#3 / Éléments pour une jouissance spatiale

Rachel Tricon

L’article de Rachel Tricon au format PDF


Aujourd’hui, avec une densification de ses activités, Paris cherche à se renouveler dans les limites d’un maillage urbain de plus en plus resserré. Dans ce contexte fortement soumis aux espaces normalisés, on observe combien les corps tentent de trouver leurs plaisirs dans les interstices urbains. Les plaisirs urbains prennent forme dans des systèmes corps / espace / temps intervenant dans le rapport entre individus et ville. Entendons par le terme « individu » des corps dotés de capteurs sensoriels, émotionnels, culturels et intimes, et la ville comme un espace social et physique. Ces plaisirs spatiaux urbains sont dès lors liés à l’appropriation d’un espace par un individu, par l’investissement possible d’un lieu de manière temporaire ou plus durable.

Le milieu de la ville a été, depuis Haussmann, largement homogénéisé. Il est fortement réglementé par de nombreux textes de lois établis par des politiques d’aménagements sous la direction successive des ministères (entre autres de la santé, de la sécurité et de l’intérieur, de l’environnement, des transports, du logement, etc.), des maires, ainsi que d’autres acteurs des projets urbains. Cet ensemble d’intervenants détenant les pouvoirs a cadenassé la réglementation urbaine. Le groupe d’architectes Crimson Architectural Historians, basé à Rotterdam a défini l’ensemble de ces règles urbaines, foncières, financières, comme le « Org-ware » de l’urbanisme et de l’architecture, qui précontraint tout projet avant même d’être envisagé.

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Interdiction d’accès et d’usage dans l’espace public de la ville (Tricon, 2013)

Interdiction d’accès et d’usage dans l’espace public de la ville (Tricon, 2013)

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Dans un désir de contrôler les flux de personnes, de maîtriser l’accès des espaces publics, réservés, ou privés, de hiérarchiser et d’organiser les espaces de la ville, les pouvoirs décisionnels ont favorisé un formatage global des espaces et, plus important encore, des pratiques individuelles. La privatisation et la limitation de l’espace public ont inexorablement normalisé le territoire. Cette privatisation des espaces, en plus de réduire la zone de praticité de l’espace de la ville, agit directement sur la morphologie, faisant reculer l’idée d’une ville des plaisirs et des libertés, comme l’explique Françoise Fromonot, architecte et critique : « Elle prend d’abord une forme immédiate, de plus en plus flagrante, que chacun peut constater au quotidien : la soustraction au public, sous des prétextes essentiellement sécuritaires, d’espaces autrefois accessibles à tous. On construit des « îlots ouverts », mais on les ferme par des grilles ; on résidentialise le sol de leurs cours ou des espaces verts des grands ensembles rénovés, ce qui en condamne les usages partagés ; les lotissements fermés (gated communities) tendent à devenir un modèle résidentiel de plus en plus prisé, etc., etc. L’accessibilité et la jouissance de toutes sortes d’endroits, qui étaient des espaces communs, tendent à se réduire » (Fromonot, 2012).

La multiplication de règles, liées à la morphologie et aux pratiques des espaces, a permis à la dimension institutionnelle de l’architecture et de l’urbanisme d’infiltrer la majorité des espaces de la ville.

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La maîtrise des pratiques spatiales : « Org-ware », « Software », « Hardware »

Dans tous les projets ou rénovations urbaines, l’intervention des acteurs politiques de la ville est systématique. Cette omniprésence des instances réglementaires de la ville n’est pas sans conséquences sur la standardisation des morphologies spatiales et des types de programmes (commerces, culturel, social, etc.) qui forment notre ville. Trois notions empruntées au champ de l’informatique, permettent de comprendre les forces qui interviennent et qui façonnent nos espaces urbains : le « Org-ware », processus politique et organisationnel qui est à l’origine de toutes opérations immobilières de la ville, le « Software », dimension institutionnelle de chaque programme qui définit l’ensemble des codes sociaux et les règles d’usage, et enfin le « Hardware », dimension physique et matérielle des espaces qui détermine les pratiques spatiales de la ville. Chacune de ces notions influe directement sur la suivante dans le processus de formation de la ville. Cette dernière devient bien souvent un espace homogène où la morphologie des espaces est de plus en plus uniformisée, amenant à une codification et une normalisation de nos usages individuels dans la ville.

Inconsciemment notre pratique de l’espace urbain ne résulte pas de notre propre sensibilité spatiale et sociale (des plaisirs orientés vers des espaces en particulier), mais de la volonté politique. De manière concrète, l’institutionnalisation des espaces de la ville par ces stratégies d’aménagement nous dit où et comment consommer, échanger, traverser la rue, ce qui formate progressivement et indiciblement nos désirs d’espaces.

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Rue du vieux colombier, Paris 6ème, à gauche avant les travaux, à droite après les travaux d’Haussmann (à gauche Charles Marville, 1876, à droite Patrice Moncan, 2009)

Rue du vieux colombier, Paris 6ème, à gauche avant les travaux, à droite après les travaux d’Haussmann
(à gauche Charles Marville, 1876, à droite Patrice Moncan, 2009)

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L’influence Org-ware / Software / Hardware s’exprime visiblement dans les stratégies politiques concernant les aménagements des centres urbains. Elles ont participé activement au maintien de l’ordre établi et surtout au contrôle des pratiques et des usages. Ainsi, le Baron Haussmann sous Napoléon III, avait entrepris de grands travaux dans Paris en partie pour permettre aux autorités publiques de pouvoir mieux contrôler sa population (ce qu’on peut désigner comme le « Org-ware »). On crée à ce moment-là un fort cadre réglementaire concernant l’urbanisme de la ville (le « Software ») et la représentation architecturale le long des nouveaux axes (le « Hardware »). Ces stratégies spatiales s’expriment à travers les morphologies au service d’une visibilité permanente, d’une impossibilité d’appropriation de l’espace ou d’autres dispositifs limitant le droit à la ville de chacun. Le Software et le Hardware de l’architecture influencent nettement le rapport spatio-corporel des utilisateurs.

Au-delà des stratégies d’aménagement, l’architecture des édifices institutionnels (justice, administration, musée) a servi à asseoir une image forte, emblème d’un ordre à suivre. En effet, les bâtiments du pouvoir, qu’ils soient politiques ou économiques, ont permis de véhiculer des symboles au service d’un modèle. Comme média, l’architecture est porteuse de valeurs prenant en compte principalement la vision d’une classe dominante au pouvoir en négligeant la multiplicité des valeurs, des sensibilités et des envies qui composent la population urbaine. Les représentations urbaines ont soutenu des idées de performance, de stabilité, de durabilité, en juge l’esthétisme des quartiers d’affaires. Dans son article “Architecture and Sexuality : The Politics of Gendered Space”, Gerard Rey A. Lico1 met en lumière l’influence des représentations architecturales sur l’espace social de la ville : « The validity of this notion doomed to revision since the ostensibly innocent conventions of architecture operate covertly within a system of power relations to perpetuate or transmit social values, which may stand to subvert or support hegemonic power. Buildings are mechanisms of representation, and as such, they are political and ideological » (2001)2.

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Ministère de l’Economie et des Finances à Paris, représentation du pouvoir (Tricon, 2013)

Ministère de l’Economie et des Finances à Paris, représentation du pouvoir (Tricon, 2013)

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La multiplication des représentations architecturales et urbaines du pouvoir influe inconsciemment sur la construction spatiale des individus. À travers ces représentations ou des typologies spatiales normalisées, l’individu intègre lentement un ensemble de manières de penser, d’agir, d’habiter et de pratiquer l’espace. De plus, ce phénomène, l’habitus, concept développé par le sociologue et philosophe Pierre Bourdieu dans Le sens Pratique (1980), est propre au milieu spatial dans lequel l’individu se construit.

L’ensemble de ces éléments participe à la construction intime des individus et de leurs rapports à l’espace. Les pratiques et usages sont alors orientés et limités. Ce déterminisme, en ne respectant pas la sensibilité sociale et spatiale des individus, compromet l’épanouissement des plaisirs personnels dans l’espace public. De ce fait, l’institutionnalisation de l’espace public a contribué à la désincarnation du milieu urbain en ne proposant que des plaisirs « rapides ». Ces plaisirs rapides sont provoqués par la multiplication d’espaces de passage, de circulation au détriment d’espace de pause, de jeu ou de contemplation initiant des plaisirs dits « lents ». Au lieu d’être relégués à des lieux et temps de consommation, les espaces de plaisirs de la ville ne devraient-il pas s’exprimer par de véritables qualités spatiales au service des plaisirs sensoriels des usagers ?

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Les poches de résistance de l’espace urbain

Face à ce contexte urbain où perdurent les représentations architecturales et urbaines du pouvoir, des territoires de la ville tentent de résister au sein du milieu normatif3. Il est intéressant d’observer ces espaces résiduels urbains où l’expression de plaisirs liés à l’espace est davantage satisfaite, reconnue et partagée. Le quartier historique du Marais, au cœur de la ville, a constitué une terre d’accueil pour de nombreuses minorités : juives, chinoises, puis homosexuelles.

L’appropriation de ce territoire par une partie de la communauté gay4 parisienne a fortement participé à l’instauration des codes et des usages en adéquation avec leurs sensibilités et leurs valeurs. Ainsi se créé une véritable identité collective qui naît de l’appropriation du territoire. L’investissement de ces espaces a permis de créer des « poches de résistance » prenant la forme d’espaces communautaires et associatifs au sein d’établissements privés ou réservés, leur permettant d’échapper à la pression exercée par le contexte socio-culturel de la rue. Pour une identité où les plaisirs festifs et corporels sont importants, la spatialité devient une composante majeure dans le choix des lieux de vie. Ces espaces sont soumis à un autre référentiel de valeurs, mais aussi à d’autres usages. Le phénomène d’appropriation de ces lieux par le groupe passe par l’installation d’établissements : bars, restaurants, boutiques, services en adéquation avec les besoins et les attentes spécifiques de la population comme l’explique l’article « Les territoires de l’homosexualité à Bruxelles : visibles et invisibles » : « Ces analyses se sont particulièrement attachées à analyser la nature et les fonctions remplies par ce que l’on appelle des villages gays. Territoires identitaires de communautés toujours en quête de reconnaissance sociale et politique pour les uns, ces espaces constituent plutôt pour d’autres auteurs de nouveaux pôles de consommation stylisée, en marge des formes traditionnelles de commerce et des loisirs urbains. » (Deligne et al., 2006). La représentation de ces modes de vie au travers des vitrines, des types d’établissements et des ambiances, répond à des besoins et des usages propres à ces identités qui témoignent d’une recherche de plaisirs différents du reste de la ville. Comme dans d’autres métropoles, la population homosexuelle, en développant son réseau de sociabilité sur ce territoire restreint, a acquis son « droit de cité » et donc une reconnaissance et une visibilité dans l’espace urbain. Ce territoire d’appropriation devient un terrain de jeu pour sa population aussi bien dans les programmes qu’il accueille, reflets d’un mode de vie et de la sensibilité propre des consommateurs, que dans la morphologie des lieux, relevant d’une porosité plus importante que dans le reste de la ville. Cette porosité s’exprime par la présence de recoins, de replis, d’interstices dans la forme bâtie du quartier et participe au développement d’autres rapports, plus directs et plus riches, entre l’individu, ses sens et la ville. Au-delà des limites du quartier, la Gay Pride prend elle aussi une importance dans le rapport entre la ville, le territoire du Marais et l’identité homosexuelle, comme l’explique le géographe Stéphane Leroy dans l’article « Bats-toi ma sœur » (2010). En effet, l’appropriation éphémère du reste de l’espace public par cet événement permet, le temps d’une journée, une visibilité accrue de la communauté mais aussi une projection des valeurs et du référentiel de l’identité gay véhiculés par les corps festifs dans l’espace normalisé de la ville. Les usages qui sont faits de l’espace public lors de cet événement (danser, déambuler, grimper, se montrer, s’exprimer, etc.) modifient les rapports qu’il peut y avoir entre corps et espace, laissant plus de place au plaisir que l’on trouve à pleinement user de la ville.

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Rue Charlemagne, rue sinueuse et poreuse dans le quartier du Marais, Paris (French Moments, 2012)

Rue Charlemagne, rue sinueuse et poreuse dans le quartier du Marais, Paris (French Moments, 2012)

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Outre sa centralité dans la capitale et le désintérêt des Parisiens pour le quartier jusque dans les années 1970, la morphologie poreuse du bâti s’est, selon moi, révélée être un argument important dans l’épanouissement de cette communauté. Faisant pâle figure face aux quartiers haussmanniens ce territoire a attiré les populations marginalisées. Il se révèle un véritable territoire de jeux à travers des espaces de drague informels qui échappent au reste du milieu et de ses pressions. Ces interstices à l’échelle de la ville et à l’échelle du bâti ont été vecteurs de développement d’espaces intimes propices à une forme de sensualité urbaine, aux plaisirs physique et psychique. L’exemple du Marais nous permet de mieux comprendre les mécanismes intervenant entre l’individu, les usages spatiaux produisant des plaisirs et la ville.

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Eléments pour de possibles jouissances spatiales

Après avoir analysé l’influence de l’institutionnalisation sur notre pratique individuelle de l’espace public ainsi que les mécanismes des plaisirs spatiaux du Marais, il serait nécessaire de penser de nouvelles typologies au service de la diversité des individus et de leurs sensibilités. Intervenant dans la construction de soi et dans notre rapport intime à l’espace, les penseurs de la ville devraient concevoir des urbanités où il est possible de jouir de tous lieux. De nouvelles stratégies spatiales permettent de redéfinir un rapport corps / espace en adéquation avec la diversité des sensibilités. Ces stratégies peuvent prendre la forme de dispositifs d’appropriations hybrides ou multiples.

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Diagramme des espaces et usages d’un espace de baignade (Tricon, 2013)

Diagramme des espaces et usages d’un espace de baignade (Tricon, 2013)5

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Elles interrogent l’interaction intime entre les corps et la ville selon une gradation spatiale. Ces spatialités s’organisent autour de trois thèmes porteurs d’usages sensibles et de plaisir : les espaces du bien-être et de la construction de soi (espace d’intimité), les espaces d’expérimentation et d’appropriation (espaces réservés) et les espaces de représentation et de résistance (espaces ouverts).

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Double Happiness, 2009, Didier Faustino, Shenzhen (Chine) (Faustino, 2009)

Double Happiness, 2009, Didier Faustino, Shenzhen (Chine) (Faustino, 2009)

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L’appropriation d’un espace constitue un moyen de recréer un lien direct entre le corps et l’espace. Dans Double Happiness, l’artiste et architecte Didier Faustino propose de réactiver l’espace urbain en permettant à chacun de s’approprier un fragment de la ville. À travers un dispositif architectural de prise de hauteur et de jeu d’équilibre, l’individu domine et échappe à l’espace urbain tout en expérimentant une nouvelle perception de celui-ci. La porosité de la ville permet d’insérer des espaces de plaisirs sensoriels et psychiques dans le tissu urbain et ainsi, d’offrir des espaces appropriables aux individus.

Dans l’exemple de Paris, si la Seine inspire une sensation d’espace privilégié de liberté, elle n’offre pas de réels espaces appropriables par le public. Ils sont rendus impossibles par sécurité, par privatisation des berges et des vues que le fleuve nous offre. Dans une démarche prospective de ces nouveaux espaces, j’ai projeté un espace de baignade face à l’un des symboles architecturaux du pouvoir présent sur les bords de la Seine : le Ministère de l’Economie et des Finances6. Ce projet répond à l’icône qui lui fait face par des dispositifs spatiaux rendant possible l’appropriation directe de la Seine et permettant aux individus à la recherche de plaisirs physiques et psychiques de jouir d’un milieu hors du référentiel de la ville. À travers leurs pratiques de l’espace, les individus projettent le référentiel de leurs valeurs propres et utilisent leurs corps comme des outils de résistance face au milieu et à ses règles d’usage. À l’échelle de la ville, cet espace imaginé propose une porosité nouvelle dans la morphologie urbaine au service des plaisirs multiples.

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Projection d’espace autour des plaisirs de l’eau et du corps face au Ministère (Tricon, 2013)

Projection d’espace autour des plaisirs de l’eau et du corps face au Ministère (Tricon, 2013)

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Image d’une zone d’appropriation de la Seine (Tricon, 2013)

Image d’une zone d’appropriation de la Seine (Tricon, 2013)

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Dans cette réinterprétation spatiale, le tissu poreux de la ville donnera l’occasion à n’importe quel individu d’investir de manière éphémère l’espace public. Ainsi retrouve-t-il sa fonction première : l’accueil des échanges entre individus. Il devient à nouveau un espace liant l’échelle de la ville et l’échelle du corps. Le tissu urbain lisse et homogène devient poreux et hétérogène, où se côtoient les échelles et les corps. Le changement d’échelles spatiales dans ce tissu poreux favorise une richesse de l’expérience sensorielle.

Pour une réponse spatiale accessible au plus grand nombre, il est nécessaire de travailler sur une diversité morphologique des interstices. De manière pratique, ces interstices peuvent s’exprimer à travers une rupture de niveaux, un abri, un espace restreint, entre plusieurs masses bâties quel que soit l’endroit où il est possible qu’un corps se loge ponctuellement. L’autre notion contribuant à la diversification spatiale est l’ambiguïté relative à l’usage d’un espace. L’incertitude sur la destination première d’un espace est souvent génératrice de divers usages possibles. La subjectivité de chacun permettra d’imaginer alors plusieurs usages pour un même espace et ainsi de générer différents plaisirs.

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Espace des frontières public/privé pour un espace de résistance des corps au sein de la ville. Travail autour de l’interstice et de l’absence de frontière physique dans une démarche d’effacement de l’institution dans les espaces publics. (Tricon 2013)

Espace des frontières public/privé pour un espace de résistance des corps au sein de la ville.
Travail autour de l’interstice et de l’absence de frontière physique dans une démarche d’effacement de l’institution dans les espaces publics.
(Tricon 2013)

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L’institutionnalisation de l’espace public peut également être estompée. Pour ce faire, nous devons interroger les limites qui distinguent un espace d’un autre. Les frontières physiques d’un espace étant brouillées, l’individu aura des difficultés à identifier les normes et les codes de celui-ci. C’est la dimension institutionnelle qui s’efface alors dans un mélange d’espaces en dehors des usages conventionnels du milieu. Ces « trans-espaces », résultant d’une hybridation des espaces, dilatent leurs limites. L’ambiguïté des « trans-espaces » ouvre le champ des possibles et annule le rapport binaire qui réside actuellement dans le passage d’un espace à un autre. En somme, cela annonce la fin d’un rapport extérieur/intérieur, ouvert/fermé, public/privé. Bouleversant le référentiel du milieu, il est possible d’en projeter une multitude. L’imbrication d’espaces modifie chaque entité spatiale qui la compose initialement.

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Quelles conséquences sur les espaces urbains ?

Ces divers dispositifs ont pour but de créer de nouvelles interactions sociales, sensorielles et psychiques dans les rapports entre l’individu et la ville. Les jeux d’espaces contribuent à de nouvelles formes d’appropriation de l’espace urbain. Les qualités architecturales apportées à la diversité des espaces repensés offrent la possibilité pour chacun de jouir d’espaces où il est possible de détourner l’usage premier du lieu selon ses envies et ses affinités spatiales, mais aussi de profiter pleinement des espaces selon notre propre définition du plaisir. L’implantation de ces stratégies spatiales dans l’espace de la ville aurait de nombreuses conséquences. Parmi elles, les territoires d’intimité réinscrits dans l’espace urbain produiraient une érotisation de l’espace public. Les nouveaux rapports entre corps et espaces donneraient lieu à une architecture plus sensuelle. De plus, l’ambiguïté de l’usage de ces lieux et la dimension fantasmatique imprégneraient l’ensemble des espaces urbains. Se développeraient, dans ces lieux ambigus et sensuels, des espaces de rencontres, de drague et de plaisirs, pour l’instant projetés dans des zones en marge de la ville, que détaillent les travaux d’Emmanuel Redoutey et notamment son article « Drague et cruising, Géométaphores d’un mouvement exploratoire » (2008).

Ces espaces « libres », réinvestis par les individus, permettent aux corps de s’exprimer dans l’espace public. Ces lieux permettent une visibilité accrue des corps dans leurs multiplicités et de leurs désirs d’espaces. La ville devient un espace de reconnaissance de la diversité qui la compose. Par cette refonte de la morphologie de l’espace public, l’importance est donnée à la liberté et à l’égalité des individus dans l’espace de la ville. Si nous voulons permettre aux individus de se construire librement et de trouver leurs plaisirs dans la ville du vingt et unième siècle, il faudra pour cela réécrire son « hardware ».

Rachel Tricon

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Jeune architecte, Rachel Tricon poursuit ses recherches sur l’influence du contexte urbain et institutionnel sur les rapports spatio-corporels, et notamment liés au genre, initiées lors de son master à l’Ecole Spéciale d’Architecture à Paris en 2013.

rachel.tricon AT gmail DOT com

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Bibliographie

Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 500 p.

Deligne C., Gabiam K., Van Criekingen M. et al., 2006, « Les territoires de l’homosexualité à Bruxelles : visibles et invisibles », Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, n°140, 135-150

Fromonot F., 2012, « Production urbaine « à la française ». Que change la mondialisation ? » in Isabelle Baraud-Serfaty et Pauline Fouilland, Etudes foncières, Paris, ADEF, 12-16

Haakma Wagenaar F., Van der Zijl C., 1998, « Org-wars », Rotterdam, Crimson Architectural Historians, 14 p.

Leroy S., 2010, « Bats-toi ma sœur » Appropriation de l’espace public et contestation de la norme par les homosexuels », Métropoles (en ligne), 25 p.

Lico G. R. A., 2001, «Architecture and Sexuality : The Politics of Gendered Space », Humanities Diliman, vol. 2, n°1, 30-44

Redoutey E., 2008, « Drague et cruising, Géométaphores d’un mouvement exploratoire », EchoGéo (en ligne), 12 p.

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  1. Professeur doctorant à l’Université des Philippines à Diliman. []
  2. « La validité de cette notion ne peut être que remise en question puisque les conventions architecturales, apparemment si innocentes, opèrent de manière détournée au sein d’un système de relations de pouvoir dans le but de permettre aux valeurs sociales de se perpétuer ou d’être transmises. Cette fonction peut alors être utilisée pour subvertir ou appuyer un pouvoir hégémonique. Les bâtiments sont un mécanisme de représentation et en tant que tels, ils ont une valeur politique et idéologique. » []
  3. Le milieu normatif désigne l’environnement bâti et social soumis aux conventions d’usage []
  4. Ici, « gay » désigne la population homosexuelle masculine. Le choix fait dans cet exemple de considérer uniquement la population homosexuelle masculine tient du fait que cette population est plus représentée et visible dans ce quartier que la population lesbienne. Certains établissements leurs sont toutefois dédiés dans le quartier du Marais. []
  5. Ce diagramme fait partie d’une étude architecturale autour d’un projet d’espace de baignade situé face au Ministère de l’Economie et des Finances à Paris. []
  6. Se basant sur un travail de recherche, dans le cadre de l’obtention du diplôme d’architecte, sur l’influence des espaces bâtis dans la construction de soi, ce projet architectural établit de nouveaux espaces publics, largement ouverts, destinés à la baignade (voir diagramme page 6). Echappant aux usages préétablis des espaces d’eau conventionnels, cet espace bouleverse les codes induits par l’institutionnalisation des espaces publics urbains. La liberté d’usage qu’offre le projet permet de concentrer et de diversifier les plaisirs des corps (bien-être, expérimentation, représentation dans l’espace social, rencontre, etc.) dans l’espace physique et social de la ville. Les images présentées dans la suite de l’article sont issues de ce projet. []

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