#5 / « Ojalá haya un sismo ! » : du désir d’un nouvel ordre urbain à la catastrophe-châtiment

Alexis Sierra

 

L’article d’Alexis Sierra au format PDF


Lima se vit-elle comme une ville maudite perpétuellement en crise, condamnée à subir une catastrophe ? Dans la capitale péruvienne, la peur d’un séisme aux conséquences catastrophiques imprègne le débat public depuis quelques années au point d’en faire un risque avéré. Nous entendons par risque, la représentation de la catastrophe (et non la probabilité de survenue du séisme) et par risque avéré, la certitude que la catastrophe aura lieu. Cette situation de risque construite ces dernières années par les acteurs politiques et une communauté épistémique nationale et internationale composée de scientifiques et d’experts (Sierra, 2015) est certes justifiée par la présence d’une métropole nationale de 10 millions d’habitants dans une zone de la planète hautement sismique, zone de subduction entre les plaques océanique pacifique et continentale américaine. Cependant, elle s’alimente d’une vision post-moderne du développement qui se pense moins en fonction d’un idéal progressiste de planification qu’en fonction d’un faisceau d’incertitudes et de crises à éviter. L’analyse qui suit ne porte donc pas sur la signification d’une catastrophe venant de se produire et sur les causes de laquelle les acteurs urbains produiraient un discours. L’objectif est de saisir quel sens a a priori cette catastrophe potentielle, reconnue désormais comme probable. Partant du résultat d’un travail de terrain mené ces dernières années et qui a permis d’identifier des discours construits autour d’un souhait de catastrophe, nous nous interrogerons sur la possibilité que ce souhait soit assimilé à un châtiment, châtiment qui serait celui infligé à une société urbaine productrice de désordre. Ces interrogations sont nées de la confrontation à un discours local très négatif sur la ville dans le cadre d’une recherche en cours portant sur la gestion de l’incertitude à Lima. Reprenant les réflexions du philosophe et sociologue Henri-Pierre Jeudy qui fait l’hypothèse d’un « désir de catastrophe » comme marque de notre monde contemporain (Jeudy, 2010), nous examinerons cette perspective de la catastrophe à l’aune des représentations portant sur un mal-développement urbain et une histoire de crise qui dessinerait une ville maudite, formulant l’hypothèse que de la vision religieuse à celle de la responsabilité centrale de l’Homme dans l’analyse des catastrophes, il y a une même logique de culpabilité de la société urbaine qui s’impose plus particulièrement aux populations des marges. En effet, tant la politique de gestion des risques que les actions de préparation à la catastrophe tendent à stigmatiser un ensemble de territoires et de lieux de relégation que nous abordons à travers le terme de marge (Sierra, Tadié, 2008). L’analyse de l’articulation entre gestion du risque et marge oblige à réinterroger la signification du risque et de la vulnérabilité qui en est une des composantes centrales (D’Ercole, Thouret, 1994). Notre hypothèse est qu’en désignant des populations vulnérables, les autorités publiques identifient moins une vulnérabilité de ces mêmes populations, qu’une vulnérabilité de la ville c’est-à-dire une menace pour le reste de la ville. Ces populations sont alors considérées autant comme des victimes que comme les responsables de l’ampleur de la catastrophe puisqu’elles le seraient du mal-développement urbain.

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Une ville maudite et mal-aimée

Cette façon de penser le développement urbain au prisme de la catastrophe entre dans une représentation durable et négative de la ville. À l’instar de ce que montre Myriam Revault d’Allonnes (2010), une succession d’événements semble avoir remis en question l’idée d’un développement urbain synonyme de progrès, en inaugurant un « temps sans promesse » et en faisant passer l’idée de crise, d’une situation d’exception à une situation normale.

Dès le XVIe siècle, influencés par les propos des indigènes qui prophétisaient que les édifices élevés seraient leurs tombeaux, les Espagnols craignirent une destruction de la ville (Sánchez Rodríguez, 2010). Celle-ci eut lieu après le séisme de 1687 et, au cours du XVIIIe siècle, la société urbaine vécut dans la peur d’une catastrophe qui l’anéantirait (Sánchez Rodríguez, 2010). L’impression de déclin s’était imposée par la création de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade au nord et de la Capitainerie du Chili au sud qui réduisirent son influence. Elle était alors traversée de peurs successives (des séismes, des pirates, des incendies, des pillages, de la révolte des Noirs) entretenues par le discours de l’Église et des autorités sur la ville soumise au péché et à une « licencieuse populace » (Walker, 2009). Chaque événement fut l’occasion de réaffirmer le besoin d’ordre et de religiosité afin d’éviter la punition divine. La peur du châtiment jouait ainsi en faveur de la puissance publique qui lors du séisme de 1746 entreprit de reconstruire la ville en imposant de nouvelles règles architecturales et d’urbanisme, et en changeant son organisation territoriale afin d’affaiblir le pouvoir municipal (Walker, 2009). A la suite du tsunami et de la destruction du Callao, le Vice-Roi ordonna la construction d’une cité de rescapés, Bellavista, selon les canons que Louis Godin avait élaborés (limitation de la hauteur, voies larges, absence de balcons massifs, etc.) (Musset, 2002). Les pratiques et les comportements furent normés sous la pression des religieux qui voyaient dans la catastrophe une punition divine condamnant les pratiques libertines, la promiscuité entre groupes sociaux et les tendances sécularisatrices de la vie urbaine (Walker, 2004). Au total, la catastrophe de 1746 avait ainsi été utilisée pour promouvoir la vision d’une nouvelle société urbaine ordonnée (Morse, 1987).

La perspective de la catastrophe trouve un nouveau fondement dans le bouleversement qu’a provoqué l’expansion urbaine depuis le milieu du XXe siècle. L’horizon urbain s’est élargi donnant une impression de ville tentaculaire, inexorablement croissante. L’arrivée massive de populations venues de province doublée d’une croissance naturelle élevée produit, à partir du plan urbain de 1948, un décalage croissant entre la ville planifiée et la ville produite. Les terres désertiques du nord et du sud sont progressivement occupées sans autorisation préalable. C’est l’histoire des quartiers autoconstruits, les barriadas, commencée en 1946, et qui symbolise la crise de l’État (Matos-Mar, 1984 ; Drian, 1991). Le centre historique a connu une paupérisation, avec le délabrement du bâti et son occupation par des habitants sans titre ni bail.

Pour l’imaginaire collectif des Liméniens qui ont vécu cette période et en particulier de la population créole, les bouleversements de la deuxième moitié du XXè siècle font basculer le destin de Lima de « la Ciudad de los Reyes » à « Lima, la horrible »1. Sebastián Salazar Bondy (1924-1964), écrivain et journaliste péruvien, à qui on doit cette dernière expression, ainsi que l’historien Raul Porras Berrenechea (1897-1960), montrent dans leurs écrits une ville qui aurait perdu sa beauté, son ordre, ses repères et se livrerait à un destin anomique, dénonçant « le chaos produit par la masse urbaine famélique qui se propage comme un cancer généralisé » (Salazar, 1964, p.18). La confrontation de cet idéal urbain à la ville contemporaine a nourri une génération d’écrivains réalistes, la Generación de los Cincuenta, critiques sur la nouvelle société urbaine, qui tout en dénonçant les inégalités et le sous-équipement contribuent indirectement à mythifier une Lima perdue, l’Arcadie coloniale2 (Valero Juan, 2003).

À partir des années 1980, la chute des prix des matières premières, le fort endettement et l’hyperinflation frappent une ville qui connaît une croissance tant démographique que spatiale élevée. La violence politique et le terrorisme marquent la ville. À partir de la fin de cette décennie là, le Sentier Lumineux s’infiltre dans les quartiers populaires autoconstruits ou dans les taudis de Barrios Altos. L’attentat de la rue Tarata à Miraflores en 1992 avec 28 morts fut le point d’orgue de cette action terroriste urbaine à laquelle répondit la violence de l’État fujimoriste et des groupes paramilitaires : Barrios Altos fut ainsi le théâtre en 1991 de l’exécution sommaire de 15 personnes suspectées d’appartenir au Sentier Lumineux.

La vision d’un chaos urbain détestable perdure jusqu’à nos jours chez les essayistes comme ce fut le cas lors des élections municipales de 2010 :

« La capitale cohabite chaque jour davantage avec le sable, la poussière et les résidus toxiques, produisant un environnement citadin d’apparence sale, avec de larges terrains vagues sans végétation qui donnent une impression de laisser-aller ou d’inachevé, même quand ce sont des zones établies depuis quatre décennies (…). Lima est l’inverse d’une ville urbanistiquement ordonnée. », Luis Bustamante, fondateur de la Academia Peruana de Ingeneria, El Comercio, 12/09/2010.

« Quand j’étais jeune et que je parcourrais Lima, je voyais une ville romantique ; maintenant tout n’est qu’avarice (…). Je crois que nous avons perdu l’amour pour la ville et la tâche du prochain maire sera que nous tombions à nouveau amoureux de Lima. C’est notre défi. », Miguel Cruchaga Belaunde, architecte et doyen de l’Universidad Peruana de Ciencias Aplicadas (UPC), ancien sénateur et membre de Acción Popular, interview effectuée lors de la campagne des élections municipales de 2012, El Comercio, 5/09/2010.

Cette vision très négative de la ville est corroborée par les enquêtes effectuées par le sociologue Javier Protzel : 74 % des personnes interrogées qualifient Lima de « peligrosa »[dangereuse], 11 % de « cansada »[fatiguante], 7 % de « triste » [triste], 4 % la qualifiant de « vital » tel un mal nécessaire. La vision d’une ville marquée par l’insécurité, l’informalité, le désordre imprègne le propos de l’auteur lui-même qui, dès l’introduction de son étude, parle d’une ville « désordonnée et sans mémoire» (Protzel, 2011, p.17). Pour lui, la ville a perdu une identité commune et vit une « crise de la représentation de l’urbain » (p.19). Ce désamour est d’abord le fait de la population d’origine européenne résidant dans la ville moderne et pour qui la ville créole harmonieuse, bien que mythique, constitue une sorte d’idéal de référence. De nombreux graffiti et peintures murales suggèrent ainsi une ville mal-aimée par une partie de sa population (figures 1, 2, 3).

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Figure 1. « Le monde s’effondre », Barranco (Sierra, 2012)

Figure 1. « Le monde s’effondre », Barranco (Sierra, 2012)

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Figure 2. « Ton orgasme n’est pas dans cette ville », Miraflores (Sierra, 2013)

Figure 2. « Ton orgasme n’est pas dans cette ville », Miraflores (Sierra, 2013)

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Figure 3. « Avant, je rêvais », carrefour Jr Lampa y Jr Puno, Lima Cercado (Sierra, 2013)

Figure 3. « Avant, je rêvais », carrefour Jr Lampa y Jr Puno, Lima Cercado (Sierra, 2013)

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La catastrophe, le châtiment des marges ?

Cette vision négative du développement urbain n’est pas neutre territorialement. Ces discours nostalgiques dénoncent la ville populaire, que ce soit celle des quartiers autoconstruits ou celle des marges interstitielles des centres historiques. Ainsi, dès 1964, Salazar Bondy territorialise-t-il la laideur urbaine dans Lima, la horrible :

« La masse populaire s’entasse dans trois espèces d’horreur : le callejón, long passage de taudis miséreux, la barriada, quartier clandestin et spontané de cabanes de nattes et de cahutes de pisé et de brique, et le corralón, ensemble de logements rustiques dans des terrains voisins [de la ville]. »

On trouve là une typologie de la non-urbanité dans laquelle le callejón et la barriada, composantes urbaines, sont assimilés au corralón, forme rurale. Pourtant, le callejón et les quintas3sont une forme d’urbanisme typique du bâti ancien, notamment de Barrios Altos, la partie est du district historique de Lima. Ensemble de passages, ils font office d’espace public semi-fermé pour le voisinage, autour duquel se répartissent des logements de petite taille. Ce sont les espaces d’une vie citadine particulière, faite de relations de voisinage étroites, de compadrazgo (compérage), d’affiliations à des groupes professionnels ou délictueux, des lieux de sociabilité populaire qui ont généré des foyers très actifs de contestation et de contre-culture (Del Aguila, 1997), difficilement pénétrables pour un étranger et qui suscitent toujours la méfiance des autorités (figures 4, 5 et 6).

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Figure 4. Espace commun d’une quinta dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

Figure 4. Espace commun d’une quinta dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

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Figure 5. Quinta El Tambo dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

Figure 5. Quinta El Tambo dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

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Figure 6. Callejón rue Huaigayoc dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2015)

Figure 6. Callejón rue Huaigayoc dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2015)

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Dans l’œuvre de Salazar Bondy, comme dans les discours officiels actuels, ces formes d’urbanité représentent métaphoriquement la gangrène d’un corps urbain devenu malade. Ce sont ces mêmes espaces qui sont traités dans les politiques de prévention et de préparation à la catastrophe. Que ce soit le Plan Sismo 2010 lancé par le président de la République Alán García à la suite du séisme de Concepción au Chili en 2010 ou le programme mené par la maire Suzana Villarán entre 2011 et 2014, ce sont explicitement les espaces du vieux bâti central et les quartiers autoconstruits qui sont inspectés, qui doivent faire l’objet d’un traitement et d’une préparation spécifique à la crise. Le Plan Sismo 2010 a ainsi pour mesure centrale la réalisation d’une vaste inspection des constructions, définissant une territorialité du « risque », afin d’établir des zones de sécurité et d’engager des campagnes d’information. Il s’adresse prioritairement aux habitants des districts de Lima, Rimac et Callao, concentrant le bâti historique occupé de manière informelle (figures 5, 6, 7). L’imbrication faite entre traitement des marges et gestion du risque trouve sa meilleure expression dans « l’assainissement physico-légal ». Ce processus au nom significatif sert d’orientation à la politique de résorption des quartiers autoconstruits et à ceux concentrant les taudis. Pour ces derniers, la loi de rénovation urbaine de 2009 inclut très explicitement la question des risques, avec l’obligation de définir la vulnérabilité du bâti en même temps que ses conditions de salubrité, les deux étant largement amalgamées. La procédure vise à recenser les bâtiments occupés sans titre. Un diagnostic physique (seulement réalisé visuellement) doit établir, d’une part, si l’édifice a une valeur architecturale, d’autre part, si les conditions d’habitabilité sont garanties. Cette gestion du risque comme levier de l’action publique justifiant des politiques urbaines de maîtrise et de traitement des marges existe dans de nombreuses villes comme le montrent les cas de Quito (Sierra, 2002), Medellín (Lopez, Gonzalez, 2009), Managua (Hardy, 2005), au Chili (Onetto Pavez, 2014) y compris en Europe (Rode, Sierra, 2008). Ce qui diffère ici, c’est qu’elle s’inscrit dans une succession de crises interprétées tant comme une malédiction que comme une condamnation de ce qu’est devenue la ville.

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Figure 7. Rue Cajamarca, dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2015)

Figure 7. Rue Cajamarca, dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2015)

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Figure 8. Rue Cajamarca, dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

Figure 8. Rue Cajamarca, dans le secteur sauvegardé du district du Rimac (Sierra, 2010)

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Barrios Altos est l’espace prioritaire d’application de la loi de rénovation urbaine de 2009. Espace de concentration des callejones et des quintas, il est l’espace châtié par excellence : il a connu l’abandon de la bourgeoisie partie vers le sud et le développement des taudis ; l’installation des trafics et des groupes de terroristes ; il a subi les foudres du pouvoir militaire ; les articles de presse le citent en priorité comme devant subir les destructions d’un séisme. C’est également un secteur qui concentre des activités marchandes qui, du fait des produits vendus (pétards, tissus, produits inflammables), et du non-respect des mesures de sécurité (extincteurs inaccessibles et non-entretenus, voies d’évacuation condamnées par crainte des vols), sont le foyer de plusieurs incendies (Sierra, 2013). Celui de Mesa Redonda fit 300 victimes en 2001. La rénovation urbaine s’y accompagne d’une réorganisation du commerce de rue et de son assignation dans de nouveaux lieux généralement fermés ainsi que de l’interdiction de certaines pratiques comme la circulation des mototaxis. C’est donc toute une vie citadine qui est visée. La priorité a été donnée à la partie nord de Barrios Altos, proche des lieux de pouvoir (Congrès, pouvoir judiciaire) et du marché central, avec le plus grand nombre de bâtiments anciens et significatifs de l’histoire créole de la capitale. Enfin, c’est la partie qui recèle les trafics et consommation de drogue (figure 9).

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Figure 9. Barrios Altos, un processus de rénovation lent, entre activités commerciales et trafics, entre incendies et mémoire d’exécutions sommaires.

Figure 9. Barrios Altos, un processus de rénovation lent, entre activités commerciales et trafics, entre incendies et mémoire d’exécutions sommaires.

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Par cette politique, les autorités publiques laissent entendre que ces territoires sont à la source de la catastrophe urbaine et que leurs habitants sont responsables du mal-vivre urbain.

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Le séisme, un mal nécessaire

La politique menée vise à assimiler ou à réduire les marges. En ce sens, certains acteurs sont tentés de voir dans le séisme un levier de l’action publique, un moyen de provoquer des expulsions politiquement sensibles. Pour les tenants d’une modernité urbaine, il provoquerait des destructions permettant de construire à neuf. Le séisme serait l’occasion de faire la ville conformément à la planification officielle, pour éliminer l’informalité et déplacer des populations vivant dans les taudis du vieux bâti central, comme l’exprime ce membre de la Protection civile métropolitaine, à l’occasion de la simulation de crise en mai 2013 :

« À Barrios Altos, le séisme est l’opportunité de reloger les gens. Ces maisons tomberont, c’est certain. Aussi faudra-t-il planifier un nouvel aménagement du territoire. C’est pourquoi votre rôle, à l’Instituto Metropolitano de Planificación [IMP, autorité planificatrice], sera d’évaluer les dégâts et, en fonction des directives du maire, de dessiner des logements neufs. Cette population sera abritée pendant trois ou quatre mois dans des tentes, le temps de trouver des terrains et de construire les nouveaux logements… Barrios Altos est totalement taudifiée. Parfois, la catastrophe est l’occasion de remodeler la ville. »

Que ce type de discours apparaisse au sein de la Protection civile municipale, dont la mission est la préparation à la gestion de crise, s’explique en partie par son rôle dans le processus « d’assainissement physico-légal ». C’est à ses agents d’indiquer s’il faut évacuer et détruire les immeubles occupés, les réhabiliter, les renforcer ou simplement en restaurer la façade.

Cependant, cette vision de la catastrophe comme destruction nécessaire n’est pas le propre de l’administration. « ¡ Ojalá haya un sismo que tumbe esas casas para hacer nuevas ! » [Pourvu qu’un séisme détruise ces maisons pour pouvoir en construire d’autres ! ] lançait en 2010 une résidente du cœur historique du district du Rimac lors de nos enquêtes. Dans cette partie ancienne de la ville, incluse dans le secteur sauvegardé au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO, les vieilles demeures, casonas et quintas, forment un bâti souvent dégradé, estimé vulnérable par les autorités. La population qui y habite ne peut faire des modifications sans passer par l’autorité du Instituto Nacional de la Cultura qui a pour mission de protéger et de valoriser le patrimoine. Pour une partie des habitants, le patrimoine est une contrainte qui les empêche d’améliorer leur quotidien. Le séisme serait alors l’instrument d’une rénovation urbaine permettant, peut-être de manière illusoire, d’améliorer les conditions de l’habiter.

Ces propos composent ainsi un discours dont le poids doit être évalué mais ils sont révélateurs d’une difficulté à vivre la ville au point qu’un événement destructeur serait vécu comme salvateur et « l’origine d’une bouffée d’air, afin de dépasser, une fois pour toutes, l’enlisement produit par le jeu infernal des contradictions, et la paralysie de l’action » (Jeudy, 2010, p. 87).

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Le risque : de la culpabilité religieuse à la culpabilité sociale

Penser la catastrophe comme un châtiment conduirait à identifier la culpabilité de la société urbaine dans l’origine de la catastrophe, culpabilité qui rend logique le désastre. Quatre visions de la catastrophe et du risque très distinctes y conduisent.

La première est celle, largement abordée par les historiens, de catastrophes voulues par Dieu (Wilches-Chaux, 1993 ; Journet, 2010). Sandrine Revêt (2010) rappelle qu’à la suite des coulées boueuses de Vargas en 1999, El Universal titrait « la vengeance de Dieu » ; le sermon de l’archevêque de Caracas interprétait la catastrophe comme une colère de Dieu face au péché d’orgueil dont Hugo Chávez était porteur, châtiment divin clairement utilisé politiquement par les forces conservatrices de l’époque. Certains habitants invoquaient les mauvaises mœurs et les comportements délictueux.

Le séisme de 1746 avait donné lieu à interprétations divines similaires. Les Franciscains dont l’audience était croissante diffusèrent l’idée que la catastrophe était un châtiment contre les péchés de la ville et en particulier contre le comportement dévoyé des femmes, annonçant la destruction imminente de la ville (Walker, 2009). Cette vision d’un châtiment divin est présente à Lima à notre époque comme en témoigne le culte toujours vivace du Señor de Los Milagros. Chaque mois d’octobre et jusqu’au début du mois de novembre, de multiples processions parcourent toute la ville, les plus spectaculaires dans le centre historique (figure 9), en une succession d’étapes représentant symboliquement les lieux qui furent témoins de « la ruine de Lima » en 1746 (Sánchez Rodríguez, 2010). Elles ont pour but d’implorer la miséricorde divine dans le cas bien précis d’un séisme comme le montre le texte de la neuvaine au Señor de los Milagros :

« Je suis indigne, Seigneur, de me présenter devant sa Majesté, moi misérable et plein de fautes, mais je me repens désormais et confie en votre grande miséricorde (…). »

« Modérez votre juste indignation provoquée par nos péchés, calmez les colères de la terre, de la mer et des éléments pour que nous ne soyons pas châtiés avec des séismes, des tempêtes, des pestes, des guerres et d’autres calamités qui nous menacent continuellement. »

La ville, foyer de corruption, devrait être punie et seule la miséricorde divine la préserve du châtiment :

« La ville même, si exposée aux tremblements de terre, aurait été mille fois mise en ruine et nous aurions été tous enterrés entre ruines et gravats, n’était-ce la grande dévotion au Señor de los Milagros. Et n’est-ce pas un véritable miracle qu’après avoir péché nous n’ayons pas définitivement péri ? Oui, mon Dieu, grand miracle de votre miséricorde est de nous maintenir vivants, capables d’être sauvés et de faire pénitence quand aujourd’hui plus que jamais nous méritons votre juste indignation. »

Contrairement à une idée répandue qui veut que l’interprétation divine de la catastrophe signifie un fatalisme, les processions sont un moyen d’agir, par une réaffirmation de la foi et d’un lien communautaire. Affirmation d’un repère dans une situation jugée incertaine, le culte du Señor de los Milagros a également été un élément de gestion de l’ordre public, le Vice-Roi l’a institutionnalisé pour canaliser les revendications des populations noires, dont on craignait le soulèvement à l’occasion des séismes au XVIIIè siècle (Rosas Lauro, 2005). Aujourd’hui encore, la procession majeure fait étape dans les différents lieux de pouvoirs (Présidence de la République, Parlement, Municipalité, Évêché) et reçoit l’hommage des autorités publiques quelle que soit leur appartenance politique comme le montre la présence de la maire de gauche Susana Villarán, durant son mandat.

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Figure 10. Procession du Christ des Miracles organisée par la confrérie du Seigneur des Miracles de l’Eglise des Nazarenas (HSMN) (Sierra, 2013).

Figure 10. Procession du Christ des Miracles organisée par la confrérie du Seigneur des Miracles de l’Eglise des Nazarenas (HSMN) (Sierra, 2013).

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Figure 11. « Urgence », signe de la Confrérie du Seigneur des Miracles de las Nazarenas (HSMN), lors de l’arrivée de l’effigie à la Place d’Armes (Sierra, 2015). Emergencia est localement synonyme de crise dans le cas d’une catastrophe qui advient et requiert des secours.

Figure 11. « Urgence », signe de la Confrérie du Seigneur des Miracles de las Nazarenas (HSMN), lors de l’arrivée de l’effigie à la Place d’Armes (Sierra, 2015). Emergencia est localement synonyme de crise dans le cas d’une catastrophe qui advient et requiert des secours.

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Figure 12. Salut au passage de l’effigie du Seigneur des Miracles au centre de Lima (Sierra, 2015).

Figure 12. Salut au passage de l’effigie du Seigneur des Miracles au centre de Lima (Sierra, 2015).

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Dès 1746, des discours se sont opposés à cette interprétation religieuse affirmant que la catastrophe est naturelle, tel celui du marquis de Obando à Lima, discours qui se généralisent après le séisme de Lisbonne de 1755, le Maquis de Pombal faisant ainsi exécuter pour hérésie le prêtre Gabriel Malagrita, tenant de l’interprétation divine (Walker, 2008). Pourtant, dire que la catastrophe est naturelle peut conduire à une déresponsabilisation, en particulier des dirigeants, puisque, dans ce cas, la société urbaine ne fait que subir un phénomène naturel qu’elle ne peut contrôler ni prévoir, un agresseur extérieur dont on n’est pas responsable (Gilbert, 1992). Un transfert s’opère d’une transcendance divine à une nature déifiée, au point de considérer que la « Nature » a été agressée et qu’elle réagit, soit par processus mécanique, par effet boomerang, soit par vengeance quand on lui prête une intentionnalité, la nature « reprenant ses droits », lieu commun dans lequel c’est la nature qui châtie.

Cependant, un courant comme celui de La Red en Amérique latine a, dès la fin des années 1980, porté le slogan « les catastrophes ne sont pas naturelles », pointant ainsi la responsabilité de l’Homme (Mascrey, 1993). L’accent mis sur cette responsabilité a été à son tour dévoyé : l’Homme est accusé de modifier les dynamiques naturelles quand bien même celles-ci seraient objectivement naturelles. Ainsi, à Quito, les autorités urbaines accusent depuis 30 ans les habitants qui s’installent sur les versants du Pichincha d’être à l’origine non pas des catastrophes, mais des laves torrentielles. Or, nous avons pu démontrer que les laves torrentielles qui se déclenchent sur ces versants ont une origine naturelle (Perrin et al, 1999). La presse les signale dès le début du XXe siècle alors que ces versants n’étaient pas urbanisés, avant donc qu’il n’y ait des terrassements et du déboisement (Sierra, 2002). Le discours dominant est qu’en s’installant sur des terrains zonés à risque et non constructibles, les populations « se châtient elles-mêmes ».

Enfin, une quatrième lecture de la catastrophe est de considérer la responsabilité de la société dans l’exposition aux phénomènes naturels, par la manière de bâtir, d’aménager et de faire la ville. C’est considérer cette vulnérabilité non plus comme une forme passive de l’habiter mais une forme active du risque, au même titre que l’aléa naturel (Gilbert, 2011), ce que promeuvent les sciences sociales et ce dont témoigne la politique de prévention déployée à Lima. Cependant, la difficulté est d’établir a priori cette vulnérabilité. La plupart des études sur le risque partent d’une hypothèse explicite (la catastrophe est le produit d’aléas naturels et de vulnérabilités sociales) et d’une hypothèse implicite : la vulnérabilité en temps de crise, lors de la catastrophe, est la même qu’en temps normal. Cela conduit à dire que les populations vulnérables sont les plus pauvres, celles qui sont reléguées, productrices de ces marges urbaines que sont les quartiers autoconstruits ou les secteurs de taudis. Si un séisme frappe ces marges, une catastrophe urbaine se produit. Cette représentation conduit à penser que ce sont les marges qui transforment le séisme en catastrophe. Par un glissement non seulement sémantique mais issu de représentations sociales dominantes, les quartiers vulnérables deviennent des menaces pour la ville, les quartiers châtiés comme Barrios Alto, les foyers du mal urbain. La déconstruction des politiques de gestion du risque montre que ces marges sont jugées responsables des fragilités de la ville par leur informalité et leur caractère hors-norme (Sierra, 2013). Elles apparaissent comme le produit et le symptôme du mal-développement, lui même générateur de risque. Aussi, la rénovation urbaine et le séisme sont-ils un même moyen d’éradiquer ces marges. En qualifiant les marges comme des espaces-à-risque, les responsables sont désignés et c’est en changeant leur pratique et leur comportement que la ville pourra éviter la catastrophe.

 

Nous faisons ainsi l’hypothèse que dans les quatre cas, l’Homme en général, la société urbaine en particulier, sont perçus comme coupables et que la catastrophe est assimilée à un châtiment soit de Dieu, soit de la Nature soit de la société elle-même. Dans tous les cas, la remise en ordre s’impose. Le séisme apparaît ainsi comme une opportunité pour certains planificateurs urbains ainsi que pour les entreprises du bâtiment qui entretiennent des comportements cyniques sur « l’optimisme de la catastrophe » (Rosario, 2007), puisque des booms immobiliers font suite à de nombreux désastres tels que l’incendie de Chicago de 1871. Le séisme serait ainsi une épreuve parmi d’autres permettant de lutter contre les fragilités de la société (Taleb, 2013) pour devenir résilient, un moyen d’opérer un nouvel ordonnancement de la ville difficile à réaliser par le jeu normal des politiques publiques (Jeudy, 2010). Ce scenario part cependant de l’hypothèse que ce sont les marges qui devraient être touchées et non la ville moderne et normée, ce qui n’est en rien prouvé. Pour certaines habitants du vieux bâti central, le séisme peut également être perçu comme un moyen d’améliorer son environnement urbain. Cependant, des exemples plus ponctuels à Lima montrent que le relogement à la suite d’un accident est généralement long et rarement sur place, les habitants ayant été déplacés ou partant d’eux-mêmes dans d’autres parties de la ville. Dans ce discours, les victimes sont éludées et passent par pertes et profits. Dans tous les cas, la représentation d’une ville toujours en crise et condamnée à la catastrophe semble être dominante. Ajoutée à certains discours sur un souhait de table rase, elle semble traduire cette phrase du philosophe Pierre Sansot reprise par Henri-Pierre Jeudy : « L’Homme ne peut pas s’empêcher d’imaginer que la Terre n’est pas homogène en tous ces points, qu’il existe des lieux éminents et maudits qui attirent la foudre, le feu, le carnages et ces lieux martyrs, parce qu’ils attestent le calvaire de l’humanité sont en quelque sorte des lieux témoins, des lieux privilégiés » (p.89-90).

ALEXIS SIERRA

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Alexis Sierra est maître de conférences HDR en géographie à l’Université de Cergy-Pontoise, UMR Prodig. Cette analyse a été réalisée dans le cadre du programme INVERSES (www.inverses.org).

Illustration de couverture : Mur peint dans le district du Rimac (Sierra, 2010)

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Annexe

Annexe Sierra————

  1. de la « Cité des Rois » à « Lima, l’horrible » []
  2. Arcadia Colonial désigne la Lima ancienne dans Tradiciones Peruanas de Ricardo Palma []
  3. La quinta est un ensemble de logements construits sur un même lot, organisés autour d’une cour allongée, avec une même entrée sur la rue. []

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