#3 / L’espace public urbain et le plaisir homosexuel illicite

Ulysse Lassaube

L’article d’Ulysse Lassaube au format PDF


Nous proposons ici d’étudier un usage illégal de l’espace public : la pratique d’actes sexuels entre hommes. Le sexe entre hommes, récréatif et non tarifé, se déroule dans des angles morts de la ville (bâtiments désaffectés, chantiers…) ou dans des lieux dont les usages premiers sont détournés par ceux que nous appellerons « dragueurs » (parcs, toilettes publiques…). Indépendants des lieux institutionnels gays et des établissements commerciaux communautaires, ces lieux sont discrets et invisibles, moins ouverts aux yeux de tous. Ils se trouvent hors Marais, en dehors de tout endroit ayant une quelconque identité gay.

Avoir des rapports sexuels dans l’espace public contrevient aux règles émises par le Code Pénal :

« L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » 

– Article 222-32 du Code Pénal.

Cet article a pour but de soulever les questions que cette pratique illégale peut engendrer, dans les domaines du politique, du social, ou de l’aménagement de l’espace public selon les axes suivants :

1/ Qu’est-ce qui motive certains hommes à venir se draguer dans des lieux publics spécifiques ?

2/ Comment la discrétion de ce plaisir hors normes lui permet de se perpétuer dans le temps et l’espace ?

3/ Quel est l’impact de cette pratique sur l’espace ?

4/ Comment réagissent les pouvoirs publics ?

Nous tenterons de mettre en lumière ces questions en nous appuyant, en plus de l’apport bibliographique, sur plusieurs enquêtes d’observations et entretiens que nous avons menés entre mars et juin 2013 sur divers lieux de drague parisiens (Lassaube, 2013).

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1. Carte des lieux de drague que nous avons choisi d’étudier (Lassaube, 2013)

1. Carte des lieux de drague que nous avons choisi d’étudier (Lassaube, 2013)

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Les cinq lieux que nous avons étudiés présentent chacun des caractéristiques différentes. Certains sont des parcs tandis que d’autres sont des entités urbaines plus minérales ; certains sont en plein cœur de ville tandis que d’autres sont plus excentrés ; certains lieux fonctionnent uniquement la journée tandis que d’autres ne marchent que la nuit, etc. Cependant, si les temporalités des pratiques, la superficie des zones de drague, les habitudes des usagers, les ambiances, l’accessibilité, ainsi que les interventions extérieures sur l’aménagement diffèrent, la pratique y reste la même.

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Pourquoi pratiquer la drague entre hommes dans l’espace public ?

Nous souhaitons ici cerner l’intérêt que certains hommes ont à fréquenter les lieux de drague extérieurs. Les motivations déclarées qui suivent ne constituent pas une liste exhaustive. Cette énumération permet tout de même de mieux comprendre quels sens ces hommes attribuent à leurs pratiques.

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La difficulté de vivre son homosexualité

Il existe, chez les homosexuels ou bisexuels qui n’assument pas leur orientation sexuelle, une stratégie de dissimulation de leur sexualité vis-à-vis des différents réseaux sociaux auxquels l’individu appartient (famille, collègues, amis, etc.). Plus l’individu ressent le besoin de dissimuler son homosexualité auprès d’un de ses réseaux sociaux, plus ce réseau véhicule une forme de contrôle ou d’autocontrôle (R. Mendès-Leite, B. Proth et P-O de Busscher, 2000).

Ainsi, étant donnée la très grande discrétion que fournissent les lieux de drague extérieurs que nous étudions, une majorité de dragueurs se présentent comme hétérosexuels (Leroy, 2012a). Ces lieux leur permettent à la fois d’assouvir leurs besoins sexuels tout en restant à l’écart de leurs réseaux sociaux habituels. Ces personnes ne fréquentent pas les établissements spécialisés dans le sexe entre hommes (sex-clubs ou saunas). Inconsciemment, franchir le pas de l’établissement s’apparenterait à franchir un premier pas vers l’acceptation de leur homosexualité. De ce fait, le lieu de drague extérieur reste la solution idéale, notamment pour les hommes mariés. Ce témoignage d’un dragueur interviewé par Stéphane Leroy (2012a) dans le bois de Vincennes résume bien cette position :

 « Je viens au bois une à deux fois par semaine, dès qu’il fait beau, même l’hiver parfois. Je suis marié et heureux de l’être mais j’aime avoir des relations sexuelles avec des hommes.

Bien sûr, je n’oserai jamais aller dans un sex-club ou draguer sur internet. Le bois est bien pratique pour ça. Ma femme ne le sait pas, enfin je crois. Elle pense que je suis à mon bureau mais je peux facilement m’en échapper une ou deux heures dans la journée ».

– Fabien (45 ans, interrogé par Stéphane Leroy en 1999)

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La discrétion : le besoin de minimiser les risques sociaux de ses désirs sexuels

La recherche de la discrétion dans ses rapports sexuels n’est pas une exclusivité des hommes mariés. Certains hommes, sans être dans le déni de leur homosexualité, préfèrent eux aussi avoir des partenaires anonymes.

Il s’agit d’homosexuels qui n’ont pas fait leur coming-out dans tous leurs réseaux de connaissances, et qui craignent que la révélation de leur homosexualité ne nuise à leur réputation. Par exemple, une personne à hautes responsabilités professionnelles, outée auprès de sa famille mais pas auprès de ses collègues, ne préfère pas prendre le risque d’être vue à l’entrée d’un établissement gay. Les risques professionnels évoqués, fantasmés ou réels, vont des brimades jusqu’au licenciement, en passant par le risque de mutation. Il en va de même pour le cercle familial, surtout lorsqu’il y a dépendance financière vis-à-vis des parents (R. Mendès-Leite, B. Proth et P-O de Busscher, 2000).

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L’attrait du frisson

Le frisson, dans l’activité de la drague, est lié à deux phénomènes : au lieu, grâce à sa configuration et à l’ambiance particulière qu’il génère ; ainsi qu’aux dragueurs, des inconnus que l’on croise.

Ces lieux suscitent les projections fantasmatiques des dragueurs lorsqu’ils sont abandonnés, insalubres, ou désertés de tout usage. C’est un point déjà évoqué dans la littérature sur le sujet : l’excitation érotique s’amplifie dans un espace lugubre et sordide (Proth B. et Redoutey E., 2005). Ainsi, un lieu désert la nuit, faiblement éclairé, possède de ce fait toutes les chances de se voir approprié par des dragueurs venus pour chercher du sexe récréatif entre hommes. Au risque d’énoncer des évidences, l’obscurité, la faible fréquentation, le caractère interlope du lieu créent un sentiment de risque fort apprécié des amateurs de frissons. En un sens, le caractère anonyme du lieu fait écho à l’absence d’identité des dragueurs. Dans l’obscurité, on voit difficilement les traits du visage d’un passant à même de devenir un partenaire sexuel, ou bien on assiste de loin à des ébats.

« Il y a le plaisir de se faire mater, de faire des trucs sexuels dans la nature en prenant le risque que quelqu’un passe et s’arrête pour observer la scène. Y a quelque chose d’attirant. »

– Fabrice, que nous avons interrogé dans le Bois de Vincennes le 5 mai 2013.

Le goût du frisson est une motivation qui revient souvent pour expliquer la fréquentation de ces lieux de drague :

« Quand un mec me suit, même si je ne le vois pas, ça m’excite. Même si j’ai un peu peur, c’est pas pour autant que j’ai envie de partir, au contraire. »

– Sylvain, 32 ans, que nous avons interrogé dans le Square de la Croix Rouge à

Porte Dorée, le 25 avril 2013.

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Le sexe sans engagement

Une autre motivation pour pratiquer la drague dans des lieux extérieurs est le fait d’avoir plusieurs relations sexuelles avec des inconnus, que l’on ne reverra peut-être jamais. L’anonymat et la « rentabilité sexuelle » via le nombre de partenaires potentiels, plus ou moins élevé selon les lieux, sont des incarnations du fantasme du sexe sans engagement. À ce sujet, Pollak (1993) n’hésite pas à employer des termes économiques : « la drague homosexuelle traduit une recherche d’efficacité et d’économie comportant, à la fois la maximisation du « rendement » quantitativement exprimée (en nombre de partenaires et d’orgasmes) et la minimisation du « coût » (la perte de temps et le risque de refus opposés aux avances). » Dans cette optique, la consommation d’actes sexuels peut s’effectuer dans un laps de temps relativement court.

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Le goût du romantisme

Parmi les hommes qui pratiquent la drague en plein air, nombreux sont ceux qui vantent le caractère extérieur du lieu, en mobilisant une large part de termes descriptifs positifs. Ainsi, l’air frais, le soleil, les grands espaces, la nature, le bruit des oiseaux, le silence, sont autant de raisons de fréquenter les lieux de drague extérieurs plutôt que les lieux institutionnels, certes orientés « gay », mais enfermés dans des murs.

Hormis l’activité de la drague, il est fréquent de rencontrer – notamment dans le bois de Vincennes – des hommes seuls, en couple ou en groupe, allongés sur des serviettes pour profiter du soleil et bronzer.

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La drague homosexuelle : la relative discrétion d’une pratique hors normes

Considérée comme une pratique illégale (vis-à-vis de la loi), et déviante (vis-à-vis de la norme sociale), la pratique sexuelle entre hommes se doit d’être la plus discrète possible pour perdurer dans l’espace public urbain. Les lieux sont secrets, connus des seuls initiés ou parfois des pouvoirs publics. L’existence de ces lieux est généralement plébiscitée par les dragueurs via le bouche à oreille (« J‘ai entendu dire que…») ou encore via des forums sociaux numériques. Dans ces lieux, les dragueurs adoptent des stratégies pour éviter les interactions avec d’autres usagers. Dans le bois de Vincennes, ce sont les bosquets très denses en végétations qui sont investis par les dragueurs. Les cachettes sont plus nombreuses et difficilement visibles par les autres usagers. Le square de la Croix-Rouge, quant à lui, possède un certain « agenda d’usages » dans lequel s’insère très bien la drague puisqu’elle ne se pratique qu’à la tombée de la nuit, lorsque les familles, groupes d’amis ou promeneurs sont partis. D’une façon générale, les interactions avec ces non-initiés peuvent arriver. Lors de notre enquête, nous avons relevé quatre types de réactions différentes face à l’interaction entre dragueurs et autres usagers.

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La prévenance des dragueurs

En tant que dragueur, il n’est pas impossible de croiser des familles avec enfants ou des couples hétérosexuels qui se baladent dans les sentiers de la zone de drague. Ceci arrive d’autant plus dans des lieux propices à la promenade comme le bois de Vincennes. Dans la plupart des cas les usagers s’ignorent. Il arrive cependant que les non-initiés soient prévenus par les dragueurs de l’activité qui se déroule sur les lieux.

Fabrice pense que prévenir les familles du risque de croiser des pratiques « privées » « mériterait d’être plus largement pratiqué ». À titre anecdotique, Alexandre a déjà averti une famille qui traversait la zone de drague que « c’est pas un endroit pour les enfants ».

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L’étonnement réciproque

Il est ainsi fréquent pour les dragueurs de croiser d’autres usagers sur les lieux de drague. Qu’Alexandre rencontre une prostituée au bois de Vincennes sur un lieu de drague homo ou qu’Édouard croise une fillette au détour d’un buisson du labyrinthe dans les Jardins du Louvre, l’étonnement est réciproque, pouvant créer des situations de quiproquo. Alexandre s’est fait proposer les services de la prostituée alors qu’il est homosexuel.

La rencontre entre dragueurs et autres usagers peut parfois être plus violente. En effet, la question de la territorialisation des usages peut soulever certains problèmes de cohabitation.

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Les conflits de territoire

Dans l’exemple d’Alexandre, le territoire dans lequel évolue la prostituée déborde sur la zone habituellement fréquentée par les dragueurs homosexuels, ou inversement. Si les échanges sexuels entre dragueurs sont exempts de tout échange monétaire, ce n’est pas le cas en matière de prostitution. Ainsi, l’interaction entre un dragueur et un prostitué masculin peut, par quiproquo, engendrer des situations de conflits. Dans son récit, Serge Kandrashov (2005) raconte comment ses rencontres avec des prostitués masculins ont abouti à des bagarres et des poursuites.

Cependant, si les interactions entre dragueurs et autres usagers que nous traitons plus haut peuvent provoquer certaines réactions, le comportement général se trouve être l’indifférence.

Ainsi, si la drague entre hommes parvient à s’insérer dans l’espace public, c’est tout d’abord grâce à la discrétion intrinsèque de cette pratique. C’est ainsi que parcs, ronds-points et autres « angles morts » de la ville, peuvent devenir de véritables lupanars relativement durables pour les adeptes.

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Les transformations et la gestion de l’espace par les dragueurs

Des hommes viennent se draguer dans certains lieux publics bien spécifiques. La redondance de leurs usages a un impact direct sur l’aménagement et sur le paysage de ces lieux. En effet, marcher, aménagement pour son confort, s’allonger, avoir des rapports sexuels, sont autant d’actions qui transforment le paysage. Nous proposons ici de nous rendre compte plus précisément de l’impact paysager de la pratique de la drague.

Dans le bois de Vincennes, la propreté et la gestion du site se font par les dragueurs eux-mêmes. Il s’agit ici d’une autogestion temporaire et individuelle. La propreté du lieu est gérée par ceux qui veulent garder leur espace propre et agréable, par exemple en ramassant si nécessaire les emballages de préservatifs, les préservatifs usagés ou les mouchoirs sales, entre autres déchets.

« Évidemment il y en a qui sont crades et qui s’en fichent de laisser traîner des capotes, mais d’autres sont plus responsables ! Comme moi ! »

Alexandre, Bois de Vincennes, le 05 mai 2013.

Ce comportement montre deux choses. Premièrement, les dragueurs semblent avoir conscience que d’autres usagers peuvent pratiquer le site.

Outre l’aspect moral, Alexandre souhaite garder ce lieu propre pour prouver que les dragueurs sont responsables et respectueux d’un lieu public. Aussi, plus les dragueurs éliminent les traces de leur usage du lieu, plus leur pratique restera discrète. L’usage sexuel du lieu reste secret si on en efface l’impact et les traces.

D’autres part, les dragueurs se sont appropriés cette zone du bois et l’entretiennent comme s’ils étaient chez eux. Ce désir de garder ce lieu propre et agréable montre l’existence d’un lien affectif entre les dragueurs et le lieu. Cet espace est leur lieu, il leur tient à cœur de le garder propre pour continuer à pratiquer la drague dans de bonnes conditions.

Les diverses zones de drague du bois de Vincennes regorgent de sentiers étroits dans lesquels les dragueurs rentrent en interaction les uns avec les autres. Beaucoup de ces sentiers ont été créés par les dragueurs eux-mêmes, à force de piétiner la végétation originelle.

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2. Sentier créé par la récurrence du passage des dragueurs, bois de Vincennes (Lassaube, 2013)

2. Sentier créé par la récurrence du passage des dragueurs, bois de Vincennes (Lassaube, 2013)

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En marge de ces sentiers se trouvent des recoins d’herbes au milieu de massifs d’arbres et d’arbustes plus ou moins denses. C’est dans ces « alcôves » discrètes que se déroulent généralement les échanges sexuels entre dragueurs. Ces alcôves ont également été créées par les dragueurs eux-mêmes. L’herbe a disparu suite au squat des dragueurs sur leur serviette pour bronzer. L’habitude de poser une serviette et de s’allonger fait que l’herbe ne pousse plus.

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3. Recoin créé par la récurrence des usages des dragueurs à cet endroit : piétiner, poser une serviette, s'allonger, bronzer, avoir des rapports sexuels (Lassaube, 2013)

3. Recoin créé par la récurrence des usages des dragueurs à cet endroit : piétiner, poser une serviette, s’allonger, bronzer, avoir des rapports sexuels (Lassaube, 2013)

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« Tiens, tu vois le mec là-bas [il m’indique un homme à une vingtaine de mètre, un peu plus loin sur le sentier], il coupe les branches qui bloquent le passage ».

Fabrice, interrogé dans le Bois de Vincennes, le 05 mai 2013

Cet investissement de l’espace et la transformation du paysage par les pratiques de la drague montrent qu’il existe un certain rapport intime entre les dragueurs et les lieux qu’ils s’approprient.

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Le positionnement des politiques publiques

Le comportement illégal que représente le délit d’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui peut représenter une matière à réaction de la part des politiques publiques. La répression policière existe bel et bien et son importance est une des causes de la diminution de la fréquentation des lieux de drague ainsi que de la disparition de certains lieux (Leroy, 2012). Stéphane Leroy, après 12 ans d’enquête dans le Bois de Vincennes affirme que la pratique du nudisme y aurait quasiment disparu. La fréquentation se fait plus diffuse et les lieux de drague se font moins permanents : ils disparaissent, renaissent et se déplacent. Le but est de prendre sur le fait afin de punir l’auteur du délit d’exhibition sexuelle, ainsi que d’effrayer, dissuader, dissoudre la présence des autres dragueurs sur le lieu de drague. Aussi, selon les dragueurs rencontrés aux Jardins du Carrousel du Louvre, la venue récurrente de policiers en civils serait la cause principale de la diminution de la fréquentation du lieu.

Une autre méthode mise en place par les politiques publiques afin de diminuer la fréquentation des lieux est d’entraver l’activité de la drague. Le principe est d’agir sur l’aménagement des lieux déjà investis par les dragueurs. Guy Di Méo (2004) appelle cette proscription de certains usages par le gestionnaire grâce à des interventions spatiales la « territorialisation par le haut ». Parmi ces services, la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement (DEVE) intervient sur l’aménagement de ces espaces.

« Ils ont fermé l’accès au parc ornithologique où il y avait beaucoup de mecs. Du coup la drague s’est déplacée ailleurs ».

– Alexandre, Bois de Vincennes, le 05 mai 2013.

Les interventions de cette direction sur l’aménagement des lieux ont un impact sur la pratique de la drague. Par exemple, effectuer des coupes claires dans les massifs d’arbustes rend plus visibles les lieux d’échanges sexuels depuis l’extérieur de la zone de drague. La répression s’en retrouve facilitée, alors que la discrétion des rapports sexuels est largement plus faible.

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4. Déchets d'élagage massif dans une des zones de drague du bois de Vincennes (Lassaube, 2013)

4. Déchets d’élagage massif dans une des zones de drague du bois de Vincennes (Lassaube, 2013)

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Dans les labyrinthes des jardins du Louvre, autour de l’arche du Carrousel du Louvre, l’autorité de gestion est le Louvre lui-même (qui dépend directement de l’État). Dans ce haut lieu de la drague homosexuelle, les rapports sexuels ont lieu principalement en bas des escaliers de secours du ventre commercial du Carrousel du Louvre. Les autorités du Louvre ont récemment posé des grilles, empêchant les dragueurs de rentrer dans la sortie de secours pour y avoir des rapports sexuels.

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5. Escalier de secours du centre commercial du Carrousel du Louvre, menant à l'espace dédié aux échanges sexuels entre dragueurs (Lassaube, 2013)

5. Escalier de secours du centre commercial du Carrousel du Louvre, menant à l’espace dédié aux échanges sexuels entre dragueurs (Lassaube, 2013)

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6. Grilles posées par l'administration en charge des lieux afin de bloquer l'accès aux sorties de secours du Carrousel du Louvre et mettre fin aux actes sexuels dans ce lieu (Lassaube, 2013).

6. Grilles posées par l’administration en charge des lieux afin de bloquer l’accès aux sorties de secours du Carrousel du Louvre et mettre fin aux actes sexuels dans ce lieu (Lassaube, 2013).

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Il nous semble intéressant de poser ici la question de l’intérêt politique d’une telle répression. Selon nous, l’intérêt de réprimer de tels actes serait de dissuader les autres usagers dragueurs pour à terme « assainir » l’espace public de toutes les pratiques qualifiables de « déviantes » et d’indésirables qu’il peut accueillir. Cependant, si agir sur l’aménagement des lieux restreint l’activité de la drague, cela ne la supprime pas. En effet, les dragueurs contraints s’adaptent, se déplacent, créent de nouveaux lieux, perpétuant ainsi leur pratique et leur appropriation de l’espace. Ainsi, cette tentative de contrôle d’une pratique qui échappe aux autorités publiques ne fait que rendre les lieux de drague plus volatiles et diffus.

Enfin, il existe d’autres politiques publiques a priori moins contraignantes pour les dragueurs. Par exemple, la définition et la sécurisation de lieux dédiés à la drague traduisent une volonté d’encadrement et un contrôle réel de ceux-ci. Ainsi, dans certains lieux de drague néerlandais, la présence policière n’a pas un objectif de répression mais d’encadrement. Par exemple, dans le parc du Kralingse Bos à Rotterdam, la zone de drague est délimitée par des potelets facilement reconnaissables par les dragueurs et compréhensibles par les autres usagers. En dehors de ces balises, les actes sexuels sont punis d’une amende.

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7. Balise délimitant la zone de drague du parc Rotterdamois de Kraligse Bos (24oranges.nl, 2010)

7. Balise délimitant la zone de drague du parc Rotterdamois de Kraligse Bos
(24oranges.nl, 2010)

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Aux Pays-Bas, la municipalité s’engage à sécuriser les lieux de drague notoires en y plaçant des policiers afin d’assurer la sécurité des dragueurs en cas d’agressions. Les lieux, surveillés, sont pérennes. Mais cette politique, en voulant assurer la sécurité de la population des dragueurs, a mis en place un certain contrôle social de la pratique de la drague.

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Cette enquête aborde la question du genre dans l’espace public urbain. Nadine Cattan et Stéphane Leroy affirment que « l’espace public et les relations sociales qui le structurent participent toujours au renforcement des représentations dominantes des territoires : dichotomiques et sexuées, en accord avec les visions patriarcales et hétérosexuelles des sociétés » (2010, p. 13). L’espace public serait majoritairement masculin et hétérosexué.

Le sujet présentement étudié va, dans une certaine mesure, à l’encontre de cette hétéronormativité de l’espace public. En effet, la pratique homosexuelle dans ces lieux bouleverse le caractère hétérosexuel de l’espace public, même si celle-ci est cachée et cantonnée dans un contexte précis. Cependant, le caractère masculin dominant n’est pas remis en cause. En effet, Stéphane Leroy (2012a, p. 2), précise que ces lieux de drague « et leur appropriation à des fins sexuelles est une pratique uniquement masculine ». Ainsi, il n’existe pas de lieu de drague lesbien ou hétérosexuel dans l’espace public. Les risques d’agression et la différence du rapport au corps entre hommes et femmes expliquent cette absence (Cattan et Leroy, 2013, p. 85).

ULYSSE LASSAUBE

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Après des études de paysagisme à l’École du Breuil (Paris), Ulysse Lassaube est désormais diplômé de l’Institut Français d’Urbanisme (Université de Paris-Est – Marne-la-Vallée). Il s’est spécialisé dans l’étude des usages de l’ensemble de l’espace public urbain (principalement dans les infrastructures de transport, la voirie et les espaces verts), auprès des collectivités publiques. Il a défini des opérations d’aménagement en Inde (Pondichéry) et à Paris. Il s’intéresse également aux nouveaux usages urbains liés aux outils numériques ainsi qu’aux comportements déviants dans l’espace public.

ulysse.lassaube AT gmail DOT com

Image de couverture : De gauche à droite : Mountain Top (2012) Collage 12″X16″ & Deep Summer (2011) Collage 16″X22″. © René Smith

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Bibliographie

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Di Meo G., 2004, « Une géographie sociale dans le triangle des rapports hommes, sociétés, espaces », Bulletin de l’association des géographes français, n°2, pp.193-204.

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Lassaube U., 2013, La drague homosexuelle masculine : un usage illégal et déviant de l’espace public parisien, (Mémoire de Master 2), Institut Français d’Urbanisme, Univ. Paris-Est – Marne-la-Vallée, 98p.

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Document audiovisuel

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