Vu / Lausanne Jardins 2014 : imaginer une « nature » adaptée à la ville mobile, durable et sociale

Lionel Francou

 

Pour sa cinquième édition, Lausanne Jardins1 s’est déployée au cœur même de la ville en y installant pas moins de vingt-neuf « jardins » (dont deux ont la particularité d’être mobiles) qui peuvent être vus du 14 juin au 11 octobre 2014. Cette manifestation, qui s’est déjà déroulée en 1997, 2000, 2004 et 2009, cherche à mettre en avant « l’art du jardin contemporain à travers des aménagements éphémères réalisés dans différentes situations urbaines »2. Le titre de cette édition, Landing, renvoie au choix de la localisation des différents sites qui s’est fait en lançant des graines sur une carte de la ville. À partir de ces graines, une multitude de projets ont pris forme (398 propositions ont été formulées) dans le cadre d’un concours international d’idées3 qui a débouché sur la sélection des installations que l’on peut aujourd’hui observer, inscrites physiquement dans les espaces publics urbains lausannois. Les projets devaient notamment imaginer de nouvelles façons d’installer le végétal en ville, afin de le rendre mobile, mais également mettre en valeur la « diversité urbanistique, architecturale et historique »4 du centre-ville.

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Des jardins mobiles pour une ville en mouvement ?

La mobilité est une thématique transversale à cette édition de la manifestation. Un certain nombre de projets repensent complètement la logistique de la réimplantation de la nature végétale dans l’environnement urbain. Ainsi, plusieurs jardins sont totalement mobiles, à l’arrêt seulement de façon (très) temporaire, tels ces topiaires à roulettes qui se poussent, tandis que d’autres ont vocation à être déplacés en un rien de temps d’un espace à un autre, au gré des besoins et des évènements ; ce qui nécessite de penser le contenant (des sacs ou un container, par exemple) pour en faciliter le transport.

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Une « forêt en sac », sur les marches de la Basilique Notre-Dame (Francou, 8 juillet 2014)

Une « forêt en sac », sur les marches de la Basilique Notre-Dame (Francou, 8 juillet 2014)

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Un conteneur qui fait surgir un « morceau de jungle » en pleine ville (Francou, 8 juillet 2014)

Un conteneur qui fait surgir un « morceau de jungle » en pleine ville (Francou, 8 juillet 2014)

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Certains travaux récents mettent en avant l’importance que joue la mobilité dans le façonnement de la vie et des espaces urbains contemporains. Pour Fred Dervin et Aleksandra Ljalikova (2008), qui ont dirigé un ouvrage collectif sur l’hypermobilité, la mobilité prend aujourd’hui des formes toujours plus nombreuses et intenses à l’impact certain sur les existences individuelles et collectives. Quant à Michel Lussaut (2009), il considère que la vie urbaine est une « vie mobile, où chacun se meut, en empruntant tous les modes possibles et imaginables, où les objets sont déplacés en permanence, où les flux immatériels circulent sans cesse, avec cette puissance sidérante que confèrent les capacités de débit des réseaux et l’instantanéité du transfert informationnel et de sa médiatisation » (p. 747). Cette manifestation invite à repenser l’opposition traditionnelle entre la nature et la ville, à la dépasser, pour imaginer les conditions d’une installation réussie de la végétation là où personne ne l’attend ; en dehors des « espaces verts » traditionnels qui, le plus souvent, sont créateurs de limites (à l’imagination, à la végétation, à leur propre appropriation, etc.). Des jardins (en partie) mobiles sont une façon originale de mettre au jour la tension qui existe entre une végétation reléguée dans quelques espaces-sanctuaires immobiles et une vie urbaine toujours plus marquée par le temps qui passe et les mouvements qui y prennent place.

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Une ville durable et sociale

Au-delà de cet objectif qui consiste à rendre la végétation plus mobile et à faire évoluer les contours du cadre à partir duquel on appréhende les rapports entre la ville et la nature, deux dimensions mises en avant dans les jardins de l’évènement méritent, à nos yeux, qu’on s’y attarde. D’une part, l’installation d’un potager urbain et d’une imposante serre sur le toit d’un immeuble permet de faire découvrir l’agriculture urbaine à la population et invite à prendre en compte les nombreux espaces inutilisés ou considérés a priori comme inutilisables. Le développement de l’agriculture urbaine combinerait plusieurs avantages, parmi lesquels la découverte de nouveaux espaces disponibles dans les centres urbains caractérisés par leur rareté, la recherche d’une certaine esthétique, la réintroduction de la végétation dans le paysage urbain et le développement d’une activité économique ou de loisir de proximité. L’agriculture urbaine connaît un succès grandissant à travers le monde, sous des formes diverses et variées (Dehaene, 2014), et certains y voient un outil majeur à exploiter lors des opérations de revitalisation urbaine (Eripret, 2011).

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Francou 4

Le potager urbain sous serre, pris sous deux angles différents, donne une affectation à ce qui n’était auparavant qu’un toit (Francou, 8 juillet 2014).

Le potager urbain sous serre, pris sous deux angles différents, donne une affectation à ce qui n’était auparavant qu’un toit (Francou, 8 juillet 2014).

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D’autre part, dans une perspective de développement durable englobant une dimension sociale, plusieurs jardins cherchent à figurer ou à stimuler la cohésion sociale et la qualité de vie en ville. La « garden balance » nécessite, pour « pouvoir cueillir les fruits, légumes et herbes aromatiques » qui se trouvent sous une cage, la collaboration entre deux individus : lorsque le premier soulève l’armature par un effet de levier, le second peut commencer la cueillette. Quant aux fleurs « en libre-service », elles incitent les citadins à se servir librement ; en toute confiance, il est attendu des cueilleurs qu’ils laissent quelques pièces derrière eux.

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Trois cages à bascule, sur l’Esplanade de Montbenon, le long du Lac Léman (Francou, 8 juillet 2014)

Trois cages à bascule, sur l’Esplanade de Montbenon, le long du Lac Léman (Francou, 8 juillet 2014)

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Place de la Riponne, des rangées de plantations qui offrent leurs fleurs « en libre-service » (Francou, 8 juillet 2014).

Place de la Riponne, des rangées de plantations qui offrent leurs fleurs « en libre-service » (Francou, 8 juillet 2014)

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Avec Landing, Lausanne Jardins invite un large public et, avant lui, tous ceux qui ont déposé des projets de jardins, à s’interroger sur les diverses façons d’articuler la nature végétale et la ville. Bien que le contraste visuel y soit rarement saisissant étant donné que la ville est déjà largement verte, avec ses 26 m² d’espaces verts publics par habitant5, ces installations temporaires forment un ensemble cohérent et digne d’intérêt dont nous avons ici présenté certaines parties qui ont plus particulièrement aiguisé notre intérêt. L’entreprise de Lausanne Jardins fait sens aujourd’hui et a tout naturellement sa place dans Urbanités étant donné que les jardins urbains, comme l’affirme Marie-Jo Menozzi (2014 : 20) qui a dirigé un ouvrage sur la question, « sont au cœur des enjeux de nos sociétés contemporaines », de par le rôle qu’ils ont à jouer en faveur de la qualité de vie et de la vie sociale des citadins, ainsi que pour accroître la préservation de la biodiversité, notamment. Ils sont aussi une interface entre la nature et la ville et les témoins d’une relation qui, souvent, gagnerait à être améliorée.

Lionel Francou

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Lionel Francou est étudiant en sociologie à l’Université catholique de Louvain. Il réalise un mémoire sur les nouveaux acteurs d’une surveillance non policière des comportements dans les espaces publics urbains de Bruxelles. Il est aussi l’auteur de plusieurs recensions publiées par la revue Lectures.

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Bibliographie

Dehaene M. (2014), Agricultures urbaines, de l’utopie à la réalité. Tour d’horizon des initiatives en Europe et Amérique du Nord, Paris, Ulmer.

Dervin F., Ljalikova A. (dir.) (2008), Regards sur les mondes hypermobiles. Mythes et réalités, Paris, L’Harmattan.

Eripret M. (2011), L’Agriculture Urbaine : ou comment rendre les villes plus viables et plus vivables, étude de cas à Montréal, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes.

Lussault M. (2009), « Urbain mondialisé », in J.-M. Stébé et H. Marchal (dir.), Traité sur la ville, Paris, Presses Universitaires de France, p. 723-771.

Menozzi M.-J. (dir.) (2014), Les jardins dans la ville entre nature et culture, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

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  1. Pour quelques photos, voyez la page Instagram de Lausanne Jardins. URL : http://instagram.com/lausanne_jardins_2014. []
  2. Page Historique du site de la manifestation. URL : http://lausannejardins.ch/fr/a-propos/historique-lausanne-jardins. []
  3. Pour une présentation du concours et de ses résultats, voyez Cedric van der Poel (2013), « ‘‘Landing’’ – Des jardins prototypes pour Lausanne Jardins 2014 », Tracés. Bulletin technique de la Suisse romande, n° 8. []
  4. Page Concours du site de la manifestation. URL : http://lausannejardins.ch/fr/a-propos/concours. []
  5. Page consacrée au service des parcs et domaines de la Ville de Lausanne sur le site de la manifestation. URL : http://lausannejardins.ch/fr/a-propos/spadom. []

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