pas du tout de l’immobilier, en fait. » (Entretien avec le responsable de l’immobilier municipal, 2020). C’est ainsi que sur la piscine Iris, le technicien en charge de l’APUI a par exemple incité les candidats à des « synergies avec le quartier » à partir des « besoins particuliers du QPV10 » ou de « liens physiques » (compte-rendu de réunion, 2021). Si bien que des élus chargés du dossier considèrent que ces lieux doivent être « des foyers d’une activité sociale » ou constituer « une revalorisation de ce qui appartient à la ville, pour pouvoir faire dans des confettis un peu partout dans la ville, avec des projets » (entretien avec un élu, membre du comité de sélection de l’APUI, 2020). Ces projets permettent d’établir des points d’animation et de rayonnement au sein de leur quartier et sont à ce titre suivis par les professionnels de l’urbanisme au sein du service Urbanisme de la collectivité, davantage que le service Immobilier.

Un urbanisme de la petite échelle, en dehors du marché immobilier

Au prisme des sites choisis, ces démarches interviennent ainsi à rebours de la grande fabrique urbaine reposant sur de vastes projets urbains se déroulant sur des emprises importantes à la programmation pensée avec une cohérence globale. Cette méthode de recyclage urbain apparaît comme un pointillisme urbain ou un urbanisme de la petite échelle qui transforme la ville par des interventions programmatiques ponctuelles et interstitielles. Ce processus de transformation se démarque de ce fait d’un geste aménageur global et cohérent sur une grande emprise impliquant une restructuration socio-spatiale lourde. Les caractéristiques spécifiques de ces sites (petite taille, enjeu patrimonial) excluent de facto les opérateurs immobiliers comme seuls investisseurs financiers tant la complexité des sites ne permet pas un projet économiquement viable par le seul recours aux acteurs et mécanismes de marché.

Les cas de Grenoble et Saint-Dizier s’éloignent ainsi quelque peu du modèle parisien en s’affranchissant du concept de « bouquet japonais ». Le concept consistait à mettre au concours des fonciers à la grande qualité avec des sites plus complexes au sein du même appel à projets. L’idée était d’attirer la lumière sur l’ensemble à grands frais de communication et de marketing, et que les sites les moins attractifs bénéficient d’un effet d’entraînement grâce à cet appel à projets groupé entre plusieurs sites. Pour parvenir à attirer les investisseurs privés, la stratégie parisienne, mise au point par Jean-Louis Missika, alors adjoint à la mairie chargé de l’urbanisme et du développement économique, était ainsi d’offrir aux équipes candidates un « bouquet japonais » selon sa propre métaphore. À Grenoble et Saint-Dizier, il n’y a pas vraiment de grands sites attractifs qui attirent l’attention au profit d’autres sites plus complexes.

Si ces démarches bragardes et grenobloises se passent de cette technique, c’est qu’elles ne visent pas à utiliser le strict marché immobilier comme levier de transformation. Les sites choisis apparaissent bien trop complexes au regard de la faible vivacité de l’immobilier local selon les acteurs locaux – et comparativement au contexte parisien. Dans ces villes moyennes, les espaces mis à recycler représentent bien davantage des sites spécifiques au fort caractère patrimonial que les collectivités entendent ouvrir sur l’espace environnant et aux différentes catégories d’habitants plutôt qu’une simple opération de plus-value financière pour équilibrer un budget municipal en berne.

Le mécanisme de valorisation : événementialiser et mutualiser pour animer le jeu d’acteurs locaux ?

Une fois les lieux à recycler identifiés, de quelle manière s’est opérée la valorisation de ces sites ? Deux modalités principales apparaissent comme des fondements de ces démarches : l’événementialisation et la mutualisation. L’appropriation spécifique de ces méthodes d’APUI à Grenoble et à Saint-Dizier oriente résolument la démarche vers des objectifs liés à l’écosystème local d’acteurs davantage que des objectifs purement urbains ou immobiliers.

L’événementialisation, communiquer pour attirer qui ?

En premier lieu, à Saint-Dizier comme à Grenoble, la démarche s’est organisée autour d’une forme d’événementialisation. Autrement dit, le processus de mise en projet a été ponctué d’événements auxquels différents publics étaient invités et a donné lieu à une publicité et des actions de communication importantes et limitées dans le temps. À Grenoble, la démarche Gren’ de projets, calquée sur les modèles parisiens, file la métaphore végétale et comporte deux jalons principaux : un événement de « pollinisation » et un événement de « fertilisation » (selon les documents de présentation de la démarche). Le premier lors de la première phase se déroule à la mairie et « ouvre ses portes à une variété d’acteurs qui seront invités à échanger, constituer et/ou renforcer les équipes de manière pluridisciplinaire » (selon les mêmes documents). La seconde était prévue après la première phase de sélection pour permettre aux équipes présélectionnées de tester leur projet auprès de personnalités qualifiées. À l’issue de la sélection, les équipes lauréates ont été invitées à présenter leur projet lors des Biennales de la Transition organisées à Grenoble en mars 2021. À Saint-Dizier, la démarche événementielle est plus ambitieuse et s’articule autour d’un véritable processus d’animation participative. Elle s’est d’abord structurée autour de différents dispositifs à l’adresse d’un public assez large : focus-groups, portes ouvertes, consultation citoyenne, marathon créatif, etc. Puis, cette démarche endogène s’est ouverte progressivement à un public extérieur avec des événements de communication importants auprès de porteurs de projets locaux, voire régionaux, et auprès d’un panel d’investisseurs et d’exploitants d’équipements culturels, hôteliers, commerciaux de l’échelle nationale. Cette ouverture a d’ailleurs été orchestrée par la mobilisation d’acteurs locaux appelés à raconter leur territoire, leurs projets et leurs envies d’évolution de leur ville et de ses différents lieux pivots au théâtre de Saint-Dizier avec la venue de la ministre de la Cohésion des Territoires, Jacqueline Gourault.

4. Schéma du processus de Révéler Saint-Dizier (ville de Saint-Dizier, décembre 2020)

5. Schéma du processus de Gren’ de Projets (mairie de Grenoble, 2017)

À y regarder de plus près, la nature communicationnelle (par voie de presse, organisation d’événements, publicité, etc.) de cette valorisation symbolique (mais qui a des effets économiques !) est commune avec le cas parisien, en particulier dans le cas grenoblois qui s’inspire largement des appels franciliens. Pour autant, dans les cas non parisiens, les événements et la communication apparaissent avec une tonalité spécifique. Comme dans les appels parisiens, l’objectif est clairement d’attirer les investisseurs et les acteurs de l’innovation urbaine par la mutualisation de la communication (dans la veine du « bouquet japonais »). Cependant, à Grenoble comme à Saint-Dizier, les démarches sont aussi clairement tournées vers le jeu d’acteurs spécifiquement locaux. Cette visée se retrouve dans le vocable utilisé. Le mot « Révéler » sert d’intitulé à Saint-Dizier alors qu’à Grenoble la plaquette de présentation explique que l’appel vise « à faire revivre ces bâtiments, à les faire redécouvrir aux Grenoblois ». La valorisation des restes urbains s’adresse non pas aux seuls acteurs de marché, mais également aux habitants qui sont invités à découvrir les qualités patrimoniales de leur ville. Cette volonté d’ouverture de sites et de valorisation événementielle se retrouve dans le choix des projets lauréats qui comprennent tous un programme prévoyant l’accueil d’événements ou d’usages grand public (par exemple des spectacles et concerts pour le foodcourt de l’Orangerie à Grenoble, ou les Halles à Saint-Dizier). Si ces démarches cherchent à réhabiliter des lieux, ils doivent l’être dans une visée d’animation de l’espace public à destination des habitants.

La mutualisation pour un croisement d’acteurs

Cette vocation à animer se retrouve dans l’autre versant de la démarche de valorisation qui passe par la mutualisation. Dans ces démarches d’APUI, la mutualisation est un objectif majeur pour créer des synergies entre acteurs. Elle se traduit par des programmes mixtes permettant de mutualiser des lieux entre différents usages (le désormais classique tiers lieu), mais aussi par une mutualisation de compétences entre acteurs variés au sein des projets. À l’instar de Paris, elle relève d’une représentation classique du management de l’innovation selon laquelle la créativité émerge du croisement des points de vue. Pour autant, dans les deux cas sur lesquels nous nous focalisons, la mutualisation d’un lieu ou d’un projet entre différents acteurs vise également un autre objectif : favoriser les rencontres entre acteurs locaux pour dynamiser l’écosystème local. À Saint-Dizier, l’objectif est clairement affiché sur le site de la démarche : « Fédérer les forces vives de notre territoire ». À Grenoble, l’élue chargée de Gren’ de projets explique : « on voulait surtout arriver à ce que des parcours, des porteurs de projets se croisent au travers de cet appel à projets » et « faire se rencontrer » des individus, des associations, des acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire et ceux qui ont des financements (entretien avec l’élue, 2020). Au-delà des objectifs purement immobiliers ou urbanistiques, les démarches grenobloises et bragardes manifestent ainsi une attention importante au vivre-ensemble et se dotent d’un objectif majeur de cohésion sociale au-delà des visées spatiales.

Des retombées variées : spatial ou social ?

L’analyse comparée montre toutefois des différences entre la cité alpine et la cité bragarde. À Grenoble, l’aspect événementiel, calqué sur les éditions franciliennes, a été modeste. Les retours sur ces événements recueillis en entretien apparaissent d’ailleurs assez mitigés tant les projets lauréats relèvent de coopérations plus anciennes entre les acteurs ou de projets ayant germé dans d’autres contextes (par exemple lors des budgets participatifs). D’ailleurs, la démarche relève d’un pilotage double entre la vice-présidence au patrimoine et la vice-présidence aux associations montrant ainsi l’objectif explicite de fournir des ressources spatiales à un écosystème local considéré comme riche et fourni. L’élue responsable affirme d’ailleurs sa satisfaction du panel de lauréats finalement retenus qui « symbolisent très bien la diversité économique, sociale, innovante que l’on trouve sur notre territoire » (entretien avec une élue, 2020). À Grenoble, l’écosystème est déjà préexistant et riche, la démarche vise à l’animer pour le faire perdurer.

6. Illustrations des 4 sites et leur projet à Grenoble (grenoble.fr, 2023)

7. Les deux sites infructueux de Gren’ de Projets : l’ancien Musée de peinture et la piscine Iris (grenoble.fr, 2023)

La cité bragarde se trouve dans une situation bien différente. Suite à la désindustrialisation, le territoire a connu un déclin urbain (Béal et al., 2022). De ce fait, tout l’écosystème local entrepreneurial et citoyen doit pouvoir se reconstruire et incarner le projet urbain à venir sur le centre-ville. Et c’est à travers la démarche Révéler que ses instigateurs ont souhaité allier aménagement et cohésion sociale. L’enjeu de dynamisation du jeu d’acteurs local est tel qu’il prime sur l’objectif spatial. De la sorte, ce concours d’idées sur des sites sous-utilisés n’a pas donné lieu à un APUI en bonne et due forme comme prévu initialement. La consultation sous forme d’un concours avec un règlement a laissé place à un marathon créatif suivi d’ateliers animés avec des acteurs variés selon différents formats pour enclencher la mutation des sites et favoriser les rencontres. À Grenoble, la piscine Iris a connu également un tel sort : le projet s’est poursuivi avec un accompagnement important de la mairie et de la métropole et en dehors du cadre strict de l’APUI.

Dans tous les cas, pour reprendre une antienne souvent entendue dans ces milieux professionnels « le processus compte autant que le résultat ». L’aspect performatif de ces démarches sur la structuration des acteurs importe autant voire davantage que la transformation bâtimentaire des lieux. La Ville de Saint-Dizier, à la suite de la démarche citoyenne et du rendez-vous avec les investisseurs, s’est néanmoins confrontée à une difficulté à basculer dans l’opérationnel, avec des moyens d’ingénierie limités conjugués à une nécessité de déclinaison accompagnée. En effet, à Saint-Dizier, il ne suffit pas de mettre en lumière par une opération de communication les potentialités pour que le marché suive derrière. L’opération n’a finalement pas débouché sur un APUI, mais sur des partenariats avec des exploitants et opérateurs immobiliers souhaitant se tester sur le marché de la ville moyenne. C’est le cas de MUSE – musée d’expositions numériques immersives – installé dans une ancienne salle des fêtes, à l’initiative de la Réunion des Musées Nationaux et avec le soutien du Grand Palais Immersif. Des prises de parole et présentations lors du MIPIM11) à Cannes ou encore à travers des articles pour inciter certains opérateurs à discuter en bilatéral ont eu lieu et ont ouvert le champ des possibles pour cette ville moyenne. Elle joue ainsi le jeu de la recherche d’attractivité par une mise en scène de son dynamisme dans des arènes bien documentées (Guironnet, 2022). Ces dernières interventions ont d’ailleurs permis de mettre un coup de projecteur sur le recrutement d’une équipe d’ingénierie chargée du projet urbain du cœur de ville. Un groupement de maîtrise d’œuvre urbaine a été sélectionné en fin d’année 2022 et sera chargé de travailler sur un projet urbain d’ensemble, avec des indications quant aux montages juridiques et financiers possibles pour la mise à disposition, la cession ou la location de ces différents lieux. Au-delà des effets médiatiques exogènes autour du projet urbain, la Ville emprunte les codes de l’urbanisme temporaire en renforçant considérablement ses dispositifs d’animation (culturelle et sportive) sur l’espace public : elle a pérennisé sur des espaces plus contraints le dispositif événementiel déployé de l’opération Révéler. Ces dispositifs peuvent être aussi bien événementiels (la plus grande terrasse de France L’Aristide), mais également infrastructurels (parcours de design actif à la sortie des écoles, dans les parcs, murs d’escalade le long de l’enceinte du château, pistes d’athlétisme sur les trottoirs) qui conditionnent aujourd’hui le parcours des usagers du quotidien.

8. Exemple de sites à Saint-Dizier (de gauche à droite et haut en bas) : la tour Miko, le Pensionnat, l’Écluse, la Maison Blanche (révéler.saint-dizier.fr, 2023)

Des Réinventer aux Révéler : une transformation des outils de la fabrique urbaine

Trois idéaux-types, la gamme des Réinventer aux Révéler

La comparaison de ces deux démarches, et leur examen à l’aune des expériences parisiennes, dessine des déclinaisons variées des APUI, ou plutôt des démarches de concours d’idées et de projets autour de lieux vacants. Il semble que plus l’attractivité d’une ville est en berne, moins le marché immobilier apparaît comme un recours possible pour traiter le patrimoine public. Les effets spatiaux des projets lauréats, difficiles à évaluer à ce stade, semblent relever davantage d’une génération ponctuelle de flux d’usagers dans un quartier plutôt qu’un changement infrastructurel massif. En revanche, le recyclage de ces lieux vacants apparaît d’autant plus comme des prétextes à l’animation et la dynamisation des jeux d’acteurs locaux. À ce titre, le cas grenoblois apparaît au milieu du gué. Si bien qu’on peut dessiner trois idéaux-types de ces démarches dont la gradation se traduit dans le changement de vocable : « Réinventer » pour les démarches visant à innover sur du foncier public à « Révéler » pour montrer l’importance de l’ouverture de ces centralités potentielles comme point d’animation de la vie locale (cf. figure 6 pour une synthèse).

9. Tableau des 3 idéaux-types d’APUI (N. Bataille et C. Gossart, 2023)

Donner une place aux acteurs locaux ou le retour des villes face au marché ?

L’urbanisme contemporain connait des changements majeurs. En particulier, l’injonction à la sobriété foncière s’impose désormais et s’est traduite dans la loi par l’objectif de Zéro Artificialisation Nette. À ce titre, les délaissés du marché immobilier ou les espaces restants sous-utilisés concentrent l’attention des pouvoirs publics qui doivent répondre aux besoins des habitants sans consommer plus d’espace non-urbanisé. De nouvelles compétences, de nouveaux outils et de nouvelles méthodes voient le jour pour répondre à ce mot d’ordre et inventer des manières de recycler ces restes. Parmi la panoplie des nouvelles modalités utilisables, les appels à projets portant sur plusieurs lieux, communément appelés APUI, ont le vent en poupe.

Dans un contexte de privatisation de la ville (Baraud-Serfaty, 2011), ils ont parfois été décriés pour la trop grande place laissée aux intérêts du privé et à ses aspirations marchandes. Le recours au marché privé est une piste particulièrement scrutée pour répondre aux contraintes budgétaires dans un contexte d’austérité publique. Les deux exemples analysés dans cet article montrent qu’il s’agit en réalité d’un outil multiforme laissant la place à des adaptations variées. En particulier, les exemples de Grenoble et Saint-Dizier montrent que ces outils ne constituent pas un recul de l’action publique au profit du marché. Au contraire, pour ces villes qui ne bénéficient pas d’un marché immobilier aussi attractif que celui de la capitale, cet outil de l’APUI constitue un levier majeur d’animation des jeux d’acteurs locaux. L’intervention publique consiste alors bien davantage à capturer (Dubuisson-Quellier, 2017) les capacités d’investissements marchands exogènes au profit des projets endogènes. Pour ces municipalités, l’outil ne vise pas seulement à faire muter des restes urbains, mais plutôt à donner une place aux acteurs locaux, dans les deux sens du terme. Il s’agit non seulement de leur accorder une place centrale dans le processus de transformation, mais également de miser sur l’ouverture des lieux pour en faire des centralités vectrices d’animation locale et d’usages variés. L’enjeu social l’emporte ainsi sur l’enjeu spatial tant et si bien qu’à Saint-Dizier, l’APUI n’a pas abouti dans la forme d’un concours ou d’une consultation proprement dite. L’orientation du processus vers les ressources endogènes d’un territoire à (re)vitaliser explique ainsi le glissement sémantique de « Réinventer » vers « Révéler » : il ne s’agit pas d’innover à tout prix pour positionner la ville sur l’échiquier concurrentiel national ou international, mais plutôt de donner à voir aux acteurs locaux les potentialités du territoire. De cette manière, de tels procédés apparaissent particulièrement propices pour des territoires plus marginaux que les grandes métropoles. À cet égard, les communes rurales sont de plus en plus nombreuses à s’intéresser à ce type d’outil, depuis Réinventer Rural à Nozay en 2019 jusqu’à des démarches type Révéler en cours de développement à Rouillac ou Ballon Saint-Mars.

La plasticité et l’intérêt de ces démarches de recyclage pour l’action publique locale n’en font pas pour autant des moteurs centraux de l’urbanisme actuel et interrogent sur leur place dans le développement territorial. Certes, elles concentrent une forte attention médiatique, liée à une modalité intrinsèque à ce type de démarche visant à événementialiser Toutefois, elles concernent des quantités marginales d’espaces en mutation, ces fameux restes, des fonciers ou bâtiments si difficiles à faire muter que le marché s’en détourne. Est-ce à dire qu’en dehors des espaces dignes d’intérêt pour le marché globalisé, il ne reste que les miettes à se disputer entre acteurs locaux ?

NICOLAS BATAILLE ET CLAIRE GOSSART

 

Nicolas Bataille est sociologue et urbaniste, docteur en études urbaines et chercheur associé au laboratoire AAU (équipe CRENAU). Il travaille sur la fabrique urbaine, territoriale et environnementale et plus particulièrement sur la question du lien entre technique et politique, transition et organisation sociale, décision et participation, mais aussi sur les changements dans le travail des professionnels de l’aménagement et le rapport public-privé. Il est également chef de projet au sein du cabinet de conseil associatif Auxilia.

nicolas.bataille@crenau.archi.fr

Claire Gossart était cheffe de projet au sein du cabinet de conseil associatif Auxilia entre 2019 et 2023, diplômé de Sciences Po Lyon. Elle s’intéresse aux nouvelles méthodologies de collaboration entre les collectivités et leur tissu économique local et aux modes de faire dans la fabrique de la ville pour pouvoir relocaliser ses filières. Elle accompagne les collectivités locales dans diverses démarches de revitalisation et de mobilisation citoyenne autour de la requalification de lieux patrimoniaux ou en friches.

claire.gossart@hotmail.fr

Bibliographie

Béal V., Chauchi-Duval N. et Rousseau M. (dir.), 2021, Déclin urbain : la France dans une perspective internationale, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 480 p.

Béhar D., Bellanger E. et Delpirou A. (dir.), 2018, « La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants », dossier spécial sur les appels à projet urbains innovants, Métropolitiques.

Baraud-Serfaty I., 2011, « La nouvelle privatisation des villes », Esprit, Mars/avril (3‑4), 149‑167, en ligne.

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Guironnet A., Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Ronchin,  Éditions Les Étaques, 2022, 208 p.

Landau B., 2019, « La maîtrise d’ouvrage urbaine en question, portée et limites des APUI (appels à projets urbains innovants) », Tous urbains, 25(1), 39‑45, en ligne.

Landon A., 2020, « L’appel à projet, nouvel outil des politiques publiques pour favoriser l’innovation et l’expérimentation » ? in L. Dousson et K. Mamou (dir.), Participation et innovation sociale dans la fabrique de la ville, Montpellier, Éditions de l’Espérou, 45‑53.

Janin C. et Andres L., 2008, « Les friches : espaces en marge ou marges de manœuvre pour l’aménagement des territoires ? », Annales de géographie, 663, 62-81, en ligne.

Rio N., Josso V. et Gréco L., 2019, « Réinventer » les villes : Effet de mode ou vraie transformation ? Paris, PUCA, 62 p, en ligne.

Ségas S., 2016, « Les usages politiques de “ l’effet ciseaux ” budgétaire », Métropolitiques.

Couverture : cœur de ville de Saint-Dizier (révéler.saint-dizier.fr, 2023)

-P

Pour citer cet article : Bataille N. et Gossart C., 2024, « Des “Réinventer” aux “Révéler” : recycler les lieux vacants pour donner une “place” aux acteurs locaux », Urbanités, #18 / Halte à l’urbanisation obsolescente programmée, mars 2024, en ligne.

  1. Projet GrinnUrb, financement ANR-15-IDEX-02, Université Grenoble Alpes, laboratoire PACTE. []
  2. Source : INSEE (unité urbaine, 2020 []
  3. Source : INSEE (2020 []
  4. Source : INSEE (2020 []
  5. Inventons la Métropole du Grand Paris []
  6. Comme le suggère d’ailleurs l’agence Urbanova sur « Réinventer Paris » : http://urba-nova.com/apui-art-2/ []
  7. Certains chercheurs parlent « d’effet ciseaux » budgétaire (Ségas, 2016 []
  8. Plan Local d’Urbanisme intercommunal (PLUi []
  9. Programme emblématique des Trente Glorieuses, « 1000 piscines » est lancé en 1969 par le gouvernement pour favoriser l’apprentissage de la natation. Près de 700 piscines ont été construites selon un modèle industrialisable à l’architecture particulière. []
  10. Quartier prioritaire de la Politique de la Ville, à proximité du site en question. []
  11. Marché International des Professionnels de l’Immobilier (MIPIM []

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