Amérique du Nord / « From a ghetto to a barrio » : les enjeux de la succession ethnique à Compton (Californie)

Yohann Le Moigne

L’article de Yohann Le Moigne au format PDF


La vague migratoire qui a touché les États-Unis à partir des années 1980 a remodelé les relations raciales, notamment dans les États du Sud-Ouest où l’installation massive d’immigrés hispaniques1 a eu d’importantes conséquences. Ces changements démographiques se sont particulièrement faits sentir dans des zones pauvres, traditionnellement considérées comme des enclaves noires, à mesure que les familles noires des ghettos ayant les moyens de déménager étaient remplacées par des immigrés récents. Cette proximité géographique nouvelle génère de fait un nouveau type de relations entre minorités, et plus particulièrement entre Noirs et Latinos, différentes des relations traditionnelles entre Noirs et Blancs que l’on avait l’habitude d’étudier dans l’Amérique urbaine. Les enjeux de cette recomposition du paysage urbain sont nombreux et touchent à des domaines sensibles comme la représentation politique des minorités, la criminalité, le « vivre ensemble », l’emploi ou l’éducation.

Particulièrement concernée par ces évolutions, la Californie est considérée comme un laboratoire politique en matière de relations interraciales (Douzet, 2007). Nous nous intéresserons ici à Compton, une ville pauvre de la banlieue de Los Angeles qui a connu une succession ethnique d’une rare intensité au cours des trois dernières décennies. Entre 1980 et 2010, la proportion d’Afro-Américains s’est effondrée, passant de 75% à 34% de la population de la ville, alors que celle des Hispaniques a grimpé de 21% à 65%.

Cette succession ethnique s’est accompagnée d’une augmentation des tensions interethniques, phénomène largement médiatisé à l’échelle locale dans deux domaines principaux : les gangs et la politique2.

Le but de cet article est d’offrir des éléments de compréhension des processus ayant mené à cette dégradation des relations entre Noirs et Hispaniques. En m’appuyant sur une centaine d’entretiens menés à Compton avec des membres de gangs, des policiers, des travailleurs sociaux, des politiciens et divers résidents sur une période de quatorze mois, j’expliquerai comment l’immigration a modifié la composition interne de la communauté hispanique ainsi que le rapport de force numérique entre les communautés noire et hispanique, rendant plus complexe le processus d’acculturation des immigrés récents et diminuant ainsi la proximité culturelle entre les deux groupes. Les rivalités territoriales observées dans les domaines politique et criminel dans un contexte de raréfaction des ressources économiques ont généré la naissance d’un nativisme noir et une cristallisation des tensions le long de ce que les médias locaux ont considéré comme des frontières raciales. Je montrerai au contraire que l’immigration a remodelé les frontières urbaines, non pas en introduisant une nouvelle dimension raciale, mais en ajoutant une dimension culturelle aux enjeux géopolitiques locaux.

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Compton, « ville noire » : un pouvoir politique conquis de haute lutte

Depuis la fin des années 1960, Compton est contrôlée politiquement par les Afro-Américains. Ceci constitue une importante source de fierté pour cette communauté, car aussi étonnant que cela puisse paraître pour tous ceux qui la connaissent aujourd’hui, la ville n’a pas toujours été une majority-minority city3.

De sa création en 1888 jusqu’à la fin des années 1940, sa population était presque exclusivement blanche, alors même qu’une communauté noire était en plein développement à quelques kilomètres au nord, dans les ghettos de Watts et South Central Los Angeles (Sides, 2003, 2004). Cette homogénéité raciale était le fruit de la ségrégation résidentielle légalement en vigueur aux États-Unis à l’époque. Les premières victoires du mouvement pour les droits civiques, et notamment les décisions de la Cour Suprême mettant fin à cette ségrégation légale dans les années 1950, permirent à de nombreuses familles noires de s’installer à Compton, non sans mal cependant, tant les résistances étaient fortes du côté des ségrégationnistes blancs. La concentration d’Afro-Américains explosa donc dans les années 1950 et 1960 : la ville comptait 0% de Noirs en 1940 (littéralement aucun habitant noir n’y était recensé), 4,5% en 1950, 39% en 1960, 71% en 1970 et 75% en 19804.  Ces changements démographiques s’accompagnèrent d’une prise de pouvoir politique qui eut un retentissement national : Compton devint la première ville importante de l’Ouest des États-Unis à élire un maire noir en 1969, puis la première ville du pays à élire une femme noire au poste de maire en 1973. Tout ceci propulsa Compton au rang de ville d’avant-garde de l’empowerment politique noir, un héritage encore présent aujourd’hui.

Par ailleurs, même si la ségrégation était très sévère jusque dans les années 1960, la population de la ville n’était pas exclusivement blanche, puisqu’il existait depuis les années 1920 un petit quartier mexicain abritant quelques centaines de personnes dans le Nord de la ville. En 1970, les Hispaniques représentaient 13% de la population, soit un peu plus de 10 000 personnes. Il existait donc une communauté hispanique bien implantée, qui était constituée d’une majorité de Mexicain-Américains dont les familles étaient présentes sur le sol américain depuis plusieurs générations.

Au sortir du mouvement pour les droits civiques, Compton était une ville de classe moyenne inférieure à majorité numérique et politique noire, qui ne connaissait de problèmes majeurs ni en termes économiques ni en termes de relations interethniques. La situation se dégrada fortement avec la désindustrialisation qui frappa l’agglomération de Los Angeles dans la deuxième moitié des années 1970. Le chômage grimpa en flèche, les gangs se développèrent et le trafic de drogue explosa à partir du milieu des années 1980. Cette décennie marqua la paupérisation de Compton, qui vit sa classe moyenne noire massivement quitter la ville et être remplacée par des Noirs pauvres, puis de plus en plus par des immigrés hispaniques.

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Une immigration hispanique massive qui change la donne——–

Le Comté de Los Angeles a en effet connu une immigration massive en provenance du Mexique et d’Amérique Centrale à partir des années 1980. À Compton, la population hispanique passa de 21% de la population totale en 1980 à 65% en 2010, alors que dans le même temps la population noire s’effondra, passant de 74% à 33%. La série de cartes ci-dessous montre l’évolution des concentrations de Noirs et de Latinos dans le Comté de Los Angeles entre 1980 et 2010.

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En 30 ans, on a donc assisté à un basculement complet du rapport de force numérique entre Noirs et Hispaniques qui a constitué une menace sérieuse pour la domination noire dans les deux domaines évoqués précédemment : les gangs et la politique.

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Dégradation des relations entre gangs : vers une racialisation des tensions ?

Compton est nationalement, voire internationalement, connue pour ses gangs. Elle a longtemps été la ville américaine ayant le taux d’homicide le plus élevé et a été l’objet, au début des années 1990, d’une attention médiatique particulière liée à l’émergence du gangsta rap, popularisé par des artistes locaux (Le Moigne, 2011). Elle est, de plus, la ville du Comté de Los Angeles ayant le plus grand nombre de gangs, derrière Los Angeles, ce qui est tout à fait exceptionnel pour une ville d’à peine 100 000 habitants5.

Des années 1960 au milieu des années 1990, les tensions entre gangs étaient presque exclusivement intraraciales. La plupart des gangs noirs, qui étaient les plus nombreux et les plus puissants, avaient des rapports oscillant entre cordiaux et excellents avec leurs voisins latinos. Mais la situation s’est dégradée dans la deuxième moitié des années 1990 sous l’effet de multiples facteurs.

Le premier est l’explosion du trafic de drogue, et en particulier du trafic de crack (dans un contexte économique et géopolitique particulier)6 dans la région de Los Angeles au milieu des années 1980, qui a généré une augmentation des conflits meurtriers entre gangs. Il s’est opéré, dans ce cadre, une évolution de la fonction des territoires de gangs : d’un rôle traditionnel de protection du quartier, ils sont passés à un rôle de maximisation des profits, ce qui a augmenté la concurrence sur et pour ces territoires (Le Moigne, 2013).

Parallèlement à cela, l’immigration hispanique a fait évoluer le rapport de force entre les gangs noirs et hispaniques. Parce qu’elle s’est concentrée dans les quartiers paupérisés de l’agglomération, elle a, dans un premier temps, entrainé un gonflement des effectifs des gangs latinos déjà existants, puis la création de nouveaux gangs latinos, sur des territoires traditionnellement revendiqués par des gangs noirs (voir carte ci-dessous)7. Tout ceci a constitué une menace pour la souveraineté de certains gangs noirs sur leurs territoires traditionnels.

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Le Moigne 1

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Par ailleurs, l’immigration a également entrainé une évolution au sein-même des gangs latinos, et ce, de deux façons. D’une part, leurs membres sont devenus majoritairement des immigrés arrivés très jeunes aux États-Unis, ou des enfants d’immigrés, qui avaient un degré moindre d’intégration à la société américaine que leurs prédécesseurs chicanos8. D’autre part, l’immigration a généré une augmentation sensible de la concentration spatiale des Hispaniques, qui ont connu, à la fois, une augmentation de leur isolement et une diminution de leur interaction spatiale avec les Noirs. Ce dernier élément est primordial puisque l’interaction favorise l’acculturation, l’assimilation de la langue du pays d’accueil ou encore les mariages mixtes (Stearns et Logan, 1986).

L’association des deux facteurs que sont l’arrivée massive d’une population étrangère et les obstacles à l’acculturation qu’ont constitué, entre autres, l’augmentation de l’isolement des Hispaniques et la diminution de leur interaction avec les Noirs, a affaibli la proximité culturelle qui existait auparavant entre Noirs et Latinos. Les Latinos de Compton n’étaient plus les mêmes, et s’entendaient moins bien avec les Noirs que leurs prédécesseurs. Il s’agit là d’un élément important, puisque beaucoup de gangsters latinos actifs dans la deuxième moitié des années 1990 ont grandi en voyant leurs parents, immigrés sans-papiers pour beaucoup d’entre eux, être victimes d’agressions de la part de membres de gangs noirs qui les voyaient comme des cibles faciles9, ce qui, dans une certaine mesure, a conditionné leurs relations futures avec les gangs noirs.

À tout cela il faut ajouter l’influence de la situation dans les prisons californiennes et la montée en puissance de la Mafia Mexicaine, un gang carcéral composé de membres de gangs latinos originaires du sud de la Californie. Dans les années 1950 et 1960, plusieurs groupes se sont formés sur des bases raciales en prison. C’est notamment le cas de la Mafia Mexicaine et de la Black Guerilla Family, qui sont très vite entrés en conflit. Ces conflits sont devenus si violents que l’administration pénitentiaire fut contrainte de ségréguer les détenus sur des bases raciales, ce qui contribua à renforcer et à institutionnaliser les tensions. Au début des années 1990, la Mafia Mexicaine, devenu le gang carcéral le plus puissant du pays, décida d’étendre son influence en dehors des murs des prisons en taxant les ventes de drogue des gangs latinos du sud de la Californie. En tant que premier bénéficiaire du trafic de drogue mené par les gangs hispaniques, la Mafia Mexicaine œuvra très vite pour tenter de mettre fin aux rivalités intraethniques qui gangrénaient les relations entre ces gangs et nuisaient aux affaires. Les gangs hispaniques durent s’associer, ou du moins ne plus se concurrencer, et faire en sorte de tirer un profit maximal des territoires sur lesquels ils étaient implantés. Si cette stratégie ne fonctionna que très moyennement sur le long terme, elle entraina dans de nombreux cas la fin du partage pacifique de territoire avec les gangs noirs. Par ailleurs, un certain nombre de gangsters ayant connu la prison furent imprégnés par le climat de haine raciale entre les groupes ethniques et tentèrent parfois de propager une idéologie raciste au sein de leur gang à leur sortie de prison.

Tout ceci entraina une dégradation des relations entre gangs noirs et latinos à Compton (ainsi que dans l’ensemble de l’agglomération de Los Angeles), qui fit de nombreux morts surtout entre 1997 et 2007.

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Compton, « ville noire » à majorité hispanique : la concurrence pour la représentation politique

Au niveau politique, les tensions sont évidemment moins violentes mais elles sont bel et bien présentes et se cristallisent autour de la question de la représentation politique. La communauté latino a toujours été présente à Compton, et constitue une part importante de la population depuis plus de 40 ans (Camarillo, 1971). Pourtant, avant avril 2013, jamais un latino n’avait exercé un poste d’élu à la mairie de Compton. À l’inverse, l’ensemble des élus étaient noirs alors que la communauté noire ne représentait plus, en 2010, que 33% de la population

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Photographie prise par l’auteur au cours d’un conseil municipal en juin 2011. L’ensemble des membres du conseil étaient afro-américains (Le Moigne, 2011).

Photographie prise par l’auteur au cours d’un conseil municipal en juin 2011. L’ensemble des membres du conseil étaient afro-américains (Le Moigne, 2011).

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Là encore, cette absence de représentation est le fruit de plusieurs facteurs.

Le premier est essentiellement interne à la communauté hispanique. Il s’agit du très faible poids électoral des Latinos qui s’explique par une faible proportion d’inscrits sur les listes électorales et des taux de participation excessivement bas. En effet, si les Hispaniques représentent aujourd’hui 65% de la population de la ville, ils ne constituent que 40% des inscrits sur les listes électorales, une faible proportion d’entre eux étant à la fois citoyens américains et en âge de voter. Par ailleurs, seuls 3% des Hispaniques inscrits sur les listes électorales ont participé aux élections municipales de 2011.

Le deuxième facteur a trait à l’histoire de la ville et au symbole que représente Compton pour l’empowerment politique noir. Il y a, à Compton, une « vieille garde » noire qui était aux affaires jusqu’il y a quelques années et dont certains représentants sont toujours actifs en politique et dans le milieu associatif. Ils ont longtemps fait part de leur volonté de conserver le pouvoir face aux évolutions démographiques rapides qui touchaient la ville et ont utilisé diverses pratiques afin d’empêcher les Latinos de peser politiquement (Freer, 2004). Des pratiques contre lesquelles se sont mobilisés quelques leaders latinos dès le début des années 1980. Les élus noirs ont, par exemple, longtemps refusé d’avoir recours à des politiques d’affirmative action pour embaucher un plus grand nombre d’Hispaniques dans le secteur public (Fuetsch, 1989 ; Fuetsch, 1990 (a et b)). La municipalité est également traditionnellement plus encline à financer des associations afro-américaines que des associations hispaniques. Il s’agit là d’une des causes de la faiblesse du tissu associatif local au sein de la communauté hispanique, ce qui ne favorise ni la mobilisation des électeurs latinos, ni l’émergence de candidats solides. En 2013, sur les 238 associations enregistrées à Compton, seules 13 avaient un nom hispanique, et 10 d’entre-elles étaient des organisations religieuses qui se tiennent traditionnellement en retrait de l’action politique10. Mais l’exemple le plus frappant de cette volonté de ne pas partager le pouvoir est peut-être le maintien acharné d’un système électoral inégalitaire au regard des lois héritées du mouvement pour les droits civiques (et donc en grande partie votées pour protéger la représentation politique des Noirs dans un contexte d’intense discrimination blanche). La ville de Compton est divisée en quatre districts électoraux, chacun représenté par un conseiller municipal (voir carte ci-dessous).

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Jusqu’en 2012, le système électoral était dit at-large : chaque conseiller municipal était élu par l’ensemble du corps électoral de la ville. Le district 2 est ici particulièrement important : il s’agit du district possédant la plus forte concentration de résidents hispaniques inscrits sur les listes électorales. Les Hispaniques constituent en effet 60% des électeurs de ce district, contre seulement 40% de l’électorat à l’échelle municipale. Le vote étant racialement polarisé à Compton (Kousser, 2010), les Latinos auraient probablement été en mesure d’élire un conseiller municipal latino au cours de la dernière décennie si le système électoral avait été un système d’élection par district11. Mais le système at-large, plébiscité par l’élite noire locale qu’il contribuait à maintenir au pouvoir, a au contraire provoqué une dilution du vote hispanique12.

Après une longue mobilisation hispanique, le conseil municipal s’est résolu, fin 2010 à soumettre la transformation du système électoral au vote. Le passage à un système par district fut approuvé par les électeurs en 2012, ce qui permit au premier conseiller municipal hispanique de l’histoire de la ville d’être élu dans le district 2 en 2013.On a donc vu apparaître à Compton ce qui, au premier abord, semble être un développement de conflits le long de frontières raciales  entre une communauté noire devenue minoritaire qui s’inquiète de la remise en question de son pouvoir dans un contexte socio-économique extrêmement défavorable, et une communauté hispanique qui entend tirer profit de sa croissance numérique.

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Des étrangers dans la ville : l’apparition d’une nouvelle dichotomie———

A-t-on véritablement affaire à des tensions raciales, comme l’ont laissé entendre certains commentateurs ? En entrant dans les détails, on s’aperçoit que les tensions ne sont pas uniquement basées sur la race, mais que l’immigration a complexifié la situation.

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Ennemis communs, cooptation et proximité culturelle : des Chicanos « intégrés » au système local

Avant la grande vague migratoire des années 1980/1990, nous l’avons vu, Noirs et Latinos avaient une plus grande proximité culturelle. Cette proximité était en partie le fruit de leur combat commun contre les discriminations. Les années 1950/1960 furent, en effet, marquées à Compton par une intense ségrégation de facto : les Blancs vivaient dans la moitié Est de la ville, tandis que Noirs et Latinos étaient cantonnés dans la moitié Ouest. La police, exclusivement blanche à l’époque, se chargeait de faire respecter cette barrière raciale. Noirs et Latinos étaient donc plus ou moins unis contre un ennemi commun (ce qui ne signifie pas, cependant, que quelques tensions sporadiques n’éclataient pas, ça et là, entre Noirs et Latinos).

À partir des années 1970, les Noirs sont devenus largement majoritaires dans toute la ville et ont commencé à dominer sans partage dans les domaines des gangs et de la politique. Le rapport de force numérique entre Noirs et Latinos ne permettait pas de remettre en question l’ordre établi, et rien n’incitait par ailleurs les Latinos à le faire : les gangs noirs et latinos avaient de bons rapports, et les Latinos ne représentaient pas une part suffisamment importante de la population pour trouver injuste de ne pas être représentés au conseil municipal, d’autant que beaucoup d’entre eux travaillaient pour la mairie, parfois à des postes importants. D’un point de vue plus global, les Latinos avaient des contacts très fréquents avec les Noirs, que ce soit à l’école, sur leur lieu de travail ou dans leur quartier. Les jeunes Latinos parlaient d’ailleurs avec un accent et un argot afro-américain. Jusque dans les années 1990, nombre de ces jeunes ne maitrisaient pas l’espagnol. Le contact permanent des Latinos avec les Noirs, qui représentaient à Compton à la fois le groupe social et la culture dominants, favorisait donc le processus d’acculturation des Latinos.

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Le renouvellement de la communauté hispanique entraîne une exacerbation des revendications communautaires

L’immigration massive a changé la donne pour les deux communautés. À l’inverse de ce qui se passait avant les années 1990, les interactions entre Latinos sont beaucoup plus nombreuses aujourd’hui que les interactions entre Latinos et Noirs13. L’acculturation des Latinos devient donc de plus en plus compliquée et la proximité qu’on pouvait trouver il y a 30 ou 40 ans, est de moins en moins prégnante alors même que les Latinos entendent peser davantage. Cette distanciation est un processus à l’œuvre dans tout le Sud de la Californie et qu’on ressent tout particulièrement dans les gangs, où on observe depuis une quinzaine d’année le renforcement de l’identité mexicaine de par notamment la mise en avant de l’accent mexicain, l’usage de l’espagnol ou la prévalence des tatouages aztèques par rapport aux tatouages religieux d’il y a quelques décennies.

Du point de vue de la communauté noire en revanche, les changements démographiques ont entraîné une augmentation des contacts avec les Latinos. De nombreux Noirs, confrontés à des revendications communautaires de plus en plus nombreuses de la part des Hispaniques, ont eux aussi eu recours à une exacerbation de leur différence identitaire, un phénomène déjà mis en avant par de nombreux travaux sur les conflits intergroupes, et notamment par les théories de la menace (Stephan et Stephan, 2000 ; Stephan et Renfro, 2002) et de la position de groupe (Blumer, 1958 ; Bobo et Hutchings, 1996). Ceci s’est matérialisé dans le domaine des gangs par le recours généralisé à l’appellation péjorative « wetbacks »14 pour qualifier la nouvelle génération de gangsters hispaniques. Mais cela a surtout eu une implication dans le domaine politique. Les revendications politiques des Hispaniques sont souvent considérées comme illégitimes parce que beaucoup de ces Hispaniques seraient des immigrés récents qui voudraient profiter, au dépend des Noirs, du travail accompli par les Afro-Américains lors du mouvement pour les droits civiques (notamment en termes de politiques préférentielles). En usant de cet argumentaire, certains responsables politiques Noirs oublient, volontairement ou non, que le mouvement chicano a été très actif dans la lutte pour les droits civiques (López, 2004). Lorsqu’on leur fait remarquer, ils s’empressent souvent de préciser qu’ils n’ont rien contre les Chicanos, et que leurs critiques sont dirigées contre les immigrés récents, intégrant ainsi au débat une dichotomie dépassant le cadre racial. On assiste donc depuis les années 1990 à la montée en puissance d’un nativisme noir servant à justifier certaines déclarations ou décisions politiques.

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Un contexte économique favorable au développement du nativisme

Ce développement du nativisme noir a été grandement attisé par l’évolution du contexte économique local. La restructuration du capitalisme entamée dans les années 1970 a contribué au remplacement de l’industrie lourde, caractérisée par ses emplois syndiqués et bien payés bénéficiant largement aux Afro-Américains du centre de l’agglomération, par des emplois à faibles qualifications et sous-payés majoritairement occupés par des immigrés hispaniques récents (Soja, Morales et Wolff, 1983 ; Soja, 1996 ; Waldinger et Bozorgmehr, 1996 ; Bobo et al., 2000 ; Dear, 2002 ). Alors que les Noirs de Compton n’avaient pas encore récolté les fruits de leur prise de contrôle politique, les relations sociales entre minorités étaient de plus en plus perçues comme un jeu à somme nulle : ce qui bénéficiait à un groupe, nuisait forcément à l’autre. Beaucoup de Noirs eurent le sentiment que les maigres progrès socio-économiques qu’ils avaient réalisés depuis la fin de la ségrégation étaient mis en danger par ceux qu’ils considéraient comme des nouveaux venus qui s’en sortaient mieux qu’eux et contribuaient à leur déclin.

Ainsi, la diminution des ressources sur un territoire socio-économiquement sinistré, associée à l’augmentation de l’immigration et la disparition de l’objectif commun que constituait la lutte contre la ségrégation ont éloigné Noirs et Latinos et renforcé leur concurrence.

Tout ceci participa à la transformation des représentations sur les Latinos : ils devinrent, aux yeux de beaucoup d’Afro-Américains, des étrangers dont la présence et les revendications étaient illégitimes. Cette idée est encore très présente aujourd’hui alors même que 66% des Latinos résidant à Compton étaient, en 2010, citoyens américains. Il est cependant intéressant de noter que ces « nouveaux Latinos » ne sont pas uniquement étrangers aux yeux des Noirs. Beaucoup de Chicanos sont en effet très critiques envers les nouveaux immigrés, « qui réclament que tout le monde parle espagnol alors qu’on est aux États-Unis »15, ce qui tord le cou à l’idée d’une dichotomie strictement raciale. Beaucoup de Chicanos sont plus virulents que la plupart des Noirs à l’égard des immigrés. Certains Mexicains-Américains âgés n’hésitent d’ailleurs pas à dire qu’ils ont quitté Compton à cause de cette immigration massive.Le maintien de bonnes relations entre les anciens membres de gangs latinos (actifs durant les années 1970 et 1980), qui ne participent pas à l’escalade raciste dont se rendent parfois coupables certains de leurs successeurs, et leurs homologues noirs témoigne également de la nécessité de nuancer la dimension raciale des tensions.

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  • Flyers distribués aux résidents lors de la campagne pour la “Measure B” qui porposait le passage à un système électoral par district (Le Moigne, 2012).
  • Des volontaires latinos se mobilisent pour distribuer les flyers à quelques jours du vote (Le Moigne, 2012)
  • La communauté noire de Compton est particulièrement fière de l’élection du premier président afro-américain, et le fait savoir jusque sur la façade de la mairie (Le Moigne, 2012).
  • Un monument en mémoire de Martin Luther King Jr. et de César Chávez (deux icones du mouvement pour les droits civiques) laissé à l’abandon, comme un symbole de la dégradation des relations entre Noirs et Latinos (Le Moigne, 2011).
  • Les traces de la présence des gangs sont partout à Compton. Ici, une maison inoccupée est recouverte de graffitis sur le territoire d’un gang hispanique, les Compton Varrio Tortilla Flats (CVTF) (Le Moigne, 2013).
  • Ce même gang est engagé dans de nombreuses rivalités avec des gangs noirs et se rend parfois coupable de débordements racistes (Le Moigne, 2011).
  • La violence des gangs est la principale cause de décès à Compton. Ici des bougies et des ballons ont été disposés sur les lieux d’un homicide par des proches de la victime (Le Moigne, 2011).
  • Les proches de deux adolescents (13 et 17 ans) abattus en mai 2009 se réunissent sur les lieux du crime deux ans plus tard pour dire non à la violence et réclamer justice (Le Moigne, 2011).

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Contrairement à ce qu’ont affirmé de nombreux médias locaux dans les années 1990 et 2000, les tensions entre Noirs et Latinos ne se caractérisent donc pas par une ligne de fracture strictement et systématiquement raciale. Les dichotomies observées se fondent le plus souvent sur quelque chose de plus ténu, à cheval entre les critères nationaux et culturels, qui montre que les communautés ethno-raciales ne sont en rien homogènes, et illustre que le paradigme américain de classification ethnoraciale nous empêche de capturer la subtilité des processus en vigueur à l’échelle locale. Alors que les relations entre Noirs et Latinos vont devenir un des enjeux majeurs pour les villes américaines dans les années à venir16, l’exemple de Compton, et plus globalement de l’ensemble de l’agglomération de Los Angeles, doit ainsi nous inciter à repenser l’analyse des relations intergroupes, souvent uniquement envisagée par le prisme racial, afin de prendre en compte la dimension culturelle associée à la question des générations d’immigrations.————-

Yohann Le Moigne

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Yohann Le Moigne est doctorant au Centre de Recherche et d’Analyse Géopolitique (CRAG) de l’Université Paris 8 et ATER au département d’études anglophones de l’Université de Poitiers. Ses recherches portent sur les relations interethniques entre Noirs et Latinos dans la région de Los Angeles, en particulier dans le domaine des gangs et de la politique locale.

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Sides J., 2003, L.A. city limits : African-American Los Angeles from the great depression to the present, Berkeley, University of California Press, 288 p.

—————–, 2004, « Straight into Compton : American dreams, urban nightmares, and the metamorphosis of a black suburb »,  American Quarterly, volume 56, numéro 3, pp. 583-605.

Soja E. W., Morales R. et Wolff G., 1983, « Urban restructuring : an analysis of social and spatial change in Los Angeles », Economic Geography, Volume 59, Numéro 2, pp. 195-230.

Stearns L.B. et Logan J.R., (1986), « Measuring trends in segregation : three dimensions, three measures », Urban affairs quarterly, Volume 22, Numéro 1, pp. 124-150.

Stephan W. G. et Renfro L. C., 2002, « The role of threat in intergroup relations », in Mackie D. M. et Smith E. R. (dir.), From prejudice to intergroup emotions: Differentiated reactions to social groups, New York, Psychology Press, 320 p., pp. 265–283.

Stephan W. G. et Stephan C. W., 2000, « An integrated threat theory of prejudice », in Oskamp S. (dir.), Reducing prejudice and discrimination: The Claremont Symposium on applied social psychology, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 368 p., pp. 23–45.

Umemoto K., 2006, The truce : lessons from an L.A. gang war, Ithaca, New York, Cornell University Press, 232 p.

Vaca N. C., 2004, The presumed alliance: the unspoken conflict between Latinos and Blacks and what it means for America, New York, HarperCollins, 256 p.

Waldinger R. et Bozorgmehr M., 1996, Ethnic Los Angeles, New York, Russell Sage Foundation, 497 p.

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  1. J’emploierai ici les termes « hispanique » et « latino » de façon interchangeable. []
  2. La thématique du conflit racial, que ce soit dans le domaine des gangs ou dans celui de la politique, a été reprise et propagée par les médias locaux. Voir par exemple : Baca, 2008 ; Legrand, 1994 ; Vaca, 2004, Blatchford, 2002 ; ou plus récemment Quinones, 2013. []
  3. Terme désignant une ville dans laquelle les différentes minorités ethno-raciales représentent la majorité de la population. []
  4. Le rapide accroissement de la concentration d’Afro-Américains à Compton s’explique par l’exode des Blancs, peu enclins à vivre dans des quartiers racialement mixtes, et, plus pragmatiquement, inquiets de la probable dévaluation de leurs propriétés qu’engendrerait un afflux de résidents noirs. Les émeutes de Watts en 1965 accélérèrent ce processus et firent de Compton une « ville noire ». []
  5. Compton est la 16ème ville du Comté en termes de population, mais la 2ème en termes de nombre de gangs (une cinquantaine sur un territoire de 26 kilomètres carrés). []
  6. Pour plus de détail sur le développement du trafic de crack aux États-Unis, voir Agar (2003). []
  7. Alors qu’il n’existait que huit gangs latinos à Compton ou dans son voisinage immédiat en 1979, on en compte aujourd’hui une vingtaine. Le nombre de gangs noirs est en revanche resté sensiblement identique depuis le milieu des années 1980. []
  8. J’emploie ici le terme Chicanos pour désigner les individus d’origine mexicaine, nés sur le sol américain et dont les familles étaient souvent présentes aux États-Unis depuis plusieurs générations. []
  9. Les agressions envers les immigrés étaient très fréquentes, en particulier parce qu’ils étaient réputés pour ne pas avoir de compte en banque et donc se déplacer avec des sommes relativement importantes en liquide, et parce que leur statut migratoire, souvent irrégulier, les dissuadait de rapporter ces agressions à la police (Umemoto, 2006). []
  10. Cela ne signifie pas que les associations ayant un nom anglo-saxon ne bénéficient à aucun habitant hispanique, mais les États-Unis ont une histoire de polarisation raciale et de fragmentation politique si importante que l’organisation sociale et politique est traditionnellement laissée à la charge des communautés. []
  11. Chaque conseiller municipal est élu uniquement par les électeurs résidant dans le district concerné. []
  12. L’usage de systèmes électoraux at-large a depuis longtemps été identifié par les politistes comme une importante source d’exclusion des minorités dans le domaine politique. Voir notamment Browning, Marshall et Tabb (1984, 2003). []
  13. Le quartier de l’Hispanique moyen était composé de 22% d’Hispaniques en 1960, contre 72% en 2010. A l’inverse, il était composé de 55% de Noirs en 1960, contre 24% en 2010. []
  14. Littéralement les « dos mouillés », en référence à la traversée du Rio Grande entreprise par de nombreux immigrés sans-papiers pour rejoindre le territoire américain. []
  15. Entretien avec un résident chicano de Compton, le 6 mars 2011. []
  16. L’immigration hispanique s’est en effet développée hors des zones traditionnelles de concentration hispanique au cours de la dernière décennie. Les États du Sud, une région comptant historiquement une très forte concentration d’Afro-Américains, sont notamment les États ayant connu la plus forte croissance de la communauté hispanique au cours des années 2000. Voir à ce propos : McClain et al., 2011 ; Massey, 2008. Pour l’étude d’un cas similaire à celui de Compton, voir par ailleurs Lacorne (2010). []

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