#6 / La lutte anti-terroriste « contre » les réseaux urbains. Vers un nouveau modèle d’urbanité de la sécurité

Rémi Baudouï et Frédéric Esposito


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L’urbanisation accélérée de la planète engage aujourd’hui le renforcement des villes globales qui deviennent des pôles majeurs en matière de développement économique, financier et scientifique. Elles constituent des postes de commandement et de décision de vastes territoires qui justifient les échanges d’expériences et de savoir-faire. L’entrée de plain-pied dans une société de la modernité (Beck, 1986) s’est traduite par l’augmentation continue des mobilités et le développement des flux matériels et immatériels. Elle nécessite la construction continue d’infrastructures qui s’enchevêtrent dans le sous-sol, sur le sol, dans l’espace et dans les airs. Le déploiement des maillages de réseaux techniques fait partie intégrante des villes et des mégapoles au point de contribuer à forger l’identité de certaines d’entre elles telles Bangkok, Singapour ou Hong Kong. La prise de conscience de l’importance stratégique des réseaux dans le développement des villes a ainsi favorisé l’émergence du concept de génie urbain au début des années 1980. Ce dernier désigne la capacité de rassembler les savoir-faire et métiers destinés à garantir le maintien des infrastructures qui assurent au quotidien la gestion des flux et informations nécessaires au fonctionnement optimal des territoires urbanisés.

Le développement de ce maillage de réseaux, qui sert autant les activités individuelles que celles de l’État et de l’économie a produit une très grande proximité entre les habitations et les activités industrielles. La perspective de catastrophes industrielles dans un environnement au maillage de plus en plus complexe a fait basculer les villes dans ce que Patrick Lagadec a qualifié de « dynamique de crise » (Lagadec, 1981). Les villes sont désormais apparues fragilisées par la densité des réseaux, de leur croissance et de leur prospérité. Les catastrophes majeures de Bhopal en 1984 et de Tchernobyl en 1986 témoignent précisément de cette réalité : notre « modernité réflexive » engage la production d’une « société du risque » sans commune mesure avec les risques de la révolution industrielle (Beck, 1986). Les villes se trouvent à la merci de leurs réseaux, tantôt agents du bien-être et, par un processus de réversibilité de leurs usages, tantôt vecteurs de dysfonctionnements et de désorganisations (Lhomme, 2012)1. La catastrophe de La Nouvelle-Orléans de 2005 révéla l’étendue de la menace. L’effet papillon de l’ouragan Katrina provoqua, par réactions en chaînes, la destruction des bâtiments et des réseaux urbains, la pollution des circuits d’eau potable, les explosions des conduites de gaz, la pollution par hydrocarbures des territoires urbains et jusqu’au chaos social à l’origine de violences et de crimes raciaux. L’activité économique de la région s’est trouvée suspendue de longues semaines.

Si la question de la sécurité a fait un retour sur la territorialisation de la surveillance des populations (Ceynan, 2001), les attentats du 11 septembre 2001 ont prioritairement favorisé une doctrine du contre-terrorisme focalisée presque exclusivement sur une réponse extraterritoriale de nature militaire. Mais les limites de la stratégie post-9/11 pour lutter contre le terrorisme international ont renforcé le besoin de la redéfinir à l’échelle des villes globales et des grandes agglomérations. L’objet de cet article est double. Il s’agira dans un premier temps d’aborder les solutions préconisées pour limiter le risque terroriste en matière de désorganisation des infrastructures et des villes. Déceler les interactions fonctionnelles et les interdépendances spatiales entre les composantes des réseaux urbains, pour en circonscrire leur portée, est devenue une priorité. Les enjeux techniques d’une sécurité urbaine efficiente portent désormais sur la mise en œuvre d’une stratégie de démêlage des réseaux existants. Il s’agira ensuite de montrer en quoi la mise en œuvre de cette stratégie va nécessairement de pair avec une refonte des principes de la lutte anti-terroriste dans les villes. Le renforcement de la résilience des habitants des villes devient ainsi une priorité des politiques de sécurité urbaine. Il sera alors possible de s’interroger sur les perspectives qu’offrent ces évolutions en matière de mutation des structures urbaines.

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Les menaces sur les réseaux et l’émergence de la stratégie du démêlage

La prise de conscience par les acteurs institutionnels de la vulnérabilité consubstantielle des villes dans les années 1980-1990 s’enracine dans un ensemble de catastrophes de différentes natures. On peut citer notamment Bhopal en 1984, Tchernobyl en 1986, la première Guerre du Golfe de 1990 et ses implications environnementales, la destruction des villes entre 1991 et 1999 dans le conflit de l’ex-Yougoslavie, les émeutes de Los Angeles de 1992 et l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995.

Cette série d’événements a progressivement tôt fait d’inscrire à l’agenda politique des États-Unis la question stratégique du démêlage des réseaux, qui s’est forgée à partir des mathématiques et de la théorie du chaos et de l’étude de la sécurité informatique. Le postulat de base est que la protection d’une infrastructure résiderait dans la limitation absolue des points d’interconnexion et d’échange avec d’autres réseaux afin de pouvoir mieux gérer leur vulnérabilité de manière sectorielle. Il s’agit d’éviter un processus d’accumulation de vulnérabilités dans l’espace et le temps susceptibles de produire des interdépendances qui maximaliseraient les perturbations, les dysfonctionnements, les défaillances et les désordres. Le démêlage devient un enjeu stratégique comme ce fut le cas en 1996, avec l’instauration par le président Clinton du Presidential Commission on Critical Infrastructure Protection (PCCIP). La gestion des infrastructures critiques relève désormais d’un enjeu de sécurité nationale qui repose sur une réflexion développée en trois points : « la prolifération et l’intégration rapides des systèmes de télécommunication et des systèmes informatiques ont lié les infrastructures les unes aux autres pour parvenir à un réseau complexe d’interdépendances ». En second lieu, « ces liens ont créé de nouvelles dimensions de vulnérabilités qui, quand elles sont combinées avec une constellation inédite de menaces, induisent des risques sans précédent pour la sécurité nationale ». Enfin, « nous devons apprendre à négocier une nouvelle géographie dans laquelle les frontières ne sont plus pertinentes, les distances n’ont plus de signification, dans laquelle un ennemi peut porter atteinte à des systèmes vitaux sans s’attaquer à notre système de défense militaire ». Les États-Unis adoptent le programme Critical Infrastructure Protection dans le but de sécuriser des réseaux de transport, des réseaux d’eau et d’électricité mais aussi des réseaux internet (Lewis, 2006).

Par les imbrications croissantes entre la gestion technique des réseaux et les systèmes experts de leur management, le lien est rapidement établi entre la protection des infrastructures matérielles et la protection des réseaux immatériels. L’émergence d’une insécurité informatique fait de la cybersécurité un enjeu de sécurité internationale, car les réseaux informatiques deviennent une des portes d’entrée pour accéder aux infrastructures, tant leur gestion s’est complexifiée. Ainsi, en mars et avril 2000, un ingénieur muni d’un ordinateur portable a désactivé les systèmes d’alerte du dispositif de sécurité d’approvisionnement en eau du comté de Maroochy dans l’État du Queensland australien. En prenant le contrôle de 300 nœuds de gestion et de commandement du réseau, il parvient à déverser des millions de litres d’eaux usées dans des parcs, des rivières et les jardins d’un hôtel. En révélant la fragilité structurelle de New York, les attentats du 11 septembre 2001 ont engagé au niveau planétaire la prise de conscience des menaces pesant sur les villes. L’effondrement des Twin Towers a produit la paralysie de la presqu’île de Manhattan par le déploiement d’une dynamique de crise systémique et multiscalaire affectant à la fois les territoires infra-urbains, métropolitains, régionaux, nationaux et intercontinentaux. L’impossibilité d’acheminer des secours a engagé la désorganisation des transports collectifs rapidement étendue aux circulations routières et aux services publics. Tous les systèmes et réseaux vitaux urbains, banques, hôpitaux, police, services d’appel d’urgence, protection civile se sont paralysés. L’arrêt des transports aériens est allé de pair avec la paralysie de Wall Street et la suspension de ses cotations. Dans l’incertitude économique provoquée par la fermeture de cette place financière et l’incertitude politique quant à la poursuite des menaces pesant sur l’Occident, les disruptions ont été particulièrement importantes en matière d’échanges et de libre-circulation des hommes et des biens. À l’arrivée, le bilan fut celui d’une crise économique sans précédent qui a fait perdre à l’échelle mondiale plusieurs centaines de millions de dollars (Stigliz, 2015). L’effondrement du tourisme international a renforcé la récession économique américaine et mondiale. Les attentats d’Al-Qaida ont produit des impacts nationaux et internationaux qu’aucun acte terroriste n’avait jamais atteint.

La « vulnérabilité de notre civilisation complexe » (Derrida & Habermas, 2004) ouvre la voie à d’importantes révisions sur la lutte antiterroriste qui ne peut plus être pensée du seul point de vue de la protection des individus menacés. Elle cède le pas à des enjeux de sécurité collective à partir des réseaux et des infrastructures garantissant le bon fonctionnement des villes. Si un désastre naturel est à même de produire la même paralysie des services urbains qu’un attentat, il n’en demeure pas moins que ce dernier impacte plus fortement les individus. Au-delà de l’arrêt brutal des infrastructures ferroviaires vitales paralysant l’économie urbaine régionale, les attentats dans les trains de Madrid le 11 mars 2004 ont fortement éprouvé la population au plan psychologique. Les 17 et 18 juin suivants, le Conseil européen sollicite la Commission pour élaborer une stratégie unifiée. La proposition de lancer un programme européen de protection des infrastructures critiques (PEPIC) est retenue lors du Conseil européen des 16 et 17 décembre suivant. Il est en pleine préparation au moment des attentats de Londres du 7 juillet 2005. Le 17 novembre suivant le Livre vert sur un programme européen de protection des infrastructures critiques est accepté et engagé.

En définissant la ville comme une somme de fonctions vitales à préserver pour maintenir son équilibre au-delà des sécessions, crises et auto-corrections, le Conseil européen propose de déployer en matière sécuritaire une analyse systémique qui facilite l’identification de ses failles et de ses points de ruptures potentiels. Les réseaux et hubs plus ou moins matériels garants du fonctionnement quotidien peuvent, en cas d’arrêt brutal des interconnexions de sous-systèmes, intensifier, faute de cohérence, les désastres. Le point de non-retour franchi, la disruption engage la faillite globale du système et donc l’effondrement de la ville. Dès 2004, la Commission européenne engage les États-membres à sécuriser les grandes infrastructures critiques que sont les réseaux de distribution d’eau, d’électricité, d’énergie, de télécommunications, de transport, de systèmes financiers et bancaires et des services d’urgence et de santé. Elle prend en considération leurs potentialités de destruction des aires urbaines que les acteurs de la violence politique, aguerris aux méthodes de la guérilla urbaine, ont intégrées depuis longtemps dans la lutte asymétrique2. Le surdimensionnement continu de l’information et son accès toujours plus facile sont considérés comme les vecteurs de fortes potentialités d’appropriation et de détournement à des fins militaires et terroristes. Plusieurs propriétés propres à la dynamique de risque des infrastructures urbaines sont relevées. La première réside dans la construction d’une force cinétique propre à la dérégulation et à la catastrophe. La seconde relève du dépassement du secteur d’origine de la crise initiale au profit d’un développement intersectoriel impactant depuis la technique, l’économie et la société. Le passage d’une société de la vitesse à la grande vitesse (Salmon, 2000) nécessite l’installation de hauts débits informationnels et transactionnels de l’aménagement numérique du territoire. Ils rapprochent, enchâssent non seulement dans un même pays des zones géographiques distantes les unes des autres mais aussi des régions et des agglomérations situées aux antipodes de la planète. En cas de disruption majeure, ils amplifient, de manière exponentielle, les défaillances et dysfonctionnements émergents.

La prise de conscience de la menace terroriste sur les infrastructures urbaines est allée de pair avec l’émergence de nouvelles catastrophes naturelles et environnementales révélant pour leur part une fragilité comparable des réseaux et systèmes de réseaux. Pour avoir mis en valeur les dynamiques internes de césure des réseaux de transport et de communication, la catastrophe de l’Usine AZF à Toulouse le 21 septembre 2001 a eu pour conséquence l’élaboration de la loi Bachelot du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques et à la réparation des dommages. Pour fonder une meilleure évaluation de la menace, elle introduit dans l’étude du risque, la probabilité d’occurrence et la mesure des effets cinétiques prévisibles d’amplification des désastres. Au niveau de l’Union Européenne, les réponses circonstanciées initiales sont également allées dans le sens d’une meilleure prise en compte de la criticité des infrastructures en cherchant à réduire les probabilités d’occurrence du risque pour limiter les dommages de perturbation, les défaillances des sous-systèmes et de minimiser les durées de non-disponibilité. L’enjeu est de parvenir à maintenir dans le meilleur des cas les niveaux requis de prestation d’une infrastructure pour assurer le fonctionnement des territoires et des villes. En cas de catastrophe majeure, la question est de disposer le réseau impacté dans une logique de mission de survie qui permette d’asseoir les services élémentaires.

Le fiasco de La Nouvelle-Orléans à la suite de l’ouragan Katrina fut tout à la fois lié à un plan d’action d’urgence trop flou, au cumul d’erreurs humaines dans la gestion de la crise et à l’absence de coordination des multiples échelons administratifs et politiques responsables de la sécurité. Comme ce fut le cas lors du 11 septembre, la paralysie des réseaux de communication accentua l’impuissance généralisée et ne permit que la mise en œuvre de solutions de fortune sans efficacité réelle. La ville s’est trouvée rapidement totalement paralysée et livrée à elle-même, sans que les moyens de secours parvenus sur place ne puissent réellement reprendre la situation en main. Déjà se fit jour l’idée qu’une bonne gestion d’une catastrophe de ce type serait d’autant plus optimale si les infrastructures et réseaux urbains et régionaux n’étaient ni totalement interdépendants les uns des autres ni pour chacun d’entre eux traités au niveau de l’action d’urgence de manière cloisonnée. Néanmoins, les principes de séparation, d’autarcie et d’inter-opérationnalité se sont imposés dans la gestion sécuritaire immédiate. La stratégie désormais promue porte sur la construction de séquences urbaines que l’on peut isoler et détacher selon la nature des dommages occasionnés.

La peur du « Digital Pearl Harbor » (Fifoiu, 2010) a également contribué à l’émergence d’une importante littérature scientifique et analytique sur l’évaluation du risque potentiel majeur des interdépendances entre réseaux (Zimmerman & Restrepo, 2009). Se forgent alors à ce sujet les concepts de « courbe de fragilité » et de « criticalité auto-organisée »3 (Galland, 2010), applicables dans toutes les situations de crise, terrorisme compris. Les infrastructures ne se comportent pas dans l’espace et dans le temps de la même manière selon la nature des tensions et des crises qui les affectent. Ce principe de non-linéarité des réseaux urbains est aujourd’hui une donnée à prendre en considération. La réalisation d’une sécurité globale, jugée fondamentale dans un système complexe de réseaux enchevêtrés, met le démêlage au cœur des réflexions sécuritaires. Le contrôle et la limitation des interdépendances fonctionnelles entre infrastructures devraient permettre de cantonner l’effet papillon dans des limites et des seuils raisonnables en termes de capacités d’action. Ce modèle sécuritaire des infrastructures cherche à généraliser des expériences qui ont déjà été historiquement appliquées dans le champ stratégique des deux conflits mondiaux4. La RATP et la SNCF disposent de réseaux de télécommunication propres pour maintenir le bon fonctionnement de leurs réseaux en cas de dysfonctionnements des réseaux publics. Ce modèle d’infrastructures de transmissions sécurisées, autonomisées et indépendantes est appliqué dans les domaines sensibles de la Défense nationale, des établissements industriels classés, de la recherche et de la sûreté nucléaire.

L’innovation réside désormais dans la tentation de généraliser aux territoires urbanisés un modèle jusqu’ici cantonné à des domaines spécifiques. La protection des infrastructures critiques justifie sous la tutelle d’une seule structure une coordination interorganisationnelle des réseaux existants (Therrien, 2010).

Le déploiement des théories du Defensible Space et de l’inclusion sociale face aux menaces pesant sur les réseaux techniques urbains

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Application du plan Vigipirate en gare de Strasbourg, le 19 août 2013 (Wikipédia)

1. Application du plan Vigipirate en gare de Strasbourg, le 19 août 2013 (Wikipédia)

Les théories du démêlage des infrastructures et des réseaux urbains relèvent d’une pensée technique du management stratégique de sécurité. Elles ne portent aucune considération à la nécessité ou non pour une ville de restreindre le nombre de ses réseaux et de ses infrastructures. L’interconnectivité urbaine est perçue comme une réalité qui ne peut être remise en cause. Ces théories ne sont donc pas comparables aux théories du développement urbain durable qui ne peuvent penser les adaptations au changement climatique indépendamment de l’évolution des comportements citadins en vue d’une éco-citoyenneté responsable. À leurs différences, le démêlage ne prête aucune attention aux morphologies spatiales de la ville et de ses bâtiments. Le démêlage ne porte aucun jugement de valeur sur l’évolution des villes alors que le développement durable revendique dans  le « Small is beautiful » une ville écologique de la densification, de la lutte contre l’extension urbaine des quartiers périphériques et des nouvelles mixités des activités et des groupes sociaux. Les échelles pertinentes de construction des territoires pré et post-durables ne cessent d’être questionnées.

Le modèle du démêlage ne peut néanmoins s’émanciper d’une réflexion sur les conditions d’appropriation par la population des nouvelles contraintes sécuritaires. Après le 11 septembre 2001, le débat sur la sécurité civile s’enrichit du concept de résilience intégré dans le débat américain et britannique de la lutte anti-terroriste. Le mot directement importé de la psychologie sociale a connu un premier développement dans la science des risques. Il postule que les populations disposent des connaissances et des capacités pour déployer des solutions leurs permettant d’affronter de fortes perturbations dans leur existence. Initialement appliqué dans la gouvernance onusienne de l’urgence du déplacement des populations dans les conflits armés, le terme est directement transféré dans le domaine de la violence terroriste. Il apparaît porteur de nouvelles solutions peu exploitées jusque-là permettant de suppléer la déficience des secours institutionnels en cas de chaos prolongé. Dès 2003, il se retrouve inscrit dans le Resilience Act de la Grande-Bretagne. En France, le rapporteur de la mission d’études sur la coopération internationale contre le terrorisme s’émeut, en juillet 2004, du fait que les événements du 11 septembre 2001, n’aient « eu aucune conséquence sur les budgets consacrés à la protection et à la sécurité civile » (Delebarre, 2004). Le débat est toutefois lancé par la loi du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile instaurée dans le cadre plus général de la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure. La mobilisation de l’ensemble des compétences impliquées dans la prévention des secours concernant les risques technologiques, naturels ou de nature terroriste devient une priorité.

C’est dans ce contexte que s’élabore un nouvel imaginaire de la gouvernance résiliente efficace. Il se déploie dans un double registre conceptuel. Le premier est celui de la théorie du Defensible Space formalisée dès 1972 par l’architecte Oscar Newman et du Crime Prevention Through Environmental Design (CPTED) mis en œuvre par les collectivités locales dans le cadre de l’application de la loi britannique sur la criminalité et le désordre public. Le second est celui des théories de l’inclusion sociale constitutives de la théorie des systèmes sociaux (Luhmann, 2011).

La théorie anglo-saxonne du Defensible Space doit s’interpréter comme une théorie sociale du comportement individuel de la déviance (Newman, 1973). Elle prend racine dans les travaux de l’économiste et Prix Nobel américain Gary Becker auteur de la théorie de l’« impérialisme économique » et du « choix rationnel » (Becker, 1968). Le criminel est un acteur social doté de raison. Le passage à l’acte est soumis à une « rationalité du jugement », celle de pouvoir mener un délit en minimisant les risques d’être arrêtés. En reprenant ses analyses, Oscar Newman, postule en effet que la construction du regard, qui facilite le contrôle des comportements dans la ville, facilite la véritable sécurisation des immeubles, des unités de voisinage, de la rue, des quartiers résidentiels et des espaces de proximité. Au-delà même des déclinaisons possibles, la Green Zone de Bagdad témoigne de l’efficacité du modèle. En situation de guerre civile, le découpage de l’espace urbain en zones tampons radio-concentriques munies de checkpoints confiés à l’armée régulière facilite la sécurisation tout au moins partielle des villes.

La théorie du Defensible Space se complète par la théorie de l’inclusion sociale qui reconnaît la nécessité à chacun d’appartenir en faits et actes à sa communauté nationale. Pour que la sécurité (re)devienne l’affaire de tous, il s’agit de bâtir à partir des réseaux de socialité –  et non des réseaux techniques –, des échanges d’information en prise directe avec les données du terrain et les observations quotidiennes. Les réseaux humains viendraient suppléer et renforcer la sécurité des réseaux techniques et technologiques, et offrir les conditions de perception des interactions ou couplages entre technique, territoire et société nécessaire à déceler pour éviter la catastrophe. Pour optimiser ce fonctionnement et renforcer en ville la confiance, les solidarités et les formes de cohésion sociale facilitent les « connective capacities » et les échanges interpersonnels autour d’une identité collective restaurée.

Aux États-Unis, Rudolf Giuliani, maire de New York (1994-2011), a organisé mensuellement des exercices de secours impliquant ses services de la sécurité civile. Après les attentats de Madrid, le métro de Washington D.C. a déployé de nouvelles mesures de sécurité. Les voyageurs ont été informés de la nécessité de réagir lors de la découverte d’un sac abandonné. Arrivé à son domicile, l’usager pouvait, entre deux publicités, voir s’afficher le message suivant sur l’écran de sa télévision : « Serez-vous prêt dans le cas d’une attaque terroriste ? ». Par la campagne de communication Ready lancée en 2003 par le Department of Homeland Security (DHL), le citadin se trouve conditionné aux enjeux des acteurs publics. Par une posture de vigilance au quotidien, il s’agit de s’informer et de saisir au plus près du terrain toute information susceptible de repérer et de tracer les individus suspects. Le contrôle des communautés suspectes est quant à lui recommandé à partir de l’extension des prérogatives de la coopération policière avec les associations de quartier sur la sécurité (community policing), sur l’idée que le policier doit aussi s’occuper du homegrown terrorism (Murphy, 2004). L’échec gestionnaire de l’ouragan Katrina a renforcé l’idée selon laquelle la puissance publique devrait, dans un cas similaire, prendre appui sur les connaissances des populations locales pour trouver les solutions adaptées à la résolution de la crise (Trachsler, 2009).

La canicule de l’été 2003, les inondations du Rhône en décembre 2003, les attentats de Madrid puis de Londres, la tempête Xynthia de février 2010 et les inondations dans le Var de juin 2010 renforcent en France le principe d’application du concept de résilience. La définition de la résilience urbaine (Arnaud & Serre, 2011) s’affine et percole les documents administratifs. Par leur aptitude à faciliter les échanges d’expérience et à construire une conscience partagée de la menace, les méthodes anglo-américaines du community policing sont adoptées. Le Premier ministre Dominique de Villepin dote en 2006 la nation d’une doctrine de la lutte anti-terrorisme par l’adoption du Livre blanc du Gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme. Le premier volet opérationnel renforce la détection précoce des activités de terrain en partant du postulat que tous les acteurs de terrain « peuvent être confrontés à des situations anormales pouvant révéler les indices d’une activité terroriste ». La consolidation de la vigilance de tous et pour tous  engage un effort de surveillance des « minorités marginales », des jeunes hommes musulmans de moins de quarante ans. Alors que le Livre blanc du Gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme de 2006 ne faisait reposer la protection des populations que sur le plan Vigipirate, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 définit la résilience comme « la volonté d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou catastrophe majeures, puis à rétablir rapidement leurs capacités de fonctionner normalement dans un cadre socialement acceptable ». Les analyses vont dans le sens des recommandations énoncées en matière dans la lutte anti-terroriste par les collectivités territoriales réunies dans le Forum européen pour la Sécurité urbaine (Esposito, 2007).

En pleine continuité avec celui de 2008, le Livre blanc. Défense et sécurité nationale de 2013 du président François Hollande rappelle que « l’interconnexion des systèmes d’information est une source de vulnérabilités nouvelles » et « qu’une désorganisation au départ limitée peut rapidement se propager et être amplifiée au point de constituer une menace affectant la sécurité nationale ». À côté des institutions et des acteurs multi-niveaux, il est fait appel au « renforcement de l’action civile »,  « le maintien et le développement chez nos concitoyens, de l’esprit de défense et de sécurité » étant la «manifestation d’une volonté collective assise sur la cohésion de la Nation ». Les conditions sont désormais réunies pour concevoir une surveillance urbaine de proximité des citadins par les citadins.

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Vers un nouveau modèle d’urbanité de la sécurité des villes

La mise en œuvre d’une stratégie du démêlage des réseaux techniques urbains dans le but de limiter les dynamiques de crise de toutes natures – terrorisme compris – va de pair avec le déploiement de la réflexion sur la résilience des villes et sur le rôle des réseaux sociaux. La logique classique de l’action publique qui oppose à la connaissance gestionnaire de l’expert la fragilité et les errements possibles de l’analyse et de l’action du citadin est ici remise en cause. Avec la prise de conscience d’être pleinement entré dans la société du risque, la sécurité urbaine est désormais appréhendée moins comme une compétence monopolistique dévolue aux seules autorités publiques qu’un territoire de jonction justifiant la rencontre et la coordination entre organismes publics et la société civile, perçue comme détentrice de compétences profanes du citadin qu’il s’agit de mobiliser. Comme il en est dans bien d’autres domaines du champ de l’action publique, savoirs experts et savoirs profanes se trouvent être enjoints à dialoguer et à coopérer dans une nouvelle dynamique de gestion urbaine (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001).

Le bon fonctionnement des infrastructures vitales urbaines engage la constitution d’un savoir-faire sécuritaire de la « proxémie » au sens où l’anthropologue Edward Hall le définissait en 1971. Il s’agit d’abolir toutes les formes de distance séparant les individus au sein des villes. Ces dernières ne se vivent plus comme un territoire de la liberté individuelle et de la distanciation sociale, mais comme un territoire hostile et menaçant justifiant la construction d’une nouvelle proxémie sécuritaire. Relier les individus les uns aux autres dans un continuum social pour garantir cohésion et entraide devient une exigence publique. Encourager les habitants à renoncer à toute forme d’isolement et de distanciation culturelle doit permettre de produire la co-surveillance spatiale par les usagers de leur quartier. L’achat de produits chimiques en grande quantité, la multiplicité des déplacements induits, la confection de bombes artisanales selon des alchimies approximatives, instables et volatiles, pour affecter le voisinage et l’environnement immédiats, apparaissent pouvoir être a fortiori décelés par une surveillance profane de qualité. La création de lignes de téléphone d’urgence relève de cette instauration possible en France de la dénonciation individuelle citoyenne au cœur des dispositifs sécuritaires de la démocratie suisse.

Si l’on accepte les analyses d’Henri Lefebvre selon lesquelles le quotidien serait le fruit de l’idéologisation généralisée (Lefebvre, 1958), on peut raisonnablement se demander si le démêlage des infrastructures techniques couplé à la mise en œuvre d’une gouvernance résiliente de proximité n’ouvrira pas la voie à un nouveau modèle d’urbanité de la sécurité des villes dans lequel le visible généralisé ira de pair avec le démêlage des grandes infrastructures critiques. À plus longue échéance, il est possible d’imaginer que la fragmentation des morphologies spatiales et bâties, pour des raisons de sécurité, engagera une nouvelle programmation urbaine dans la continuité des modèles utopiques de la Révolution industrielle et de leur architecture panoptique.

REMI BAUDOUÏ ET FREDERIC ESPOSITO

Rémi Baudouï est Professeur à l’Université de Genève. Ses travaux portent sur les politiques publiques de sécurité, les questions du terrorisme et du développement social urbain. Il est Président du conseil scientifique de l’Observatoire universitaire de la sécurité au Global Studies Institute de l’Université de Genève.

Frédéric Esposito est Directeur de l’Observatoire universitaire de la sécurité au Global Studies Institute de l’Université de Genève. Ses travaux portent sur les villes et le terrorisme, les politiques de sécurité et d’intégration européennes.

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Couverture : Genève, la construction de la Maison de la paix en bordure de la ligne de chemin de fer. Le nouveau maillage urbain des réseaux techniques et des réseaux de la gouvernance de la paix mondiale (Esposito, 2015).

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Zimmerman R. & Restrepo C., 2009, « Analyzing Cascading Effects within Infrastructure Sectors for Consequence reduction», International Conference on Technologies for Homeland Security, HST, May 11, Waltham, USA Non-published Research Reports, n°59, 5 p.


  1. Le modèle de la réversibilité fonctionnelle des réseaux d’eau et d’assainissement est bien connu et analysé dans le cas des crues rapides, qui non seulement les saturent mais favorisent la diffusion d’agents polluants exogènes à l’infrastructure existante. []
  2. Dans la perspective de la Libération de Paris, la résistance avait inventorié la position des sous-stations électriques du métro nécessaires à couper pour paralyser l’ensemble du réseau. []
  3. La courbe de fragilité mesure la probabilité de défaillance d’un réseau selon la nature et l’intensité des risques potentiels. La criticalité auto-organisée fait référence aux dispositifs que développe un réseau de manière autonome en situation de bouleversement et crise. Elle conduit à des phases de transition, d’adaptation ou d’amplification des catastrophes à venir. []
  4. Pour concevoir la poursuite de l’effort de guerre en cas d’occupation par l’ennemi de centrales électriques susceptible de paralyser le chemin de fer, le ministère français de la Défense nationale a longtemps refusé durant l’entre-deux-guerres de souscrire à l’électrification de lignes de chemin de fer jugées stratégiques. []

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