Amérique du Nord / La recherche de l’authenticité sur la Main (Montréal) ou les constructions d’une expérience urbaine

Marie-Laure Poulot

L’article de Marie-Laure Poulot au format PDF


« Le boulevard Saint-Laurent a toujours eu son identité, qui est toujours la même, c’est-à-dire que c’est une artère de un, qui est historique, et de deux, qui est non-conformiste et qui est authentique »1. Ce sont les termes retenus par un des commerçants du boulevard Saint-Laurent pour décrire cette artère traversant du nord au sud la ville de Montréal. Cette dernière parcourt plusieurs anciens quartiers de l’immigration, du Vieux-Montréal à la Petite Italie, en passant par le quartier chinois, le secteur juif et portugais et le Mile End, ancien quartier multiethnique en voie de gentrification. Les six kilomètres de la rue, du Vieux-Port à la rue Jean-Talon, sont désignés en 1996 au patrimoine fédéral canadien comme « secteur historique rappelant le développement des communautés culturelles »2. L’authenticité, au sens de ce qui est vrai et sincère, constitue, pour de nombreuses institutions locales, nationales et internationales (Ville de Montréal3, Parcs Canada4, UNESCO5), un des critères patrimoniaux fondamentaux, aux côtés de l’ancienneté, la rareté, la significativité et la beauté (Choay, 1992 ; Heinich, 2009). Appréhendée comme une valeur positive, elle est le plus souvent opposée à « l’artificiel » (Lévy, 2003) et peut être définie comme « la continuité du lien entre l’objet en question et son origine » (Heinich, 2009 : 239). Mon propos est d’interroger le discours de promotion de l’authenticité qu’utilisent les différents acteurs et usagers du Boulevard Saint-Laurent et les représentations et valeurs associées.

Les recherches sur l’authenticité et sa quête se réfèrent surtout à l’expérience touristique (MIT, 2002), où la « résurgence du vrai » (Spretnak, 1999) supposée survenir dans certains espaces est souvent étroitement liée à une construction nostalgique du passé. Les actions cherchant à répondre aux attentes du « tourist gaze » (regard du touriste) (Urry, 1990) s’attachent notamment à rénover et restaurer des sites historiques, à créer une image de marque de l’espace autour de savoir-faire, artisanats ou arts locaux, ou encore à souligner le caractère unique de certains produits, en particulier alimentaires, dits ethniques ou « du terroir » (Delfosse, 1997). La mise en tourisme de ces espaces équivaut alors à une mise en scène de ce qui est décrété authentique (staged authenticity) (MacCannell, 1973). Dans cette logique, certains quartiers pluriethniques sont sélectionnés et redéfinis comme destinations touristiques et de loisirs (Shaw et al., 2004 : 1996) susceptibles d’offrir une expérience exotique aux touristes, à tel point que les pouvoirs publics y développement une véritable stratégie de branding, c’est-à-dire de labellisation (portes d’entrées, couleurs associées à l’origine nationale ou ethnique, nom particulier du quartier, etc.). Il en est ainsi sur le boulevard Saint-Laurent, du quartier chinois ou de la petite Italie, qui, selon les guides touristiques, convient les visiteurs à « an effortless voyage into some distant enchantments »6) (Zelinski, 1985 : 54). « Streets and neighbourhoods, whose very names once signified the poverty of marginalised communities, are repositioned to attract people with sophisticated, cosmopolitan tastes. »7) (Shaw et al., 2004 : 1983).

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Figure 1 : Le Branding de la Petite Italie : un marquage de l’espace avec le nom du quartier, des couleurs et des arches d’entrée et de sortie (Poulot, 2011, 2012)

Figure 1 : Le Branding de la Petite Italie : un marquage de l’espace avec le nom du quartier, des couleurs et des arches d’entrée et de sortie (Poulot, 2011, 2012)

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Avec la perte de la vocation résidentielle du « corridor d’immigration »8, le boulevard Saint-Laurent ne deviendrait-il qu’un lieu de consommation, ou, comme le décrit le guide touristique officiel de la ville, « l’une des rues les plus “tendances” de Montréal. Appelé aussi “la Main”, c’est un lieu où l’on peut vivre de nombreuses expériences : ses multiples restaurants font parcourir le monde entier (…) »9 ? Peut-on encore parler d’authenticité ? De fait, ainsi que l’explique Sharon Zukin (2010) aujourd’hui, l’authenticité louée par Jane Jacobs (1961) reposait sur des communautés ethniques de la classe ouvrière, qui ont peu à peu disparu des quartiers centraux des villes nord-américaines, à la faveur des processus de gentrification (Ley, 1996 ; Smith, 1996, Bidou-Zachariasen, 2003). Si les bâtiments restent les mêmes, la population qui créait la convivialité et le « sense of community » a été remplacée. À Montréal, les communautés juive, italienne, portugaise ou chinoise issues de l’immigration n’habitent plus à proximité du boulevard, mais elles y ont laissé leurs marques, de manière plus ou moins visible dans le paysage urbain, notamment par leurs commerces. Certains résidents actuels tentent aujourd’hui de conserver ces marques du passé immigrant envisagées comme preuves de l’authenticité du boulevard Saint-Laurent. Quelles sont les valeurs véhiculées par le terme « authentique » selon les différents acteurs pour qualifier le boulevard, dans la partie sud de l’arrondissement du Plateau Mont-Royal, entre la rue Sherbrooke et l’avenue Mont-Royal ? Et quels sont les impacts de cette construction d’un discours sur l’authentique dans l’espace urbain ?

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Figure 2 : Le boulevard Saint-Laurent entre la rue Sherbrooke et l’avenue Mont-Royal (source : OpenStreepMap.org (site consulté le 27 janvier 2014) ; réalisation : Poulot, 2013)

Figure 2 : Le boulevard Saint-Laurent entre la rue Sherbrooke et l’avenue Mont-Royal (source : OpenStreepMap.org (site consulté le 27 janvier 2014) ; réalisation : Poulot, 2013)

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L’authentique ou la préservation du passé immigrant de la rue : établir une continuité historique par le cosmospolitisme de bouche

L’authenticité dans le cas du boulevard Saint-Laurent est associée, autant par les institutions que par des associations du patrimoine, à son rôle historique mais aussi à l’altérité, dans l’apport des communautés ethnoculturelles à la société montréalaise : « le boulevard compte encore de grandes institutions reconnues pour leur ancienneté et leur authenticité »10. Plusieurs initiatives marketing soulignent ce caractère multiculturel et historique du boulevard à différentes échelles, dans son ensemble, dans certains secteurs ou certains lieux particuliers. Portées tout particulièrement par la Société de développement du boulevard Saint-Laurent (SDBSL)11, elles consacrent surtout la promotion de ce que j’appellerai le « cosmopolitisme de bouche », englobant restaurants, cafés et magasins d’alimentation « ethniques » ou « exotiques ». Les usagers du boulevard sont très attachés à ces commerces datant de l’immigration européenne sur le boulevard, qu’il s’agisse de la charcuterie hongroise, de la boucherie-charcuterie Slovenia ou encore de la rôtisserie portugaise CocoRico. Le tronçon qui « abrite les plus anciens commerces de la Main tels que Warshaw, St-Lawrence Bakery, Pecker Hardware, Moishes, la Main Smoked Meat, Schwartz, Bersons & fils, la vieille Europe, tous sur le boulevard depuis plus d’une génération »12 est d’ailleurs appelé « la Main authentique » par l’association de commerçants. C’est ici l’ancienneté des commerces qui forge l’authenticité, alors que le bâti n’est pas à l’abri de transformations et dégradations. L’analyse vaut également à une échelle plus fine, puisque le restaurant de smoked-meat (viande fumée) chez Schwartz’s aurait conservé une « ambiance toujours authentique aux couleurs de la Main »13 : « depuis 80 ans, presque rien n’a changé : ni la recette secrète, ni l’ambiance, pas même la file d’attente ! »14, en dépit d’un agrandissement du restaurant avec l’ouverture de Chez Schwartz’s à côté pour la vente de plats à emporter.

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Figure 3 : Le restaurant Chez Shwartz’s et son extension sur la gauche de la photographie : Chez Schwartz’s à côté (Poulot, 2013)

Figure 3 : Le restaurant Chez Shwartz’s et son extension sur la gauche de la photographie : Chez Schwartz’s à côté (Poulot, 2013)

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Cette transformation n’est pourtant pas perçue comme une « dénaturation » pour reprendre les termes de Nathalie Heinich (2009), mais comme un symbole de la longévité et de la réussite commerciale du restaurant. Deux stratégies se repèrent chez les commerçants : quand certains figent les lieux au point d’être qualifiés de musées par les habitants, d’autres font évoluer leur offre commerciale afin de répondre aux transformations de la demande. Ainsi, les propriétaires de Café Lino dans la Petite Italie ont choisi d’élargir leur gamme commerciale en proposant des machines à expresso, mais surtout leur propre mélange de café. La librairie espagnole n’est pas en reste, qui a adjoint aux livres et CD une multitude de produits, notamment alimentaires, non plus seulement d’Espagne, mais originaires de l’ensemble des pays hispanophones. L’origine ethnique ou le lien au pays d’origine comme garant de l’authenticité est alors à géométrie variable. Si un habitant du secteur d’origine portugaise qualifie d’ « authentique » un petit bistro qu’il trouve « du genre qu’on trouve au Portugal dans les petits villages »15, pour d’autres, une origine globalement « européenne » suffit comme gage d’authenticité. Une résidente de la rue explique ainsi l’importance de certaines « institutions » fondées par des immigrants et reprises par des membres des vagues d’immigration ultérieures : « à la Vieille Europe, les gens sont fort sympathiques, mais c’est peut-être pas eux qui ont fondé le magasin. C’est des Portugais aujourd’hui, les Portugais sont arrivés dans les années 60. Je pense que la boutique existait avant, qu’ils ont repris quelque chose et l’ont fait prospérer, avec des trucs authentiques…. »16.

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Créer une rue commerçante originale : quand authentique rime avec urbanité

En plus d’englober ancienneté et altérité européennes en opposition au récent, l’authenticité se définit pour les commerçants et les usagers comme un vecteur d’urbanité et d’originalité à rebours des espaces commerciaux de banlieues considérés comme aseptisés et présentant une offre standardisée tant dans leurs produits que dans leurs conceptions. Un ancien résident anglophone de la banlieue sud, habitant désormais à Montréal à proximité du boulevard décrit ainsi sa première découverte de la rue :

« When I got there, I though “whoah, this is really authentic, this is what a real city is supposed to be !” And that’s why it was so amazing for me at first. Because this place was genuine, it was authentic; there was no corporate bullshit there. And there’s lot of artists. And there’s also tons of immigrant businesses so you’d meet all this amazing people from all over the world, you know, running the bars and the cafés, and things like that. It was a different world for me as a teenager, a completely different world from being in the suburbs, where everything was boring and plastic and generic and snobby »17

Les « chaînes » sont décriées par les usagers et l’association de commerçants du boulevard, allant à l’encontre de la proximité, entendue comme facteur de qualité de vie, que l’on peut trouver aux abords de la rue. Les commerces familiaux constitueraient a contrario l’identité du boulevard, sorte de rempart contre la marchandisation des rapports sociaux et la recherche du profit. Un ancien employé d’une rôtisserie portugaise explique ainsi l’évolution du commerce :

« C’est resté petit, comme la vaste majorité des entreprises sur le boulevard Saint-Laurent. Elle demeure authentique. On ne devient pas une franchise ! Nombre de fois qu’on s’est fait offrir la possibilité de franchiser la place et on refuse. C’est de garder l’authenticité, la réalité de la chose, et non pas d’aller dans l’appât du gain. »18

L’implantation de la chaine Pharmaprix en lieu et place de l’ancien magasin d’alimentation Warshaw a été dénoncée comme « the end of an era » (la fin d’une époque)19, suscitant nostalgies et regrets chez les usagers, des sentiments relayés dans la presse locale, francophone comme anglophone. Les grandes surfaces entraînant la banalisation des paysages commerciaux sont ainsi rejetées, afin de différencier le boulevard par rapport aux espaces marchands de la banlieue, mais aussi par rapport aux autres rues montréalaises et plus globalement nord-américaines. Le boulevard Saint-Laurent serait différent de la rue Sainte-Catherine, la rue commerçante Est-Ouest la plus importante de la ville et comportant des centres commerciaux et de très nombreuses chaînes internationales.

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Figure 4 : Le magasin Pharmaprix, qui a remplacé le magasin Warshaw, jouxte l’épicerie la Vieille Europe (Poulot, 2011)

Figure 4 : Le magasin Pharmaprix, qui a remplacé le magasin Warshaw, jouxte l’épicerie la Vieille Europe (Poulot, 2011)

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L’attachement aux mom and pop’s businesses (magasins familiaux) dans une logique de distinction (Bourdieu, 1979) entraîne des actions de branding particulières. La campagne publicitaire de 2010 lancée par la société de développement du boulevard Saint-Laurent, qui « souhaite communiquer les forces de la Main, notamment son authenticité et son originalité », joue sur les contraires pour souligner ce que l’on peut tout trouver sur la Main : « La Main, c’est le jour & la nuit », « clubs sociaux vs clubs disco » ou encore « pierres tombales vs pierres précieuses ». L’objectif est de mettre l’accent « sur ses commerçants qui présentent une offre différente, audacieuse, non-conformiste » et in fine, « inciter les gens à venir sur le boulevard, en les invitant à remarquer tout ce qui rend ce lieu authentique et qui lui confère son charme »20. Comme l’explique le directeur de la Société de développement commercial, l’originalité du boulevard résiderait dans la mixité et la diversité de son offre commerciale :

« ce n’est pas un centre d’achat, ni une rue où est-ce qu’il y a un seul type d’entreprise. Bien sûr, il y a le night life. Mais ya bien sûr les détaillants, les restaurants, ya des p’tits bistrots, ya des ptits cafés, ya de tout, ya littéralement de tout. Et en plus, aux étages, c’est tout aussi varié. Alors comment donner une identité à ça ? Mais son identité elle est là, c’est ça. C’est cette mixité, non conformiste qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Et où nulle part ailleurs, on ne peut même pas essayer de reproduire cette ambiance. »21

Les actions de revitalisation engagées sur le boulevard par la municipalité, les arrondissements et la Société de développement cherchent ainsi à le faire « sans toutefois ‘l’aseptiser’, compromettre son authenticité »22. C’est aussi cette « ambiance unique » qui est recherchée par les résidents et usagers de la rue commerciale, où la proximité rime avec une expérience citadine originale.

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Flâner et magasiner sur la Main : une expérience authentique… pour les gentrifieurs ?

Ainsi, ce ne sont pas les anciens résidents immigrants ou descendants de l’immigration qui forment l’authenticité recherchée, mais surtout les commerces qui se trouvent le long du boulevard. L’ancienneté et la provenance de ces commerces traduisent l’histoire du territoire et les relations de proximité des mom and pop’s businesses créent un sentiment d’appartenance et de « communauté ». Les évènements tels que les ventes de rue ou les festivités – Mix’arts, frénésies de la Main, Dimanches du Portugal, Semaine italienne de Montréal – sont autant d’espaces-temps qui constituent des représentations d’une communauté villageoise, inscrites dans une autre temporalité. Ces lieux (commerces, restaurants) et ces temporalités (fêtes) participent des cosmopolitan canopies (canopées cosmopolites) (Anderson, 2004) où la diversité serait vécue avec tolérance et intérêt dans une sorte de convivialité privilégiée en ville. Mais ces espaces sont l’apanage des classes moyennes et supérieures. Cette « restriction » de la représentation de l’authenticité actuelle à une certaine catégorie de personnes va de pair avec la gentrification du quartier. Une ancienne conseillère à l’arrondissement du Plateau Mont-Royal lie d’ailleurs authenticité, cosmopolitisme et gentrification :

« Oui, c’est authentique, car il y a une vraie présence cosmopolite. (…) Et d’ailleurs, c’est pas si  différent de la réalité : même si beaucoup d’immigrants sont partis, les propriétaires sont encore des gens issus de l’immigration (…). Et de plus, il y a des anglophones qui viennent habiter le Plateau : ces gens très ouverts veulent habiter en milieu cosmopolite et veulent que leurs enfants aillent dans des écoles francophones. »23

Cette assimilation de l’authentique de la Main à son urbanité cosmopolite renvoie aussi aux valeurs avancées par les gentrifieurs – ou plutôt les social preservasionists (les « préservasionnistes sociaux ») pour reprendre les termes de Japonica Brown-Saracino (2009) – pour justifier leur choix de résidence dans les quartiers centraux. Les éléments de marquage ethnique (drapeaux, langues sur les enseignes, étals de produits, etc.), c’est-à-dire l’altérité mise en visibilité, sont souvent évoqués. De surcroît, comme le souligne Damaris Rose (2006) pour le Plateau Mont-Royal, les commerces d’alimentation tiennent une place de choix dans ces représentations de l’authenticité. Dans leur expérience urbaine du boulevard Saint-Laurent, les habitants recherchent ainsi certains commerces, le tout dans une approche multisensorielle (Poulot, 2013).  En plus de la vue ou du plaisir de toucher les étals, l’odorat revient régulièrement pour décrire la rue : les senteurs du quartier chinois, le poulet grillé, le smoked-meat s’imposent dans les discours des habitants. Une habitante actuelle du boulevard cite par exemple l’épicerie Segal pour ses prix, mais aussi pour les odeurs : « Nous on l’appelle “l’épicerie qui pue”, parce qu’y a […] les grandes morues séchées dans le fond du magasin ». Le « manger européen » qui se développe dans les années 1940-1950 est volontiers rattaché par les habitants au boulevard Saint-Laurent et à ses environs : le « cosmopolitisme de bouche » reste prégnant dans les représentations et s’impose comme l’une des particularités de la rue. Comme l’explique une habitante du boulevard : « chaque restaurant qui est là authentique depuis longtemps où on peut manger bien, chaque commerce où on peut se fournir quelque chose de qualité, qui est dans une perspective logique, durable, etc. va m’intéresser ! »24

Mais l’espace du boulevard entre la rue Sherbrooke et l’avenue Mont-Royal n’est pas homogène. L’activité des bars et boîtes de nuit, notamment dans la partie sud du boulevard entre la rue Sherbrooke et Prince-Arthur, est critiquée comme une uniformisation de l’offre commerciale. Cette partie de la rue attirerait par ailleurs non pas les habitants du quartier, mais des personnes de l’extérieur. Ces derniers sont perçus comme une menace à l’authenticité du quartier. L’aspect dégradé de certains immeubles, les tags ou encore la présence d’itinérants (sans domicile fixe) sont parfois avancés comme symboles d’une identité particulière de la rue, faite à la fois de différence et de marginalité. Parallèlement, des plaintes contre le bruit ou la saleté de même que les actions prises par l’arrondissement quant aux horaires des concerts en plein air ou par la Société de développement afin de résoudre le problème des graffitis, sont autant d’indices de l’ambiguïté de cette authenticité recherchée : il s’agit en effet d’une construction narrative, qui conserve certains aspects tout en en condamnant d’autres. Cette idée d’authenticité est non seulement présente comme raison dans les discours de ceux qui sont venus habiter le quartier, mais aussi dans ceux des personnes l’ayant quitté : la distance et les mobilités permettent un autre regard sur le quartier, justifiant parfois une certaine nostalgie. Un ancien habitant d’origine portugaise y retourne ainsi, accomplissant une sorte de « pèlerinage »25. Enfin, l’évolution de l’offre commerciale des petites épiceries européennes et des restaurants amène certains « anciens » habitants à remettre en cause l’authenticité du boulevard. Une ancienne habitante de la Petite Italie d’origine italienne déplore la perte d’authenticité des commerces de son quartier d’enfance : « si on regarde le nombre de commerces qui sont là, et qui sont vraiment italiens, alors… C’est plus authentique comme avant… »26. La disparition et le renouvellement des commerces, ainsi que les constructions de lieux destinés à une classe supérieure, amènent certains résidents à évoquer une perte de l’authenticité.

 

L’authenticité, comme construit social, est donc bien productrice de valeur, ce qui justifie l’attrait que peut avoir cette artère : la mise en avant de l’authenticité favorise la valeur marchande du lieu et accélère le renouvellement des habitants. L’authenticité recherchée par les gentrifieurs comme expérience d’une communauté, de la proximité en dehors de rapports économiques devient en fait elle-même marchandise, mise en œuvre dans une stratégie de branding soutenue par les autorités municipales et par la Société de développement du boulevard, afin d’attirer investisseurs et nouveaux résidents. Cette stratégie comprend des actions diverses, depuis des évènements commerciaux et promotionnels à l’instauration d’une brigade de propreté et de sécurité, en passant par des campagnes publicitaires et l’octroi de subventions aux commerçants souhaitant rénover leurs commerces. Certains résidents voient l’authenticité comme un caractère « non orchestré » du développement de la rue soulignant la permanence des commerces immigrants. Dans tous les cas, cette authenticité mise en scène, créatrice d’un paysage, d’une ambiance participe d’un désir d’expérience urbaine appuyée à des formes de consommation revendiquée tant par les gentrifieurs que par les touristes internationaux (Zukin, 2008).

Marie-Laure Poulot

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Marie-Laure Poulot est doctorante en géographie et ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre.

marielaure.poulot AT yahoo DOT fr

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Bibliographie

Anderson E., 2004, « The Cosmopolitan Canopy », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, pp. 14-31

Bidou-Zachariasen C., (sous la dir. de), 2003, Retours en ville, Paris, Descartes et Cie.

Bourdieu P., 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les éditions de Minuit

Brown-Saracino J., 2009, A Neighborhood That Never Changes: Gentrification, Social Preservation, and the Search for Authenticity, Chicago, IL, University of Chicago Press.

Choay F., 1992, L’Allégorie du patrimoine, Paris : Seuil.

Delfosse C., 1997, « Noms de pays et produits du terroir : enjeux des dénominations géographiques », L’Espace géographique, 26 n°3, pp. 222-230

Équipe MIT, 2002, Tourismes 1. Lieux communs, Paris, Belin

Heinich N., 2009, La fabrique du patrimoine. « De la cathédrale à la petite cuillère », Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme

Jacobs J., 1961, The Death and Life of Great American cities, New York, Random House

Lévy J., 2003, article « artificiel/authentique », in Lévy J. & Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin

Ley D, 1996, The New Middle Class and the Remaking of the Central City, Oxford University Press.

Ocejo R. E., 2011, « The Early Gentrifier: Weaving a Nostalgia Narrative on the Lower East Side », City & Community 10:3

Poulot M.L., 2013, « Des patrimoines urbains intimes : récits de vie et constructions mémorielles autour du boulevard Saint-Laurent », in Fourcade Marie-Blanche, Aubertin Marie-Noëlle (dir.), Patrimoines urbains en récit, Presses de l’université du Québec, collection Nouveaux Patrimoines, p. 119-142

Rose D., « Les atouts des quartiers en voie de gentrification : du discours mmunicipal à celui des acheteurs. Le cas de Montréal », Les presses de Science Po, Sociétés contemporaines, 2006/3. N°63, pp. 39-61

Shaw S., Bagwell S. et Karmowska J., 2004, « Ethnoscapes as spectacle : reimaging multicultural districts as new destinations for leisure and tourism consumption », Urban Studies, vol. 41, n°10, pp. 1983-2000

Smith N., 1996, The New Urban Frontier, Routledge

Spretnak C., 1999, The resurgence of the real : Body, nature and place in a hypermodern world, New York, Routledge

Urry J., 1990, 2002, The tourist gaze, Londres, Sage

Zelinski, W. (1985) « The roving palate: North America’s ethnic restaurant cuisines », Geoforum, 16(1), pp. 51–71.

Zukin S., 2010, Naked City: The Death and Life of Authentic Urban Places, New York: Oxford University Press

Zukin S., 2008, « Consuming authenticity. From outposts of difference to means of exclusion », Cultural Studies, vol.22, n°5, pp. 724-748

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  1. Entretien, mai 2013. []
  2. Parcs Canada, 2000, Plan du réseau des Lieux historiques nationaux du Canada. []
  3. Ville de Montréal, mai 2005, Politique du Patrimoine de la Ville de Montréal. []
  4. Commission des lieux et monuments historiques du Canada, printemps 2008, Critères. Lignes directrices générales. Lignes directrices particulières pour l’évaluation des sujets d’importance historique nationale. []
  5. Conseil international des Monuments et des Sites (ICOMOS), 1994, Document de Nara sur l’authenticité. []
  6. « un voyage sans efforts vers quelque enchantement lointain » (traduction personnelle []
  7. « Les rues et les quartiers, dont les appellations ont autrefois signifié la pauvreté des communautés marginalisées, sont désormais repositionnées afin d’attirer les habitants aux goûts cosmopolites et sophistiqués » (traduction personnelle []
  8. G. Fulton et L. Vermette, Direction des services historiques, Parcs Canada, 1996, Rapport de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada : L’arrondissement historique du Boulevard Saint-Laurent (La Main). []
  9. Tourisme Montréal, 2013, Guide officiel de Montréal. []
  10. G. Fulton et L. Vermette, 1996, ibid. []
  11. La Société de développement du boulevard Saint-Laurent, créée en 2000, regroupe toutes les places d’affaires du boulevard Saint-Laurent, entre la rue Sherbrooke et la rue Mont-Royal. Les sociétés de développement commercial (SDC) ont pour objectif de contribuer au développement économique, social et culturel de leur territoire. []
  12. Association des marchands Village international Boulevard Saint-Laurent, août 1996, Projet « La revitalisation du boulevard Saint-Laurent », présenté au service de développement économique Ville de Montréal, dans le programme Opération commerce. []
  13. Société de développement du boulevard Saint-Laurent, Bulletin de nouvelles de la SDBSL, novembre 2008. []
  14. Ibid. []
  15. Entretien, mai 2013. []
  16. Entretien, octobre 2012. []
  17. « Quand je suis arrivé là, j’ai pensé “whoah, c’est vraiment authentique, c’est à cela qu’une vraie ville devrait ressembler !“ Et c’est pourquoi c’était si génial pour moi au début. Parce que ce lieu était vrai ; il n’y avait pas ces chaines là. Et il y a beaucoup d’artistes. Et il y a aussi énormément de commerces immigrants qui font que tu peux rencontrer tous ces gens géniaux du monde entier, tu sais, tenant des bars et des cafés, et des choses comme ça. C’était un monde différent pour moi quand j’étais adolescent, un monde complètement différent comme je venais de la banlieue, où tout est ennuyeux, artificiel, générique et snob. » Entretien, juin 2012. []
  18. Entretien, mai 2013. []
  19. Hour, « End of an era », Patrick McDonagh, 01/08/02. []
  20. Société de développement du boulevard Saint-Laurent, Bulletin de nouvelles de la SDBSL, vol.16 – n°1 hiver 2011. []
  21. Entretien, mai 2013. []
  22. Société de développement du boulevard Saint-Laurent, Bulletin de nouvelles de la SDBSL, vol.16 – n°1 hiver 2011. []
  23. Entretien, mai 2007. []
  24. Entretien, octobre 2012. []
  25. Entretien, septembre 2011. []
  26. Entretien, août 2011. []

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