#4 / Une requalification portuaire inaboutie, le cas de Toronto, Canada
Guillaume Poiret
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L’article de Guillaume Poiret au format PDF
Toronto est aujourd’hui la principale métropole du Canada tant d’un point de vue économique que démographique. Son aire urbaine avoisine les 6 millions d’habitants. Spécialisée notamment dans les services financiers aux entreprises et les activités bancaires, l’agglomération comprend ainsi une ville-centre dont les gratte-ciel, situés principalement au niveau du down-town, accueillent tant la bourse que les principales banques du pays, donnant à voir, dans le paysage urbain même, cette forte concentration.
Toutefois, cette spécialisation financière est relativement récente puisque la ville fut pendant longtemps un territoire industriel important à l’échelle du Canada. Elle regroupait entre autres des entreprises œuvrant dans le secteur automobile ou bien dans les activités de transformation. Force est d’ailleurs de constater que Toronto a conservé une partie de ces activités mais elles sont aujourd’hui davantage situées en périphérie plus ou moins proche, même si la ville-centre comprend encore des industries.
De fait, avant d’être le siège de la bourse du Canada, Toronto était un port, en site protégé, situé le long du lac Ontario. Son développement et sa richesse proviennent initialement de cette situation favorable. La ville a ainsi une histoire intimement liée au lac et au fleuve qui en constitue l’effluent, le Saint-Laurent, à qui elle doit une partie de sa prospérité.
À l’instar de nombreuses autres métropoles, Toronto a d’abord eu une relation économique et utilitaire avec le lac Ontario. Ce dernier voyait se concentrer sur ses rives de multiples activités, principalement industrielles qui étaient localisées autour du port. La perception du lac Ontario était liée à l’activité commerciale qui s’y déroulait alors. La ville se construisait autour du port, bénéficiait de la proximité d’un fleuve vu comme un axe de communication et de commerce. Le lac n’avait pas de valeur patrimoniale ou esthétique mais constituait un avantage concurrentiel à exploiter.
Dans les années 1970, sous l’effet d’une désindustrialisation partielle – les entreprises quittant la zone portuaire pour s’installer ailleurs, notamment dans l’agglomération – conjuguée à une moindre importance du trafic fluvial, le regard des Torontois ainsi que des autorités publiques sur la rive s’est progressivement modifié. Toronto suivait un modèle de désindustrialisation des centres relativement similaire à celui d’autres métropoles. Le port s’est vu déclassé dans son activité, son attractivité déclinant fortement. Ces mutations ont progressivement entrainé l’apparition de friches industrielles dont la réutilisation a constitué progressivement un enjeu. Cet espace à proximité du down-town constituait une réserve foncière. La municipalité était en quête de projets pour prêter une seconde vie à ces friches, dont la partie centrale couvrait plus de 800 hectares, en s’inspirant de ce que des opérations que d’autres métropoles mettaient en place ou avaient réalisées à la même époque.
Les Torontois ont par conséquent redécouvert le front de lac qu’ils ont souhaité se réapproprier pour y développer d’autres usages plus récréatifs et patrimoniaux. Depuis quarante ans, les pouvoirs publics canadiens ont mis en œuvre divers programmes pour transformer les anciennes friches en territoires plus attractifs porteurs de nouveaux usages. Impliquant les différents niveaux de pouvoir canadiens, ces transformations devaient permettre parallèlement à la ville-centre de bénéficier de grandes emprises foncières qui, une fois redéveloppées, assureraient l’émergence de centralités nouvelles. Les opérations comprenaient notamment la construction de tours de bureaux ainsi que de résidences de standing. Toronto cherchait à s’inscrire dès lors dans la lignée d’autres métropoles telles Londres qui avaient opéré une transformation complète de leur espace portuaire, y initiant un nouveau quartier, de nouvelles activités, d’autres centralités.
La reconquête des anciens espaces portuaires au sein des villes nord-américaine a déjà fait l’objet de nombreuses publications démontrant l’existence d’un modèle propre à ces métropoles, axé notamment sur la mise en place d’un « tourisme sur front d’eau ». (Gravari-Barbas 1998). Cependant le cas torontois présente un double intérêt. En premier lieu, il ne correspond que partiellement à ce modèle, qui a pourtant été mis en œuvre dans un autre quartier de la ville (Distillery District situé plus au nord). En second lieu, la reconquête urbaine semble connaître un bilan modeste contrairement aux autres villes nord-américaines.
En effet, les réalisations sur le Waterfront de Toronto, certes inachevées, sont marquées par leur dynamisme en demi-teinte. Si de nombreux plans se sont succédés, aucun n’a permis une requalification complète du quartier. La dernière opération, baptisée Waterfront Toronto, a été initiée au début des années 2000 et semble disposer de davantage de moyens sans parvenir à modifier sensiblement la donne. Les Torontois sont nombreux à fréquenter bars, restaurants et salles de concert que ce nouveau quartier offre, mais on peine à en faire un quartier véritable, un réel lieu de vie au sein de l’agglomération, ce qui était pourtant l’objectif premier de la revitalisation. La reconquête semble partielle. Il faut sans doute y voir le résultat d’un parti-pris d’aménagement puisque les opérations menées semblent avoir concerné le quartier lui-même sans prendre en compte son inscription dans la ville. Or, le port fut coupé du downtown situé à quelques centaines de mètres seulement par deux lourdes infrastructures, une voie ferrée et une autoroute. Leur maintien fait perdurer la discontinuité spatiale, fragilisant les possibilités d’une réelle inscription de ce quartier dans le reste de la ville.
Il semble donc important d’analyser les étapes de la reconquête des rives lacustres pour mieux déterminer en quoi cette dernière n’est que partielle et en quoi les autorités publiques et les aménageurs ne sont pas parvenus à une réappropriation complète du lac. Axé sur plusieurs études de terrain ainsi que des entretiens tant avec des habitants ou anciens habitants du nouveau quartier, des usagers plus occasionnels (promeneurs ou clients des cafés, bars, etc.), des commerçants et des élus de la municipalité, cet article vise à expliquer en quoi le waterfront de Toronto, en dépit des réalisations et montants investis demeure une requalification inaboutie.
Dans un premier temps, on détaillera brièvement l’histoire du port de Toronto avant de s’intéresser concrètement aux différentes opérations de reconquête urbaine initiées par les pouvoirs publics. Il sera alors possible de dresser un bilan de ces dernières qui ont certes réussi à bâtir un quartier mais ont échoué à l’incorporer dans la ville en maintenant les barrières physiques et mentales.
Il semble que le périmètre pris en compte pour mener à bien les opérations de renouvellement urbain ait été trop limité pour réellement impulser de nouvelles dynamiques durables tandis qu’un investissement trop parcimonieux entravait les conditions d’émergence d’un nouveau quartier lié à la ville. Cette présentation se fait l’avocate d’une approche globale dans les opérations de reconquêtes, imposant une réflexion à l’échelle de la ville voire de l’agglomération plutôt qu’à celle du quartier.
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Aperçu historique de l’évolution du port de Toronto
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La ville de Toronto, initialement nommée York jusque dans les années 1840, fut établie sur un site de front de lac protégé, le long d’une route commerciale importante ce qui explique la croissance rapide aussi bien du port que de la ville.
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Dès 1840, trois larges quais existent : le quai du Roi, le quai de Cooper et le quai des Marchands. Le quai de la Reine et ses 74 mètres s’ajoute par la suite à ces derniers1 . La rive est progressivement artificialisée à mesure de l’extension du port tandis que des terrains sont gagnés sur le lac pour faire face à la pénurie d’espace disponible. De fait, les quais actuels ont été fixés durant les années 1930. Ils se situent à plus de 500 mètres voire un kilomètre des premiers quais établis au début du XIXe siècle, démontrant l’ampleur des travaux réalisés en l’espace de cent ans. Il est vrai qu’un simple regard sur la carte actuelle de Toronto suffit à le prouver puisque Front Street – actuelle rue située devant la gare de Toronto – était initialement la rue bordant les rives du lac.
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Ce port comporte une forte vocation commerciale et industrielle, regroupant de nombreux entrepôts ainsi que diverses industries. On citera notamment la distillerie Gooderham et Worst qui fut établie en 1832 et dont la production annuelle avoisinait les 110 000 litres au milieu du XIXe siècle, et augmenta par la suite pour devenir une des plus grosses distilleries du monde2 . Par ailleurs, de nombreuses usines de transformation se trouvaient également à proximité du port (moulins industriels, raffinerie de sucre, usines de savons, etc.). Le port prend rapidement une vocation industrielle, se développant autour des quais ainsi qu’à l’intérieur des terres et donnant à Toronto un profil de ville ouvrière.
La ville se construit autour de ces activités portuaires, renforcées par la construction de la voie de chemin de fer qui relie le port aux autres villes du pays ainsi qu’aux campagnes environnantes. La première ligne joint en effet Toronto aux bourgs environnants tandis que la Canadian Pacific Railway s’établit en 1886 permettant aux entreprises localisées à proximité du port d’exporter leurs produits sur une très longue distance dans le reste du pays.
Le port organise donc le développement de la ville dessinant un rapport utilitaire entre Toronto et son lac. Ce denier est un moyen de communication ainsi qu’une voie commerciale prospère. La rive s’industrialise sur plus d’une vingtaine de kilomètres notamment après l’acceptation du projet de la chambre de commerce de Toronto d’étendre le port à l’est vers la baie d’Ashbridge. Il est d’ailleurs à noter que si le port originel de Toronto a vu ses activités décliner à partie des années 1970, le port de la baie d’Ashbridge s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui3 .
Dans les années 1950, à l’image de nombreuses autres villes, Toronto se dote de larges routes permettant une circulation plus aisée des habitants. Apparaît une sorte de périphérique qui dessert également le port par l’intermédiaire de la Gardiner Expressway. Cependant, la construction de cette autoroute se solde par une séparation entre le port et les bâtiments industriels du côté sud et le reste de la ville au nord. Le port est alors coupé physiquement de la ville-centre.
Le développement des autoroutes entraîne une mutation lente du territoire urbain caractérisée par le départ progressif des industries de la zone portuaire pour s’établir plus loin du centre, en proche banlieue. Par conséquent, la zone industrielle du port perd des activités au profit des territoires limitrophes de Toronto qui offrent notamment un foncier plus vaste, pouvant évoluer aisément au gré des mutations des entreprises, avantage non négligeable par rapport à un espace portuaire saturé.
L’activité portuaire décroît parallèlement à l’activité industrielle tandis que le centre-ville de Toronto arbore ses premiers gratte-ciel. Toronto initie une transformation commune à de nombreuses métropoles qui voient leur profil économique ainsi que leur paysage urbain se modifier sensiblement sur plusieurs décennies, entraînant un changement de perception des citoyens sur leur port et, en conséquence, sur les rives du lac.
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Waterfront Toronto, dernier avatar de 30 ans d’hésitations
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Le lac devient un objet en soi que les citoyens souhaitent se réapproprier à mesure que le port décline. De fait, les premières réflexions sur une mutation paysagère et économique des rives du lac ont lieu au cours des années 19704. Il convient de prendre en compte le contexte particulier dans lequel se déroulent ces réflexions. Au déclin du port s’ajoute la nécessité pour le pouvoir fédéral, qui prend l’initiative de poser la question de l’avenir des rives du lac, de compenser l’impression de Toronto d’être négligée au profit de Montréal, ville qui fut longtemps une rivale économique. Il est vrai que cette dernière accueille les Jeux Olympiques d’été en 1976 et bénéficie dès lors d’une attention accrue des autorités fédérales, ce que ne manque pas de souligner la municipalité de Toronto, plaidant pour un rééquilibrage de l’action fédérale.
Pierre Elliot Trudeau, alors Premier Ministre du Canada, présente en 1972 un projet baptisé Harbourfront concernant la reconquête des zones portuaires au travers de vastes investissements de manière à impulser de nouvelles dynamiques au sein de Toronto. Ce plan prévoit notamment des expropriations dans les zones industrielles du port à proximité immédiate du centre afin d’y bâtir un nouveau quartier alternant espace de loisirs et espace résidentiel sur le modèle notamment de Grandville Island à Vancouver.
C’est donc au niveau fédéral que le projet prend naissance, en concertation avec le niveau local. Cependant les réalisations sont modestes. Si le nord de la Gardiner Expressway se couvre de nouveaux bâtiments tels la CN Tower et le Skydome dans le cadre d’une opération concernant les friches possédées par la Canadian National Railway, le projet Harbourfront débouche principalement sur les aménagements du Queen’s Quay terminal qui fait face au Downtown. Quelques tours sont également construites comme One Yonge Street. La ville peine à réellement prendre à nouveau possession de ce territoire, faute d’investissements suffisants. Les réalisations demeurent modestes. En 1991, le Harbourfront Center devient une simple organisation sans avoir réussi à permettre un renouveau du port5. Elle gère encore aujourd’hui une partie des activités festives des docks proches du downtown, organisant de nombreux concerts et conférences.
Cette absence de réalisations importantes n’a nullement entravé l’émergence d’une réflexion intense sur le devenir du territoire portuaire accompagnée de nombreux projets et propositions. Cependant, il faut attendre 1999 pour qu’une réelle impulsion soit donnée, à nouveau par le pouvoir fédéral.
Le Premier ministre Jean Chrétien, le Premier ministre ontarien Mike Harris et le maire de Toronto, Mel Lastman annoncent la création d’un comité chargé d’élaborer un rapport sur le redéveloppement du Waterfront. Ce rapport doit contenir notamment un plan précis des opérations envisagées ainsi que des recommandations d’aménagements. À nouveau, le contexte contribue fortement à ces annonces. En effet, Toronto était à l’époque candidate à l’organisation des Jeux Olympiques d’été de 2008. Le réaménagement du Waterfront devait donner une nouvelle image de la ville tout en montrant sa puissance.
Il importe de noter d’emblée que la revitalisation du waterfront impliqua à l’origine les trois niveaux de gouvernement du Canada. La volonté d’œuvrer à l’émergence d’un nouveau quartier en lieu et place du port fut portée par l’ensemble des pouvoirs publics toutes tendances politiques confondues, même après l’échec de Toronto à l’organisation des Jeux Olympiques.
Il est vrai que le comité insista immédiatement sur l’importance d’une opération vécue comme l’opportunité de donner à Toronto une vitrine digne d’une ville globale sur le modèle de Barcelone ou de Londres que le rapport prend très nettement en modèle6. Cette opération locale a donc bien une dimension nationale voire mondiale, censée avoir un impact économique positif à l’échelle du pays. Elle se présente comme une solution intégrée aux questions économiques, sociales et environnementales auxquelles est confrontée la ville. Au-delà de ces termes dont l’usage est ici convenu, l’opération est considérée comme d’un intérêt majeur de même qu’elle semble s’inscrire en continuité de ce que vivent d’autres grandes métropoles.
Les trois niveaux de gouvernement fondent en novembre 2001 Waterfront Toronto (appelée alors Toronto Waterfront Revitalization Corporation) qui sera chargée de superviser l’ensemble du projet de revitalisation. Cette corporation est composée de 13 membres désignés par chacun des échelons gouvernementaux. Par ailleurs, les pouvoirs publics s’engagent à débloquer une somme d’un milliard et demi de dollars canadiens (soit environ 1 milliard d’euros) pour initier le redéveloppement. L’année suivante, la Province de l’Ontario vote le Toronto Waterfront Revitalization corporation Act qui donne à l’organisation un statut juridique stable et des prérogatives claires.
L’organisation se focalise sur la partie centrale du Waterfront, le port originel qui s’étend de Dowling avenue à l’ouest jusqu’à Coxwell Avenue à l’est soit une zone d’environ 800 hectares à quelques pas des gratte-ciel du Downtown. Il s’agit donc d’une opération de grande envergure, un des plus vastes projets de revivification urbaine mené en Amérique du Nord. Cependant, une extension progressive de ces aménagements est prévue afin de couvrir une plus large part du port. Au total, la revitalisation complète est envisagée sur une période de 25 à 30 ans pour un coût global de 17 milliards de dollars canadiens (11 milliards d’euros), financés par des fonds privés et publics.
Les opérations menées à l’origine visent à créer un nouveau quartier comportant tant des habitations que des emplois et un réseau de transport. On prévoit 40 000 nouveaux logements (dont 20% de logements sociaux) de même que 40 000 emplois. Par ailleurs, sur l’ensemble de la zone, 300 ha sont réservés aux espaces publics. L’espace public est considéré comme prioritaire, permettant une réappropriation rapide par la population des nouveaux lieux ainsi que la constitution d’une vitrine des nouveaux aménagements. Les quais sont réaménagés en promenade (York et Queen notamment), le Port Union Park est également complété dès 2008. Ces opérations se font en étroite coopération avec le Harbourfront Centre, associé dès 2005 aux réalisations concernant les docks les plus proches du downtown.
Les premiers quartiers construits sont East Bayfront et West Don Lands qui comportent de nombreux espaces publics ainsi que des aménagements pour les piétons. Ils doivent servir de modèle pour l’ensemble des réalisations futures.
L’ensemble de ces opérations fait l’objet d’une vaste concertation avec les citoyens. Plus de cinquante réunions furent tenues annuellement pour favoriser une plus grande participation des citoyens et une bonne information du public7. Les gouvernements et fonds privés finançant les opérations étaient également régulièrement informés du déroulement des opérations.
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Un bilan décevant
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À la lecture de ces quelques lignes, le programme de revitalisation semble s’inscrire dans une thématique parfaitement maîtrisée du développement durable se fondant sur les trois piliers et arborant la mixité sociale et fonctionnelle tant désirée dans de nombreux programmes similaires. La présence d’une forte concertation permet de surcroît de s’assurer l’adhésion des citoyens au processus de reconstruction de la ville.
Sur le papier, ce programme se veut un modèle du genre, prenant en exemple les réalisations de Barcelone et Londres pour les dépasser et proposer une réalisation originale, digne de la ville globale que doit être Toronto8 . Dès lors, cet énième programme semble en mesure d’aller plus loin que ses prédécesseurs et d’opérer une requalification complète du waterfront. Il est vrai que quiconque se promène dans ce quartier encore en construction, notamment les week-ends, a l’impression d’une réussite certaine en voyant les docks très fréquentés, les bars relativement remplis et les Torontois circuler le long des quais. Sur le site de waterfront Toronto, le chiffre de 12 millions de visiteurs annuels pour les docks les plus proches du downtown est même avancé.
Reste néanmoins une étrange impression d’un travail globalement inabouti et d’échec partiel. Les plans successifs ne semblent pas être parvenus à faire de ce quartier un réel espace de vie, à procéder à une réhabilitation complète. Waterfront Toronto, certes en cours de réalisation, ne parviendrait pas à modifier sensiblement la donne, en dépit des montants investis. Entre 2001 et 2014, l’institution a dépensé environ d’un milliard et demi de dollars canadiens. Le secteur privé a investi environ 3 milliards dans le périmètre du Waterfront et environ 10 milliards dans les quartiers jouxtant ce périmètre. Ces sommes semblent cependant n’avoir pas permis l’émergence réelle d’un nouveau quartier. D’une part les logements sont peu occupés et font souvent l’objet de nombreuses reventes successives. Il est difficile de quantifier de manière correcte le processus tant les données sont peu aisées à obtenir. Néanmoins, nous avons rencontré de nombreux anciens résidents qui confiaient tous le peu d’occupation des logements. Par ailleurs, peu de Torontois que nous avons interrogés désiraient habiter ce quartier.
Pourquoi si peu d’engouement ? La première raison, conjoncturelle, tient sans doute au caractère inachevé des opérations. Aujourd’hui encore le Waterfront est un chantier en extension. Plusieurs discothèques de la ville sont d’ailleurs installées à proximité parce qu’elles peuvent générer du bruit sans craindre un voisinage pour l’heure inexistant. Il est vrai que ce caractère inachevé peut rebuter certains acheteurs estimant que le quartier n’existe pas encore réellement.
Cela est d’autant plus plausible que Toronto se présente depuis une dizaine d’années comme une cité en forte mutation paysagère avec la construction de plusieurs tours de grande hauteur en centre-ville à destination principalement d’habitations. De fait, le Waterfront se trouve confronté à une forte concurrence d’autres quartiers dans un marché torontois globalement en pleine expansion9 . Dans un tel contexte, l’inachèvement des travaux présente un sérieux désavantage par rapport à des constructions localisées dans des quartiers déjà existants. Les acheteurs sont très sollicités par de nombreux programmes immobiliers, il est fort probable dès lors qu’ils privilégient d’autres localisations plus attractives.
Cependant, plusieurs interlocuteurs, élus comme anciens résidents semblent mettre en évidence un autre problème bien plus profond. Ce problème tient en premier lieu à une incohérence exprimée nettement par un des anciens résidents. Ce dernier avait utilisé à de multiples reprises les nombreux sentiers aménagés pour permettre des circulations douces. Cependant, il s’était très rapidement lassé devant la monotonie des parcours n’offrant in fine que des aller-retours d’est en ouest le long du lac. Ce marcheur avait finalement opté pour un autre lieu de résidence dans un quartier du centre d’où il pouvait se déplacer facilement à pied et découvrir de nouveaux endroits au gré de chaque promenade.
Cette simple anecdote témoigne d’un manque plus profond, traduisant de fait une double incohérence. La première incohérence consiste à bâtir un quartier où l’exercice de la marche est recommandé sans réelle réflexion sur le caractère répétitif des parcours. La seconde incohérence découle de la première, elle consiste à reconstruire un quartier sans mettre en œuvre sa nécessaire connexion avec le reste de la ville.
En effet, si les parcours se limitent à des aller-retours d’est en ouest, c’est précisément parce que la liaison avec le nord (le downtown et le reste de la ville) a été négligée par les aménageurs et les élus. Les voies pédestres se limitent à un long sentier bordant le lac dont les liens avec le reste de la ville n’ont manifestement pas été assez travaillés.
Et pour cause, quiconque veut se rendre dans le nouveau quartier à pied doit franchir deux obstacles : les nombreuses voies de chemin de fer qui jouxtent la gare de Union Station puis la Gardiner Expressway (qui est certes surélevée). À l’évidence, il ne s’agit pas d’un chemin plaisant pour un piéton.
L’usage de la voiture devient dès lors nécessaire pour toute personne désirant accéder à ce nouveau quartier. Cela ne saurait constituer une difficulté majeure dans un pays où l’usage de l’automobile est compulsif mais en centre-ville, nombreux sont les citadins à vouloir se passer d’une voiture pour se déplacer, notamment pour aller travailler.
Par ailleurs, cette absence de liaison traduit une erreur majeure dans la conception de ces opérations qui ont simplement transformé un port en espace de loisir et non en quartier intégré à la ville. Au final, en dépit de ces opérations, le port de Toronto demeure un quartier excentré, coupé de la ville. De zone industrielle, il est passé à terrain de loisir sans que la question de son insertion dans la ville ait été réellement résolue, voire simplement posée. L’absence d’un périmètre d’opération plus large, tenant compte des liens à créer avec le centre-ville est sans doute pour beaucoup dans cet oubli majeur qui laisse une revitalisation inaboutie parce que uniquement centrée sur le quartier et ses infrastructures et non sur le quartier comme partie à intégrer à la ville. Le rapport de la commission avait pourtant mis en avant la nécessité de fermer puis de raser la Gardiner Expressway afin de favoriser une liaison plus forte entre le nouveau quartier et le reste de la ville. Cependant, il n’a pas été suivi d’effet, un périmètre plus restreint ayant été préféré.
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Conclusion
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Il serait erroné dès lors de dire que Toronto tourne encore le dos à son lac et à l’espace portuaire qui s’y situait jadis. Il serait tout aussi erroné de prétendre qu’elle a intégré son port pour en faire un nouveau quartier de ville. De fait, le waterfront est dans une situation trouble de l’entre deux, ni quartier vétuste ni nouveau quartier intégré, faute d’un investissement réel dans les connexions avec le reste de la ville. Les coupures des années 1970 se sont pérennisées et la Gardiner Expressway n’a pas pour l’heure vocation à disparaître ce qui sous-entend que la coupure demeurera. Véritable serpent de mer, la question de sa démolition agite régulièrement les médias mais son coût inhibe tout responsable10 . Une solution aurait sans doute consisté à poser la question de son devenir lors des réflexions sur l’avenir du waterfront et de lier les deux questions en les considérant comme deux aspects d’un même problème. Il aurait alors été possible de financer partiellement sa démolition ou transformation par les fonds privés chargés de bâtir les résidences au sein du waterfront qui auraient récupéré leur mise initiale dans la vente de ces mêmes immeubles. L’avancement des travaux du waterfront obère cette perspective désormais, rendant toujours plus coûteuse une connexion entre Toronto et son nouveau quartier du port.
Toronto a progressivement perdu son port industriel depuis le début des années 1960. Elle n’a cependant pas aujourd’hui reconquis cet espace, modifiant certes son aspect, en en faisant une vitrine de son dynamisme, mais sans intervenir sur son lien à la ville, maintenant la coupure spatiale entre la ville-centre et le port.
Guillaume POIRET
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Guillaume Poiret est docteur en géographie et aménagement, agrégé de géographie. Sa thèse portait sur les adaptations de Toronto face à la globalisation. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, il enseigne actuellement à l’Université Paris Est Créteil et travaille au sein du laboratoire Lab’Urba. Ses recherches portent sur les mutations et défis des espaces suburbains des villes d’Amérique du nord.
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Bibliographie
Careless J. M. S., 1984, Toronto to 1918: An illustrated History, James Lorimer & Company, Publishers, Toronto, 223 p.
Gravari-Barbas M., 1998, « Le « festival market place » ou le tourisme sur le front d’eau. Un modèle urbain américain à exporter », Noroît n°178, 261-278
Peat D., 2014, « Tear down east end of Gardiner Expressway », Toronto Sun 25 février
Sturgeon J., 2014, « Toronto condo construction towers over Big Apple’s », globe and Mail 20 janvier
Toronto Waterfront revitalization task force report,1999, Our Toronto waterfront, Toronto. 75 p.
Wickson T., 2002, Reflections of Toronto Harbour, Toronto, Toronto Port Authority. 176 p.
- On se réfèrera notamment à Wickson, Ted (2002). Reflections of Toronto Harbour. Toronto, Ontario: Toronto Port Authority. [↩]
- On pourra consulter à loisir le site présentant le nouveau quartier de distillery District, autre cas d’une opération de réhabilitation urbaine, http://www.thedistillerydistrict.com/ qui résume fort bien l’histoire de cette installation et de sa réhabilitation qui n’est pas traitée ici puisque ce quartier ne fait pas partie du périmètre retenu mais appartient à une autre opération. [↩]
- Wickson, Ted (2002). Reflections of Toronto Harbour. Toronto, Ontario: Toronto Port Authority. [↩]
- Ibid. [↩]
- idem [↩]
- On consultera le rapport de la commission qui dès les premières pages fait nommément référence aux ports de différentes grandes villes, cherchant à utiliser ces exemples comme des marques, des repères Our Toronto waterfront , Toronto Waterfront revitalization task force report 1999 p.13 [↩]
- On peut consulter également le site de waterfront Toronto et plus spécifiquement l’entrée réservée aux documents de communication externe qui détaille les nombreuses réunions et les divers évènements mis en place chaque année http://www.waterfrontoronto.ca/about_us/document_library [↩]
- La dimension comparative est à l’évidence un leitmotiv dans de nombreux documents, l’opération du Waterfront est à l’évidence un moyen d’affirmer le dynamisme de Toronto à l’échelle internationale [↩]
- http://globalnews.ca/news/1094373/toronto-condo-construction-towers-over-big-apples/ (consulté le 3 septembre 2014) on estime que plus de 130 immeubles étaient en construction à Toronto en 2013. [↩]
- Dernier avatar de ces réflexions nombreuses, un rapport préconisait une démolition partielle http://www.torontosun.com/2014/02/25/city-staff-recommend-tearing-down-gardiner-expressway-east refusée notamment par Rob Ford, maire de Toronto et grand défenseur des automobilistes. [↩]