#3 / Urbanisme et plaisirs : mise en dialogue au travers de la constitution du mont Royal (Montréal)

Pierre Bussière

L’article de Pierre Bussière au format PDF


« Cette neutralisation compulsive de l’environnement est en partie enracinée dans des malheurs anciens, dans la peur du plaisir, qui ont conduit les gens à traiter leur environnement de façon aussi neutre que possible. L’urbaniste moderne est manipulé par l’éthique protestante de l’espace »

Sennett, 1992

 

L’urbanisme a ceci de particulier qu’il est à la croisée entre une somme de savoirs pluridisciplinaires – ceux qui, idéalement, produisent des connaissances sur la ville et en dessinent les contours en tant qu’objet – et un ensemble hétérogène de savoir-faire et de pratiques professionnelles – ceux qui, pragmatiquement, agissent sur la ville et en transforment les contours. Cette tension entre connaissance(s) et action(s) qui anime l’urbanisme, sans toutefois qu’il y soit réductible, est aisément compréhensible lorsque l’on éclaire deux particularités de cette discipline qui mêle ingénierie technique et pratiques artistiques.  La première concerne sa dimension politique au sens où elle concourt à l’organisation de nos sociétés, à l’édification d’un habitat pérenne, tout en devant répondre aux exigences du débat démocratique et se confronter ainsi aux logiques, éventuellement contradictoires, d’une pluralité d’acteurs. La seconde intéresse sa dimension éthique et pose la question, autant auprès du praticien et des valeurs qui orientent son « agir professionnel » (Schön, 1993) qu’auprès du chercheur et du contexte dans lequel il produit du savoir, des principes qui guident l’action urbanistique lorsqu’elle conçoit, met en œuvre et régule des opérations d’aménagements. Pour ces deux raisons, l’urbanisme, ou plutôt la « planification spatiale » (Wiel, 2007), est une discipline qui est fondamentalement appliquée et tendanciellement normative en cela qu’elle reflète pour partie les valeurs d’une époque et aiguille les comportements individuels et collectifs. Ainsi, dans son intention générale et dans son acception extensive, l’urbanisme « exprime donc la finalité globale d’une société. » (Laborit, 1971). Or, parmi les horizons qui le constituent et l’animent se situent certes, sur un registre opérationnel et technique, la (re)production et l’organisation des villes mais aussi, sur un registre utopique et politique, l’édification du bien-être général et l’émancipation individuelle ou collective. Là réside le point de jonction entre urbanisme et plaisirs : la quête, au travers de l’agir, d’un idéal d’émancipation vis-à-vis d’une condition donnée dans le but d’un accomplissement de la vie.

Pourtant, si plaisirs et urbanisme partagent un objectif similaire, celui d’un hypothétique état d’harmonie, ils se distinguent largement en ce qui concerne les moyens de l’atteindre. Les premiers convoquent en effet les émotions et renvoient généralement aux expériences singulières et vécues des individus, alors que le second mobilise plutôt un registre rationnel et traite la ville dans sa dimension générique et globale. De la sorte, l’urbanisme vise à traduire une intention en aménagement concret, une vision en acte, avec comme préoccupation l’émergence d’un modèle transposable. Pour cela, il lui est nécessaire de s’appuyer sur la circonscription d’un territoire balisé, d’un « propre » (Certeau, 1990), à partir duquel il lui devient possible de concevoir et de déployer une stratégie. À l’inverse, les plaisirs paraissent pouvoir faire l’économie du principe de fondation, c’est-à-dire de l’opposition – du moins la distinction – entre un intérieur maîtrisé et un extérieur inconnu, et semblent difficilement pouvoir faire l’objet d’une capitalisation ou d’une reproduction. Finalement, de proches, plaisirs et urbanisme s’éloignent… D’ailleurs, lorsque Françoise Choay revisite les textes fondateurs de l’urbanisme occidental, elle appelle de ses vœux le dépassement entre, d’une part, une appréhension et organisation de l’espace bâti qui suit le plaisir et l’accomplissement de l’individu comme règle, et d’autre part le recours à un modèle qui, s’appuyant sur l’utopie, ne débouche que sur le contrôle social et la neutralisation des aspérités : « entre les procédures permissives épousant le désir et servant le plaisir, mais qui conduisent à l’encombrement et au chaos, et les procédures correctives et médicalisantes qui promeuvent un ordre rigide et totalitaire » (Choay, 1998). En somme, soit l’urbanisme fait des plaisirs un principe d’action et dans ce cas il s’expose à la dilution d’un de ses objectifs fondamentaux – la mise en ordre de l’espace bâti et des flux urbains –, soit il les ignore et se condamne de la sorte à la production d’une ville monolithique et d’une vie programmée. Finalement, la question qui est posée est celle du sérieux avec lequel l’urbanisme peut appréhender les plaisirs et de la mesure qu’il peut en faire. Pour tenter d’y répondre, c’est la constitution du mont Royal comme lieu de plaisirs pour les Montréalais, au travers des aménagements dont il a fait l’objet, qui sera mobilisée. Ensuite, il s’agira d’esquisser des pistes de réflexion afin de voir comment plaisirs et urbanisme peuvent s’accorder.

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Le mont Royal, du jardin au pôle récréatif : les plaisirs comme bien commun ?

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« L’histoire du jardin […] a toujours été considérée comme à part et peut-être aussi comme moins importante et dans une certaine mesure plus frivole que celle de l’urbanisme et de l’architecture […] le jardin,  »ornement » du sol, citadelle de l‘otium, cité du ciel ou lieu du mythe, a toujours été la métaphore de la ville et de la société, lieu désigné pour préfigurer une société réputée bien ordonnée et en exprimer l’idéologie. »

Secchi, 2006

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Composée de trois sommets dont le plus haut culmine à 234 mètres, la colline du mont Royal domine la Ville1 de Montréal et constitue un lieu emblématique pour ses habitants. Gravie par Jacques Cartier lors de son deuxième voyage au Nouveau Monde en 1535, elle est ainsi nommée par le navigateur en honneur à François Ier. Aujourd’hui, avec la présence de deux cimetières sur son versant ouest2, le cimetière Mont-Royal et le cimetière Notre-Dame-Des-Neiges, et du parc du Mont-Royal sur son versant est, la montagne constitue le deuxième attrait touristique de la métropole avec une fréquentation annuelle estimée à 5 000 000 de visiteurs.

C’est en 1874 que la Ville de Montréal engage l’architecte-paysagiste américain Frederick Law Olmsted qui, convaincu des vertus thérapeutiques de la nature en ville, propose l’aménagement d’un réseau de parcs sur le versant est de la colline. Inauguré le 24 mai 1876, le parc du Mont-Royal suit et rehausse les contours topographiques de la montagne, notamment par le biais d’aménagements paysagers et de plantations visant à accentuer l’impression de hauteur et de surplomb vis-à-vis de la ville.

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1. Plan d'aménagement du parc du Mont-Royal par Frederick Law Olmsted (Extrait du plan de Frederick Law Olmsted, Maison Smith, Montréal, 1877)

1. Plan d’aménagement du parc du Mont-Royal par Frederick Law Olmsted (Extrait du plan de Frederick Law Olmsted, Maison Smith, Montréal, 1877)

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Les travaux de Frederick Law Olmsted, qui a par ailleurs été en charge de la conception de Central Park à New-York, produisent une sorte d’oasis végétale et paysagère qui reflète les valeurs progressistes d’une partie de la société nord-américaine. Pour l’architecte-paysagiste américain, les grands parcs urbains en général, et le Mont-Royal en particulier, doivent permettre aux individus de se ressourcer en s’isolant des nuisances de la ville, de s’élever moralement au contact d’une nature la plus authentique possible et d’un paysage qui se révèle au fur et à mesure des sentiers pédestres. À la fin du XIXe siècle, on peut observer une tendance générale à l’implantation de grands parcs au sein du tissu urbain de plusieurs villes. Ces interventions paysagères recouvrent en fait une idéologie hygiéniste prenant la forme, simplifiée mais tenace, d’une double équation où la ville est associée aux vices et la nature à la vertu (Beaudet, 2013). À l’ordre esthétique se superpose un ordre moral qui privilégie l’expérience visuelle, l’entre-soi et la tempérance au détriment de l’expérience charnelle et du contact physique. Certes conçu pour être accessible à l’ensemble de la population montréalaise, notamment aux classes populaires, le parc du Mont-Royal, et plus largement la montagne, est toutefois majoritairement fréquenté par les bourgeoisies anglophone et francophone. Elles établissent leurs résidences à proximité et se retrouvent au club de golf du Fletcher’s Field, situé en contrebas du flanc est du parc. En cela, l’accessibilité aux plaisirs et divertissements sur la colline et ses abords semble être réservé aux notables locaux : « le caractère sacré de la montagne résulte donc du travail d’exclusion que les élites effectuent pour s’approprier le lieu et du même coup en déposséder les autres » (Dagenais, 2001).

Cependant, les années passent et les mœurs évoluent. Déjà, entre 1878 et 1896, le site du Fletcher’s Field a hébergé à plusieurs reprises l’Exposition provinciale, témoignant ainsi d’un changement d’usage des lieux. Dès le début du XXe siècle et après des travaux d’aplanissement, le site est définitivement converti en un parc récréatif – le parc Jeanne-Mance – qui accueille plusieurs équipements sportifs et de détente : terrains de tennis, de football, pataugeoires ainsi que bancs et arbres. Ces nouveaux aménagements sur le parc Jeanne-Mance traduisent un changement d’orientation dans l’appréhension du mont Royal qui désormais « constitue un environnement davantage cosmopolite » (Commission des biens culturels du Québec, 2005). Ainsi, dès 1932 le Chalet de la montagne est inauguré, suivi deux ans plus tard d’un théâtre d’été – toutefois détruit en 1962 – et en 1938 de la création d’un bassin artificiel, le lac aux Castors. Le site s’adapte au développement d’une culture des loisirs qui ne convoque plus tant la contemplation et l’entre-soi que les divertissements et la foule. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la montagne et le parc connaissent plusieurs opérations d’aménagement qui s’inscrivent dans un projet de modernisation et tentent d’articuler son caractère paysager à sa nouvelle vocation de lieu de divertissement. D’une part, il est nécessaire d’adapter le site aux évolutions de la société urbaine montréalaise, alors que l’automobile s’affirme comme la norme dans les modes de transports. D’autre part, il s’agit de protéger le patrimoine écologique et paysager que représente la montagne, sans toutefois l’enclaver vis-à-vis du reste de la métropole dont le tissu urbain se densifie et se verticalise. D’oasis et de refuge, le mont Royal est devenu un lieu de divertissement et de circulation qui exige d’offrir des équipements collectifs aux usagers. Cette volonté de combiner accessibilité du parc et intégrité de son écosystème connaît des fortunes diverses.

L’accessibilité du site devient une priorité comme l’illustre la construction, entre 1958 et 1961 et à même la roche de la montagne, de la voie Camillien-Houde. Rejoignant le Chemin Remembrance – qui avait accueilli dès 1924 une ligne de tramway – et reliant ainsi la ville d’est en ouest, elle permet d’accéder au sommet de la montagne en automobile tout en dévoilant le paysage du centre-ville et de ses gratte-ciel. La vocation panoramique du site est ainsi confirmée mais l’affluence du public n’est pas sans conséquences. En 1954, ont lieu les « coupes de la moralité » qui consistent en l’abattage d’arbustes et de bosquets, causant par la suite des problèmes d’érosion et rendant nécessaires des travaux de reboisement dans les années 1960. Cet épisode, valant à la montagne le surnom de « mont chauve », constitue en fait la réaction sans équivoque d’une partie de la société montréalaise aux comportements de certaines populations. Amants et malfaiteurs profitent en effet des zones les plus touffues du site pour se soustraire aux regards et y faire affaire. Cet événement illustre très bien, particulièrement au regard des principes paysagers qui orientent les aménagements sur le mont Royal, la permanence d’une idéologie qui associe lisibilité et visibilité à ordre moral d’une part, et mise en scène de soi à bienséance d’autre part. Peu de temps après, en 1962, est construit sur le chemin Remembrance le bâtiment de la cavalerie qui héberge la police montée patrouillant sur la montagne. La fréquentation sur la montagne ne faiblit pas. Durant la décennie suivante, le parc du Mont-Royal héberge une série d’expositions et de manifestations culturelles qui culminent en 1975 et en 1976, lors des célébrations de la Fête de la Saint-Jean-Baptiste – événement qui ne sera pas renouvelé au regard des dommages causés par l’affluence de milliers de personnes.

Finalement, lorsque l’on s’attache à décrire les opérations d’aménagement sur le mont Royal, force est de constater que l’urbanisme prend les plaisirs au sérieux. L’offre d’équipements collectifs ainsi que l’organisation d’événements festifs participent à faire du parc en particulier, et de la montagne en général, un pôle récréatif et un lieu de socialisation. Cette centralité mobilise les plaisirs dans leurs dimensions collective et fédératrice par l’entremise d’une double mise en scène : celle de la montagne au centre – mais en surplomb – de la ville, jouant sur l’alternance entre vision panoramique depuis les belvédères et fenêtres ponctuelles qui se dévoilent au gré des sentiers ; celle du spectateur qui peut trouver dans l’expérience paysagère que propose le mont Royal autant un moment de détente et de dépense qu’un moment d’introspection et de contemplation. Dans cette mise en scène se révèle l’expérience publique d’une urbanité cosmopolite propre à la grande ville, qui conjugue promiscuité et anonymat, familiarité et étrangeté. Aux plaisirs singuliers de l’entre-soi se surimposent ceux génériques et communs de la foire et de la foule.

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Négocier les plaisirs : dispositifs, sanctions et détournements

Ce survol historique de la constitution du mont Royal révèle la volonté de la part des pouvoirs publics de lutter contre les dégradations en préservant et en sécurisant le site de menaces telles que l’urbanisation ou la surutilisation. Que reste-t-il alors de l’intention première de l’architecte-paysagiste américain qui « conçut un parc public pour des loisirs passifs, la découverte de la nature et l’observation de la ville » (Foisy, 2000) ? Sans aucun doute, l’expérience visuelle et paysagère constitue l’héritage le plus pérenne. En revanche, de passifs les loisirs sont devenus actifs. Cependant, cette évolution n’est sans doute pas tant le fruit des aménagements récréatifs que celui d’un mouvement plus profond de la société montréalaise. À grands traits, ce mouvement est celui qui a marqué l’Occident dans les années 1960 et 1970, et dont les manifestations consistent en une individualisation des valeurs et modes de vie et en une libéralisation des mœurs et des corps. Toutefois à relativiser, particulièrement dans l’effectivité de l’émancipation individuelle qu’il prétend opérer, ce mouvement se traduit en tous les cas par une importance accrue des loisirs et du temps libéré au détriment de la besogne et du temps du travail. De là, et au regard de l’accroissement de la fréquentation du parc du Mont-Royal, il apparaît de nouveau nécessaire d’en repenser la gestion afin d’en maintenir l’utilité sociale et écologique. Or, ce regain d’intérêt pour la préservation et la mise en valeur de la colline n’est plus seulement porté par l’opérateur public, mais aussi par des associations locales3 qui voient le jour dès le début des années 1980. Une dizaine d’années plus tard, les premières consultations publiques4 sur le devenir du Mont-Royal prennent place. La multiplication des dispositifs de gestion et de mise en valeur du site aboutit à la création par décret du gouvernement du Québec en 2005 de l’Arrondissement historique et naturel du Mont-Royal et à la naissance, la même année, de la Table de concertation du Mont-Royal5. L’implication des différentes institutions qui sont présentes sur les flancs de la colline, pourrait laisser croire à une redéfinition de sa planification. Ce n’est pourtant pas le cas et, malgré les négociations entre les différents acteurs de la Table de concertation, le Mont-Royal demeure tiraillé entre « approches symbolique et gestionnaire. Entre totem intouchable et gâteau à partager » (Combe, 2010). Certes, sa construction patrimoniale témoigne d’une logique ascendante et négociée, en cela qu’elle prend en compte les revendications d’associations citoyennes. Néanmoins, ces dernières finissent par adopter l’approche rationaliste de l’opérateur public qui se traduit, en 2009, par l’adoption par la Ville de Montréal du Plan de protection et de mise en valeur du Mont-Royal. Ce Plan intègre dans le document complémentaire au Plan d’urbanisme une série de modifications. Celles-ci concernent autant la protection et la mise en valeur des paysages, en identifiant des nouvelles vues susceptibles d’intéresser certains visiteurs et en régulant l’éclairage des bâtiments et enseignes avoisinantes, que les milieux naturels, en luttant contre la minéralisation des avenues adjacentes, ou encore les milieux construits et aménagés, en limitant la hauteur6) et les taux d’implantation de nouvelles constructions ou d’agrandissements.

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2. Carte touristique de l'arrondissement historique et naturel du mont Royal (Ville de Montréal , 2014)

2. Carte touristique de l’arrondissement historique et naturel du mont Royal (Ville de Montréal , 2014)

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Pourtant, les négociations sur la préservation et le devenir de la colline ne se limitent pas aux dispositifs de concertation et concernent aussi directement ses usagers. L’articulation entre la nécessité de protéger l’intégrité de l’écosystème fragile et unique de la colline et la volonté d’en développer le potentiel récréatif et touristique se traduit au travers de l’établissement de parcours balisés de « découverte » du parc et des comportements à suivre. Ainsi, à l’entrée principale du parc sont localisés plusieurs panneaux qui renseignent sur les heures d’ouverture, de 6 heures à minuit, et dictent les comportements à adopter sur le site.

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3. Sanction des usages et détournement des supports sur le parc du Mont-Royal (Bussière, 2014)

3. Sanction des usages et détournement des supports sur le parc du Mont-Royal (Bussière, 2014)

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Le camping, les feux et la cueillette sont prohibés ainsi que la consommation d’alcool autrement que lors d’un pique-nique. Par ailleurs, il est interdit de circuler hors-sentiers. Ces injonctions, si elles poursuivent une volonté louable de préservation du site, illustrent l’appréhension formelle des plaisirs et le calcul utilitariste auquel ils sont soumis. Celui-ci porte sur les conséquences des usages et vise à maintenir l’utilité générale du site, en l’occurrence sa diversité écologique et son intégrité paysagère, au détriment de certains plaisirs s’il le faut. Parmi ces usages sanctionnés et prohibés, l’interdiction de circuler hors-sentiers constitue sans doute à la fois le plus crucial du point de vue de la gestion de la montagne et de la lutte contre l’érosion de ses flancs, et en même temps le plus restrictif du point de vue de l’usager. Alors que la principale valeur du mont Royal réside finalement dans le fait qu’il s’offre comme lieu hors des nuisances et contraintes de la vie urbaine, comme possibilité de s’en évader ponctuellement, il ne parvient pas à véritablement s’en extraire en convoquant l’argument sécuritaire et préventif : « la  »prévention situationnelle » est en particulier un dispositif qui vise à organiser la forme urbaine et architecturale de manière à  »prévenir » les usages délictueux » (Léger, 2012). Malgré ces dispositifs juridiques, plusieurs pratiques transgressives subsistent. Certaines d’entre elles se sont d’ailleurs paradoxalement « institutionnalisées » pour participer à une sorte de folklore local. Par exemple, l’entrée principale du parc du Mont-Royal est connue pour accueillir, lorsque les conditions climatiques le rendent possible, des vendeurs de cannabis et constitue aussi le point de ralliement, tous les 20 avril, des manifestations qui visent à obtenir sa légalisation7. Le même lieu accueille aussi l’événement des « tams-tams du mont Royal » qui consiste en un rassemblement spontané mais régulier, tous les dimanches des mois chauds, de musiciens qui proposent aux badauds une série de concerts improvisés. Aussi, si les usages sur le parc du Mont-Royal font l’objet d’une sanction par les pouvoirs publics, orientant par là les types de plaisirs que l’on peut éprouver, ils donnent à voir en même temps un détournement des règles de conduites à adopter. De ce point de vue là, la tolérance des pouvoirs publics et des services de police vis-à-vis des comportements illicites ou illégaux peut surprendre. À y regarder de plus près, elle s’explique sans doute par la forte appropriation du lieu par les habitants et il semblerait pour le moins maladroit de mettre un terme à ce qui s’apparente à une négociation réussie.

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(Dés)ordre et plaisirs : le jeu comme nouvel horizon urbanistique ?

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« L’usage éminent de la ville, c’est-à-dire des rues et des places, des édifices et des monuments, c’est la Fête. » Lefebvre, 2009

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4. Sortir des sentiers battus pour explorer ? (Jollivet, 2014)

4. Sortir des sentiers battus pour explorer ? (Jollivet, 2014)

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De cette discussion entre plaisirs et urbanisme, il ressort que l’un et l’autre évoluent de manière parallèle, ne parvenant finalement à se rencontrer que dans des rapports de défiance. D’une part, les plaisirs paraissent plutôt déterminés par le contexte social ou la trajectoire singulière des individus que par les aménagements physiques. D’autre part, l’urbanisme semble bien mal à l’aise lorsqu’il s’agit de saisir les pratiques qui procurent du plaisir autrement que dans leur utilité sociale, en l’occurrence l’émergence d’une centralité récréative, ou dans leurs conséquences spatiales, c’est-à-dire les dégâts éventuellement causés. Pour prendre les plaisirs au sérieux, l’urbanisme semble condamné à les neutraliser dans ce qu’ils ont de singuliers et d’imprévisibles, autrement dit à les rendre génériques. Pourtant, cette discussion constitue aussi l’opportunité d’un renouvellement de l’urbanisme.

C’est d’abord le modèle d’action que mobilise l’urbanisme qui peut être questionné et même remis en cause : « l’action urbaine contemporaine n’a pas besoin de modèles présentant un ordre constitué et stable » (Bourdin, 2009). Au regard de l’importance croissante de la mobilité des individus mais aussi de la part de plus en plus large que prennent les loisirs dans la vie quotidienne et dans le processus d’individualisation, il paraît opportun de dépasser un modèle urbanistique qui s’appuie encore sur un découpage formel et fonctionnel du territoire. Les plaisirs peuvent nourrir cette réflexion s’ils sont appréhendés au travers de leur mécanique : celle du désir de jouer avec soi et avec les autres. Or, ce chemin n’est pas vierge et a déjà été défriché par les situationnistes. Ces derniers militaient pour substituer la poésie, le vitalisme et l’expérimentation à la marchandise, à la machine et au spectacle, afin de permettre l’avènement d’un nouveau rapport à la ville et à la vie : « Le jeu désintéressé a pour vocation d’investir l’ensemble de la vie quotidienne […] Il forme le modèle de l’action non économique qui procure une jouissance à l’auteur et modifie le monde » (Bégout, 2013). Se pose toutefois la question de la capacité de l’urbanisme à survivre à un tel choc théorique. Cela impliquerait pour lui de considérer la ville non plus comme une machine qu’il faut constamment réparer ou encore comme un organisme pathogène, une « métastase » (Ascher, 1995), mais comme un milieu doté de caractéristiques singulières et respectables en tant que telles. Ce déplacement d’un modèle d’action utilitariste et économique vers un modèle attractif et ludique peut enfin se faire en questionnant l’impératif de l’agir sur l’espace, autrement dit l’utilité et la légitimité de l’urbanisme. Néanmoins, ce changement de perspective nécessiterait d’être encadré par un véritable exercice démocratique. Enfin, le développement récent de courants de recherche qui examinent le rapport affectif des individus à leurs espaces de vie, quotidiens ou ponctuels, enjoint les urbanistes à se saisir de ces affects, en particulier pour leur capacité à produire du lien : « Une conception renouvelée de l’action sur l’espace, prenant en compte la dimension affective, se doit désormais de reconnaître ce qui relie les individus, les habitants, les usagers, les professionnels de l’aménagement à l’espace. » (Feildel, 2013). En tous les cas, c’est une invitation à se pencher sur les mécanismes neurologiques et biochimiques qui structurent nos comportements et alimentent nos plaisirs. Autrement dit, les plaisirs se déploient au travers d’une tension entre normes sociales et pulsions animales, entre mise en scène de soi et déprise. Cet espace n’est pas tant celui de la transgression que celui du jeu, celui de la répétition que celui de l’invention, celui de la position que celui de la relation. La capacité de l’urbanisme à atteindre cet espace demeure une question ouverte. Peut-être faudrait-il qu’il se prenne moins au sérieux pour y accéder ?

PIERRE BUSSIERE

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Pierre Bussière est doctorant en urbanisme à la Faculté d’Aménagement de l’Université de Montréal. Il travaille sur la planification et la production des « nouvelles villes » à Hanoï (Vietnam) ainsi que sur les modes d’habiter qui s’y rattachent. Ses principaux centre d’intérêts concernent l’appropriation de l’espace par les habitants, les mobilités résidentielles, les modèles urbains et la théorie de la planification et de l’urbanisme.

pbquebec AT gmail DOT com

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Bibliographie

Ascher F., 1995, Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Odile Jacob, 346 p.

Beaudet G., 2013, « Urbanisme, paysagisme et paysage urbain : le Québec sous influence » in Paquet S., Mercier G. (dir.), Le paysage entre art et politique, Laval, Presses de l’Université Laval, 155-206.

Bégout B., 2013, Suburbia, Paris, Inculte, 357 p.

Bourdin A., 2009, Du bon usage de la ville, Paris, Descartes & Cie, 174 p.

Choay F., 1998, La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil, 384 p.

Combe L., 2010, « Approche symbolique ou gestionnaire ? L’effet du débat sur les choix de planification », L’Espace Politique, n° 10, 17 p.

Commission des biens culturels du Québec, 2005, Étude de caractérisation de l’arrondissement historique et naturel du Mont-Royal , Québec, 170 p.

Dagenais M., 2001, « Entre tradition et modernité : espaces et temps loisirs à Montréal et Toronto au XXe siècle », Canadian Historical Review, vol. 82, n° 2, 311-312.

Certeau (de) M., 1990, L’invention du quotidien I, arts de faire, Paris, Gallimard, 350 p.

Feildel B., 2013, « Vers un urbanisme affectif. Pour une prise en compte de la dimension sensible en aménagement et urbanisme », Norois, n° 227, 55-68.

Foisy O., Jacobs P., 2000, Les quatre saisons du mont Royal, Montréal, Méridien, 140 p.

Laborit H., 1971, L’homme et la ville, Paris, Flammarion, 214 p.

Lefebvre H., 2009, Le droit à la ville, Paris, Economica, 160 p.

Léger J.-M., 2012, Usage, Paris, la Villette, 79 p.

Secchi B., 2011, Première leçon d’urbanisme, Marseille, Parenthèses, 155 p.

Sennett R., 1992, La ville à vue d’oeil, urbanisme et société, Paris, Plon, 314 p.

Schön D., 1993, Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Logiques, 418 p.

Wiel M., 2007, Pour planifier les villes autrement, Paris, L’Harmattan, 244 p.

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  1. Lorsqu’il est employé avec une majuscule, le terme de « ville » désigne dans le droit municipal québécois la municipalité locale. []
  2. Les points cardinaux de Montréal ne respectent pas les représentations géographiques classiques et sont construits autour de l’axe de la rue Saint-Laurent. Toutefois, ce n’est pas cette représentation qui est ici adoptée mais bien celle traditionnelle. []
  3. Parmi celles-ci, citons « Les amis de la montagne », créée en 1986 et qui propose de nombreuses activités pédagogiques et sportives sur la montagne ainsi qu’une exposition sur son histoire et sa diversité écosystémique (04/02/14). []
  4. La dernière en date datant de 2007 et ayant été menée par l’Office de Consultation Publique de Montréal concernait l’aménagement d’aires de jeux et de pique-niques (04/02/14). []
  5. Les membres et observateurs de cette Table rassemblent plusieurs acteurs mais consistent, juridiquement parlant, en des personnes morales dont la liste peut être consultée ici. []
  6. La limitation des hauteurs construites à Montréal datant du début du XXè siècle limitait jusque dans les années 30 la hauteur des bâtiments à 10 étages. Aujourd’hui, le règlement en vigueur fait du mont Royal l’étalon à ne pas dépasser : http://imtl.org/template.php?TYPE=1 (04/02/14 []
  7. Voir notamment http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201304/20/01-4642946-des-milliers-de-personnes-fument-un-joint-sur-le-mont-royal.php (04/02/14). []

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