#8 / Les centres de rétention administrative : La programmation ordinaire de l’indignité

Rémi Baudouï et Manel Kabouche

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La production de la ville indigne relèverait de logiques différenciées. Au titre des premières prennent place le laisser-faire mais aussi l’inadaptation de réponses apportées à un problème –  tel fut celui de « la jungle de Calais ». Au titre des secondes, figure la production d’un urbanisme de déqualification que justifie la construction de la paix sociale à partir d’une gestion discriminante des corps dans l’espace dans un contexte socio-politique déterminé – tel fut le cas de l’urbanisme colonial en Afrique du Nord séparant colons et indigènes ou encore celui du réaménagement de l’opération alors inachevée de Drancy-la-Muette pour y séquestrer les juifs en attente de déportation (Baudouï, 1992). La production de l’inégalité de traitement des individus dans l’espace revêt de multiples formes relevant autant de la méconnaissance d’une situation que de l’intégration au plan institutionnel de représentations comportementales, raciales et xénophobes élevées au rang de normes sociétales. Bien que l’indignité soit de l’ordre du vécu et du ressenti, elle ne saurait recouvrir toutes les formes contemporaines de la marginalité. À la fois nid et cage, le ghetto peut, par son confinement, fonctionner comme lieu de protection des plus faibles. La construction de l’entre-soi protège aussi du regard de l’autre. Dans d’autres circonstances, l’isolement dans une configuration spatiale et sociale de pauvreté, la relégation dans une marginalité urbaine avancée, doublée du maintien d’une ouverture sur le monde extérieur qui, par effet retour, stigmatise le quartier où l’on vit, sont à même de susciter un sentiment d’exclusion et d’indignité (Kokoreff, 2009).

La chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre Froide ont engagé une ouverture des frontières notamment entérinée en Europe par la création des accords de Schengen sur la libre circulation des biens et des personnes. Depuis le 11 septembre 2001, la mise en œuvre d’une lutte anti-terroriste à l’échelle planétaire a contraint les États à développer de nouvelles politiques de sécurité établies sur le contrôle et l’enfermement spatial des individus jugés les plus dangereux. La récession économique internationale, la faillite de nombreux États-nations sur l’autre rive de la Méditerranée, le retour des rivalités impériales, la multiplication des conflits armés, tendent à redéfinir la frontière comme un outil de sécurité nécessaire pour contrôler et limiter les nouveaux flux migratoires. Tout comme d’autres puissances européennes, la France a conçu un système de lutte contre l’immigration clandestine reposant sur le renvoi des étrangers en situation irrégulière. Prévu au titre de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, tout étranger qui, à l’issue d’un arrêté d’expulsion, d’une décision de reconduite à la frontière, ou d’une peine d’interdiction du territoire « ne peut quitter immédiatement le territoire français », « peut être maintenu, s’il y a nécessité, dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ ». Le principe de rétention administrative est confirmé par la loi du 10 janvier 1980, dite Loi Bonnet, qui autorise le maintien dans un établissement pénitentiaire de l’étranger en attente d’expulsion pour une durée pouvant aller jusqu’à sept jours

Dès l’arrivée de François Mitterrand à la Présidence de la République les conditions d’accès au titre de séjour et à l’asile politique sont assouplies. La loi du 29 octobre 1981 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France offre de nouvelles garanties de procédure pour les étrangers en situation d’expulsion. Dans les faits, la  procédure de rétention administrative est réaffirmée. Par décision du Premier ministre du 5 avril 1984 sont créés les centres et locaux de rétention administrative (CRA et LRA), placés sous la responsabilité de la direction générale de la police nationale et de la direction générale de la gendarmerie nationale. La loi du 17 juillet 1984 renforce le contrôle aux frontières pour lutter contre l’immigration clandestine et maintient le placement des étrangers à expulser en CRA et LRA. Sous la présidence de François Mitterrand, les CRA passent de 1 en 1981 à 6 en 1995 ; sous Jacques Chirac de 7 en 1996 à 16 en 2007 ; sous Nicolas Sarkozy de 17 en 2007 à 21 en 2012. Ils sont aujourd’hui 26.

Même si les autorités administratives affirment que les CRA ne sauraient être assimilés à la prison, même si les modalités de gestion interne des individus consacrent une place importante au travail des associations, des bénévoles humanitaires et des professionnels de la santé publique, même si la dignité peut aussi être présentée par certains acteurs comme une norme de travail (Enjolras, 2014), ces équipements relèvent, selon nous, de la ville indigne. L’indignité est interprétée ici dans une double dimension. La première résulte de la privation de la liberté de circuler qui porte atteinte aux droits élémentaires de la personne humaine. La seconde réside dans les modalités mêmes de rétention qui apparaissent ne pouvoir garantir des conditions de vie décente. Dans son rapport pour avis sur les crédits de la police prévus au titre du projet de loi de finance 2001, le député Louis Mermaz s’était ému des conditions dégradées d’existence au sein des CRA qu’il qualifiait de « geôles indignes », « d’horreur de notre République tant la visite des centres de rétention brouille les repères de la citoyenneté et donne le sentiment de pénétrer dans un autre pays, à une autre époque, loin de la France de l’an 2000 » (Mermaz, 2000). En 2008, dans son rapport sur leur visite, le Commissaire européen aux Droits de l’homme observait que les CRA offraient des conditions de vie indignes d’un État prétendument respectueux des droits de l’homme (Armand, 2009).

Dans un premier temps, nous interrogerons les conditions de production matérielle de l’indignité en procédant à une analyse des CRA du point de vue de leur implantation urbanistique, de leur conception architecturale et de leur programmation spatiale. Dans un second temps, nous nous attacherons à rendre compte de l’indignité vécue à partir des témoignages publics existants et de la dizaine de récits que nous avons recueillis dans le cadre d’une campagne d’entretiens non directifs que nous avons menée auprès de personnes ayant séjourné en CRA1.

La production matérielle de l’indignité

Au fil de la construction de l’État moderne, l’indignité s’est construite comme un élément de catégorie juridique. Du Code civil de 1804 jusqu’à aujourd’hui, le droit public a défini les formes d’indignité et les conditions de leurs sanctions au titre de la responsabilité individuelle. L’indignité parentale peut conduire à sanctionner les parents ou leurs enfants selon la nature du manquement à leurs devoirs. L’indignité successorale constitue une des clauses de déchéance du droit des successions. Le crime d’indignité nationale peut engager une peine de dégradation nationale, partielle ou totale. Il est aujourd’hui au cœur du débat sur la déchéance de nationalité dans le cas du terrorisme. La production du logement indigne inscrite dans la loi Boutin du 25 mars 2009 soumet à l’appréciation du juge l’exposition par le propriétaire privé ou public des occupants aux risques de santé et de sécurité. Dans le code de la construction et dans celui de la santé publique, l’indignité permet de caractériser toute situation d’insalubrité et d’engager les modalités de son règlement. Au-delà de ces cas spécifiques, l’indignité ne relève pas directement du droit public. Elle relève davantage de l’émotion et d’une éthique du sujet que de la norme et de la règle prescriptive, comme le rappelle Stéphane Hessel qui revendique pour chacun d’entre nous le droit de posséder notre motif d’indignation (Hessel, 2010). Plus que l’indignité au sens juridique du terme, l’enjeu est donc ici de mesurer l’indignité vécue et ressentie au-delà même des règles et conditions du cadre légal de la rétention administrative qui revendique l’usage et le traitement digne de ses occupants.

Ce préambule permet de saisir la complexité d’appréciation et d’évaluation de ce que l’on pourrait désigner sous la terminologie de situations urbaines d’indignité. Ce qui peut être vécu en tant que tel pour les uns, peut susciter l’indifférence pour les autres. L’action publique s’en trouve affectée par des jugements de valeur dissemblables sur les motifs d’agir et l’importance des solutions et des moyens à mettre en œuvre. Selon leurs statuts, leurs légitimités professionnelles et leurs expertises, les différents acteurs urbains ont des visions différentes de l’indignité urbaine. L’indignité existe à plusieurs échelles  – le logement, le quartier et la ville – qui s’interpénètrent et interagissent entre elles. Selon la Fondation de l’Abbé Pierre, le logement des défavorisés  est « un déni au droit au logement qui porte atteinte à la dignité humaine » (Vanoni, Faure, Benjamin, 2005). Dans le cas du quartier et de la ville, l’appréciation de l’indignité est plus subjective. Par exemple, elle peut aussi bien relever du chômage de longue durée, de l’inaccessibilité à la mobilité urbaine, de l’impossibilité d’accéder aux soins publics, à l’éducation et à la formation… Selon le statut de celui qui regarde ou est regardé – expert ou profane – le diagnostic peut diverger. Les mots de l’indignité peuvent alors plus ou moins recouvrir les maux de la marginalité, de l’exclusion, de la ghettoïsation pour lesquels l’absence de mobilité résidentielle, sociale, économique et culturelle induit un retrait de la vie collective.

Comment concevoir la dignité et la rendre effective dans un espace hors de toute dignité ? En réceptionnant les émigrés en situation irrégulière, déférés par les autorités judiciaires, pour les expulser vers leur pays d’origine, les fonctionnaires des CRA se trouvent dans l’obligation de contrôler et de surveiller, dans le périmètre de leur établissement, les mouvements de ceux qui leur ont été déférés. Si gérer les flux en partance est de leur responsabilité institutionnelle, empêcher toute tentative de quitter les lieux est de leur responsabilité fonctionnelle. Ces zones d’attente avant expulsion du territoire national – de 6 à 45 jours – génèrent une indignité consubstantielle liée à l’entrave programmée de la libre-circulation des êtres humains.

Par leurs missions, les CRA s’ancrent dans l’histoire du contrôle de l’immigration illégale en France et de la gestion des populations précaires (Fischer, 2013). Comme leurs ancêtres, ils existent dans la clôture d’un espace contrôlé, surveillé et gardé2. La référence initiale souvent utilisée par les chercheurs est le camp militaire du Larzac qui, d’avril 1959 à juillet 1962, a accueilli près de 10 000 assignés administratifs suspectés d’être des personnes dangereuses pour la sécurité publique et déplacés d’Algérie en métropole (Bernardot, 2005). La deuxième est celle du centre d’hébergement  d’Arenc, installé en 1964 dans un hangar de la gare maritime près de Marseille, pour accueillir les étrangers en situation irrégulière qu’il s’agissait de renvoyer. Le centre d’Arenc était banalisé par l’absence de signes propres de toute forme de contrôle sécuritaire excepté un escalier surmonté par une sorte de mirador permettant la surveillance de tous les instants. La construction des CRA souscrit aux principes ayant guidé la réalisation du camp d’internement du Larzac et du centre d’hébergement d’Arenc. Ils sont implantés, selon les opportunités foncières, sur des terrains à l’écart ou aux marges des agglomérations ou dans des interstices les soustrayant à la vue directe du citoyen. Tel est le cas des trois CRA de Paris localisés dans le bois de Vincennes. Comme dans le second exemple, ils existent par l’effacement – à défaut de leur pleine suppression – des signes et symboles de leur fonction coercitive en matière de libre circulation des personnes. La construction de CRA dans les zones aéroportuaires permet à la fois d’appliquer les principes de la distanciation spatiale, garantit la discrétion recherchée et facilite également l’optimisation de leur fonctionnement pour les expulsions par avion. Tel est le cas du CRA de Lyon, localisé sur l’aéroport Saint-Exupéry, des trois CRA du Mesnil-Amelot près de l’aéroport de Roissy et du CRA de Lesquin, à proximité de l’aéroport de Lille.

1. Localisation du CRA de Vincennes en lisière du bois. (Capture Google maps)

Le CRA du Canet – le 25e du nom –, ouvert en 2006 pour remplacer le centre d’Arenc, semble à première vue déroger aux principes mentionnés. Le lieu d’implantation, sur des terrains appartenant à la police nationale relève du quatorzième arrondissement de Marseille. Dans leur compte-rendu d’inspection, les Contrôleurs généraux des lieux de privation de liberté observent qu’il est bien desservi par le métro et l’autobus (Necchi, Bolze, Le Bourgeois, 2009). L’analyse topographique du site infirme toute analyse de l’insertion exemplaire des bâtiments dans la ville. Le terrain choisi se trouve enclavé entre, d’une part, l’autoroute du Soleil (A7) et sa bretelle (A557) en direction du Port Maritime, et d’autre part par le boulevard Danielle Casanova que jouxtent les aires de stockage et les voies de triage de la gare du Canet. Avec l’appel d’offre du concours organisé par le maître d’ouvrage, le ministère de l’Intérieur, les lauréats se sont trouvés dans l’obligation de banaliser leur projet au point de produire une architecture furtive qui, selon les principes apparus dans les années 2000, décrit une architecture du camouflage reproduisant les formes, morphologies et données de la nature pour se fondre dans son environnement immédiat. Et les concepteurs du Canet d’affirmer : « Le but est de ne rien montrer, de ne rien démontrer puisqu’il n’y a rien à voir, rien de visible y compris depuis l’autoroute dont nous avons affranchi les vues en créant une rangée de cyprès en complément de la barrière végétale existante » (Loubret, 2006). Sans identité spécifique, sans symbolique et repère formel – à la différence de la prison du XIXe siècle érigée selon un modèle spatial fait pour voir en interne mais aussi pour être vu à l’extérieur, le CRA du Canet, à l’image des autres CRA, devient une sorte de «non-lieu » (Augé, 1992). Il relève de ce que Marc Augé appelle les « polarités fuyantes », à savoir des espaces qui renvoient l’usager à sa mise à l’écart du monde par une mobilité qui ne possède plus aucun caractère identitaire, relationnel et historique propre à l’appartenance des individus à une communauté sociale et politique. Le CRA pourrait ainsi être assimilé aux hubs et plates-formes que constituent les aéroports, les autoroutes, les échangeurs, les stationnements et les gares de nos sociétés à grande vitesse. L’anonymat du CRA est renforcé par l’absence persistante de tout panneau indicatif dans le quartier alentour et sur les grandes voies urbaines le jouxtant. Les mêmes constatations ont été effectuées par les Contrôleurs généraux dans d’autres CRA. Rendre invisible le CRA dans les territoires urbains relève tout autant de logiques propres à la sécurisation de l’établissement dans son environnement qu’aux impératifs supérieurs de gestion de la paix sociale. L’enfouissement et/ou la disparition visuelle des bâtiments relève du souci pour les acteurs d’effacer ce qui, pourrait conduire, par une prise de conscience citoyenne, à la protestation voire aux violences et dégradations ou encore à des modalités d’obstruction de la rétention administrative3. Il est une forme de reconnaissance par l’institution administrative des modalités même d’exclusion et de fonctionnement du CRA puisque cette dissimulation fonctionne comme une anticipation sur l’indignation que pourrait provoquer l’indignité de la rétention.

2. Localisation du CRA du Canet entre le boulevard Danièle Casanova, l’autoroute du Soleil (A7) et la bretelle (A557) (Capture Google maps)

3. Panneau d’affichage de l’entrée du CRA du Canet (sans droit)

4. Entrée banalisée de l’entrée du CRA du Canet (Capture Google maps)

En matière d’agencements intérieurs, celui du Canet, comme les autres, répond au cahier des charges des normes du Code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) institué par l’ordonnance du ministère de l’Intérieur du 24 septembre 20044. Il est ainsi doté de 138 places d’accueil pour un seuil limite de 140. Selon le règlement, hommes et femmes doivent être séparés. Au Canet, il existe trois unités d’hébergement non-mixtes de rez-de-chaussée, appelées peignes en raison de leur positionnement perpendiculaire par rapport aux locaux administratifs, et les services de la vie quotidienne des individus retenus. Les chambres collectives types de 20 m2, bloc sanitaire compris, pour deux personnes, respectent scrupuleusement le seuil obligatoire de 10 m2 par personne. Un meuble composé de quatre cases sans porte fait office de table de nuit et de rangement. Encastrée dans le mur, une lampe au-dessus du lit tient lieu de lampe de chevet. Chaque chambre possède un bloc sanitaire qui comprend des toilettes à la turque, un lavabo et une douche.

Des unités sont réservées aux familles, d’autres à des personnes à mobilité réduite. Les peignes possèdent une salle de jeu, une nurserie, une salle de télévision, une salle de détente et une cour de promenade grillagée et sécurisée par des caméras de surveillance. Quatre chambres d’isolement existent par ailleurs dans le rez-de-chaussée de l’aile administrative, à proximité du bureau de police du CRA (Necchi, Bolze, Le Bourgeois, 2009). Le service médical rendu obligatoire par une circulaire officielle de 1999 dispose de son propre local.

Le minimalisme fonctionnel de rigueur au Canet accompagne les deux dimensions programmatiques des CRA : celui de la gestion juridique du renvoi des étrangers et celui de la sécurisation du lieu pour empêcher toute tentative d’évasion. Prennent ainsi place l’accueil, le bureau des greffes, la partie administrative, les parloirs pour les visites familiales, les autorités consulaires et les avocats, les locaux des partenaires actifs – CIMADE et Office français de l’immigration et de l’Intégration (OFII). Il faut encore rajouter les locaux et équipements des 132 fonctionnaires requis à l’époque et placés sous la responsabilité d’un commandant de police et de son capitaine adjoint. La surveillance est permise par quatre-vingts caméras placées hors et dans l’établissement – mais non dans les chambres. Le local du chef de poste fait office de salle de contrôle du CRA. Les chambres d’isolement dépourvues de fenêtre sont éclairées à la lumière électrique et sont dotées de caméras de surveillance. Le CRA est entouré de murs, fermés par un portail métallique. Le long des murs de clôture serpentent les barbelés. Toute personne entrant dans un CRA est d’abord fouillée, ses droits lui sont notifiés et ses affaires doivent être obligatoirement déposées à la bagagerie avant qu’on ne lui fournisse un kit d’hygiène.

Si la liberté de circuler à l’intérieur du centre semble acquise au moins de jour, elle n’existe pas de nuit, les chambres étant fermées de l’extérieur. La communication avec l’extérieur est autorisée par des téléphones portables sans appareil photo, mais au-delà de ces deux différences fondamentales avec l’univers carcéral, on peut douter de la qualité des « prestations de type hôtelier » (Les CRA, 2014) que devraient offrir, selon le CESEDA, les CRA. Si le bâtiment surveillé ne peut être comparé à un centre pénitentiaire, si la surveillance n’est pas de la responsabilité de gardiens de prison, nombreuses sont les caractéristiques qui facilitent l’identification du CRA à un établissement pénitentiaire. La prédominance d’une architecture fonctionnelle au service d’une rétention sous menace d’expulsion confère à ces établissements les caractères physiques de l’enfermement carcéral : importance des murs, des bureaux d’entrée protégés, existence de filets de sécurité dans les lieux de promenade, présence visible des caméras de surveillance… Le Président du Conseil régional, Michel Vauzelle, à l’occasion de sa visite au CRA du Canet le 8 janvier 2009, a déclaré : « C’est un univers carcéral avec des pièces minuscules, des sanitaires profondément dégradés et dégradant pour la dignité humaine » (Le centre de rétention administrative du Canet à Marseille, 2009). Dès l’entrée dans le centre, la fermeture du portail d’entrée derrière lui signale à chaque nouveau retenu la fin de sa liberté de se mouvoir. Le dispositif de sûreté instauré, à partir de l’agencement de micro-territorialités du contrôle que formalisent la fouille, l’enregistrement de son identité, la consigne des affaires déposées, la saisie de tout téléphone portable muni d’un appareil photo, l’obligation de se raser sous surveillance du personnel, créent un sentiment de rupture absolu. Le souci d’éviter toute forme de fuite consacre, comme il en est pour la prison, la sensation d’être détenu. Le sentiment d’injustice prédomine dans une situation personnelle où aucun mot d’apaisement ne peut venir adoucir la souffrance d’être retenu contre son gré en attente d’une décision de justice sur son destin futur. Par la violence au moins symbolique subie de la « banalisation de l’indignité » (Benasayag, Del Rey, 2008), le retenu ne semble pouvoir échapper au sentiment d’être un prisonnier privé des droits élémentaires de la personne humaine.

L’indignité vécue

Le double sentiment d’indignité réside d’une part dans le regard des visiteurs, d’autre part dans le ressenti de ceux que la terminologie administrative, non avare d’euphémismes, désigne sous le vocable de « retenus », pour l’opposer à celui de détenus. La construction de l’indignité résulte d’un processus d’interactions continues entre des mises en perspective différentes selon la nature du regard et du jugement porté. Dans le cas des visiteurs bénévoles autorisés à entrer pour apporter un soutien aux personnes arrêtées, les témoignages publics du Réseau Éducation Sans Frontières abondent pour rappeler le choc traumatique que procure la découverte d’un CRA. Les mots sont ceux de la stupeur que provoque le franchissement de rouleaux de barbelés et de portes automatiques gardiennées qui évoquent tout système d’enfermement. Un visiteur au CRA de Metz déclare : « On se croirait au zoo d’Amnéville. C’est comme un chenil. Pourquoi ils sont assis par terre dehors ? Parce qu’il n’y a pas de bancs. C’est la honte de notre pays ! J’hallucine ! » Un autre rapporte sa visite au CRA de Lyon : « C’est la première fois que j’allais au Centre de Rétention et c’est terrible d’entendre des enfants vous raconter qu’ils vivent dans une prison. Car il s’agit de ça ! Les ballades, le parloir, les cellules verrouillées la nuit, et le rythme de vie en prison. Au nom de quoi??!! Quand on arrive, c’est bien face à une prison que l’on se trouve, surmontée et entourée de barbelés » (RESF, 2007). Si l’on se place du côté des personnes contraintes de séjourner en CRA, c’est aussi à travers de multiples détails de la vie quotidienne que chacun déploie le sentiment de sa marginalisation et de son exclusion. Cette vie quotidienne est fortement marquée par les conditions d’accueil à l’entrée, de la fouille corporelle à la présence du détecteur de métaux, mais aussi par la visualisation des systèmes de sécurité et toutes les formes de promiscuité résultant de l’application de règles prescrites par le CESEDA. Monsieur W, 35 ans, originaire d’Afrique sub-saharienne nous a déclaré : « En arrivant, j’ai vu partout des grillages, des portes blindées et des caméras, la police nationale et la PAF m’ont enlevé tout de suite mes objets de valeur et surtout mon téléphone avec caméra. J’ai dû même remplir une fiche de dépôt de mes affaires mises dans un casier. Pour moi j’entrais en prison ». L’indignité résulte d’un ensemble de faits en apparence minimes mais qui, s’accumulant, nourrissent le sentiment d’être marginalisé, non toléré. Monsieur X, 28 ans, originaire du Moyen-Orient s’est souvenu : « À mon arrivée à l’accueil, la présence du vitrage de partout m’a impressionné car nous pouvions tout regarder à travers les vitres de l’intérieur vers l’extérieur, mais de l’extérieur personne ne pouvait plus nous voir ». L’indignité s’inscrit au premier chef dans l’effondrement psychologique que procure la mise en rétention, qui incarne l’échec de sa propre existence comme nous l’a signalé Monsieur Y, 41 ans, en provenance d’Algérie : « En arrivant, je me suis senti comme un criminel. Comment allais-je pouvoir justifier auprès de ma famille restée en Algérie, mes sept années passées en France ? Comment affronter le regard des miens en débarquant à Alger les mains vides, sans réussite, ni bilan positif ? Comment vais-je affronter le regard de ma mère ? » La rétention en CRA fonctionne comme une sorte de révélateur des souffrances, angoisses et doutes propres à chacun et du sentiment d’anéantissement qu’il procure. Du reste, en observant la disparition progressive des activités occupationnelles, les Contrôleurs généraux ont perçu au Canet l’importance du désœuvrement. En dehors de la prière autorisée, la seule activité passive demeure la télévision que les retenus peuvent regarder dans un local dépourvu de fenêtre et particulièrement sombre. Dans d’autres centres, outre la télévision, seuls un babyfoot et le football font office de dérivatif. Madame Z, 22 ans, en provenance du Maroc, décrit ainsi sa vie quotidienne : « Pour mes neufs jours passés en CRA, ma vie s’est résumée à la chambre partagée, le couloir, la cour, les caméras et les grillages de partout ». Monsieur Y, déjà cité, a précisé : « Généralement, je restais la majorité du temps dans la cour, à discuter avec d’autres retenus sur des solutions et les possibilités de sortie, les numéros des bons avocats, les phrases à ne pas dire lors des audiences, les récits de nos malheurs, nos vécus en France… » Comme dans les établissements pénitentiaires, le temps suspendu ne s’égrène qu’au fil des visites extérieures et des services de restauration, du matin, midi et soir. Dans l’attente de jugement, le climat devient particulièrement anxiogène. Monsieur X nous a également expliqué : « Il n’y a que des idées noires qui m’ont traversé l’esprit dans le centre. J’ai vu un retenu se faire du mal avec un objet tranchant. Proche de l’aéroport, entendre de manière continue le départ et les atterrissages des avions a décuplé mes angoisses. Je me disais : à quand est-ce mon tour ? »

Les CRA sont des lieux de tension extrême. Des conflits éclatent entre retenus et personnel de surveillance. Les personnes vulnérables selon la définition de la directive du Parlement et du Conseil de l’Union européenne du 16 décembre 2008 – mineurs, personnes handicapées, femmes enceintes, personnes âgées isolées, personnes victimes de torture et viol – peuvent être soumises à un traumatisme extrême mettant en péril leur santé. Comme en prison, la rétention suscite des troubles psychiques entraînant la perte de sommeil et d’appétit, la dépression et de multiples douleurs psychosomatiques. Comme en prison, le moindre incident atteint des proportions insoupçonnables et hors de toute rationalité. Il n’est guère surprenant d’y retrouver régulièrement la mise en œuvre de gestes extrêmes, tels que mise à sac des chambres, mise à feu des locaux, grèves de la faim, automutilations et tentatives de suicide (CIMADE, 2013).

L’indignité pourrait-elle être dignifiée ?

La condition de retenu dans un CRA ne peut s’assimiler à celle du détenu d’un centre pénitentiaire. L’institution carcérale existe dans la relation à la punition que justifie par la réclusion, une conduite qui a échappé aux règles et normes du vivre en collectivité. Le châtiment est de l’ordre de la sanction et de l’hypothétique correction disciplinaire (Foucault, 1975). Aucune personne envoyée dans un CRA ne relève d’une telle logique. Le retenu a commis une infraction et non un délit. La rétention administrative est liée à la mise en œuvre d’une politique d’éloignement d’étrangers qui ne souscrivent pas aux conditions requises à leur présence sur le sol national. Le placement dans un CRA ne résulte pas d’une décision de jugement judiciaire mais de la décision administrative du préfet. Tout individu placé dans un CRA bénéficie, durant son maintien sur place, de droits en rien comparables aux droits restreints des prisonniers de droit commun. Avec son avocat, il peut contester la décision du juge et recourir contre la décision initiale du préfet prise en matière de rétention. Pourtant, comme en prison, l’étude des CRA met en évidence la fabrication d’une indignité à plusieurs niveaux. Le premier est celui de la conception architecturale sécuritaire qui s’apparente à celle des lieux de détention carcérale. Le second réside dans les conditions de rétention.

Comment l’indignité propre aux CRA pourrait-elle être « dignifiée » ? La voie judiciaire offre une opportunité. Dans l’arrêt du 29 septembre 2008, la cour d’appel de Rennes, s’appuyant sur l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales prohibant les traitements inhumains et dégradants, ordonne la libération d’un couple et de leur nourrisson en s’opposant aux deux ordonnances prises par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance demandant la prolongation de leur détention dans le CRA. La lecture européenne du droit des étrangers, pour faire jurisprudence, fait de la dignité humaine un droit intangible et non susceptible de faire l’objet de dérogations (Armand, 2009). Au-delà de cette voie juridique étroite semée d’embûches, la question de la mise en œuvre de la dignité se heurte à de nombreux autres obstacles. Bien qu’il dispose de droits tout au long de son placement en rétention et qu’il puisse les faire valoir auprès des agents français de l’Immigration et de l’Intégration et des représentants associatifs présents sur place, le retenu du CRA apparaît bien devoir être qualifié de paria au sens arendtien du terme, à savoir une personne qui, au-delà de son absence de droits nationaux, se trouve de fait être dépossédée de ses droits humains à la dignité élémentaire (Arendt, 1987). En dépit des efforts des associations mobilisées, la visibilité publique du dossier des CRA demeure relativement limitée. En ne parvenant pas à s’installer dans l’espace public démocratique comme débat de société, les CRA ne peuvent que prospérer dans leur logique de construction d’une indignité sociétale et urbaine. L’association progressivement élaborée entre terrorisme et immigration clandestine dans les médias, l’opinion publique et certains partis politiques conduit à un renforcement des politiques de contrôle et d’expulsion des migrants sans papiers. Dans le débat politique actuel sur l’évolution de la lutte anti-terroriste, les CRA, au-delà de leurs maux, semblent faire référence. La majorité sénatoriale a réclamé dans le cadre du débat sur l’État d’urgence, que « les individus fichés S soient placés dans des centres de rétention ». Cette proposition est pleinement soutenue par le député Les Républicains Laurent Wauquiez depuis les bancs de l’Assemblée nationale et dans la presse par l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy (Thiefaine, 2016). La référence implicite au CRA semble définir de nouveaux usages possibles dans ce dispositif d’enfermement dans la surveillance et les politiques d’éradication de la menace du homegrown jihadism.

REMI BAUDOUÏ et MANEL KABOUCHE

Rémi Baudouï est Professeur à l’Université de Genève. Ses travaux portent sur les politiques publiques d’urbanisme, de développement social urbain, de gestion des risques et de sécurité.

Manel Kabouche est architecte, urbaniste et docteur en architecture et urbanisme de l’Université de Grenoble. Elle travaille dans la maîtrise d’Ouvrage publique. Elle est Chercheur associé du laboratoire PACTE de l’Université de Grenoble.

 

Bibliographie

Arendt H, 1987, La tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Bourgeois, 256 p.

Armand G, 2009, « La dignité humaine des étrangers placés en rétention administrative : entre dialogue jurisprudentiel et dualisme juridictionnel. À propos de CA Rennes, 29 septembre 2008, Epoux Sivanadiyan », Cahiers de la Recherche sur les Droits fondamentaux, Caen, Presses universitaires de Caen, n°7, 165-174. https://www.unicaen.fr/puc/images/crdf0715armand.pdf

Augé M., 1992, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 155p.

Baudouï R, 1992, « La cité de la Muette à Drancy, 1933-1945 », in Fourcaut, A. (dir.), Banlieue rouge, 1920-1960. Années Thorez, années Gabin : archétype du populaire, banc d’essai des modernités, Paris, Autrement, 207-219.

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  1. Les témoignages que nous rapportons, ont été obtenus à partir des contacts offerts par des associations de défense des travailleurs sans-papiers actifs en Région parisienne. Ils respectent l’anonymat demandé par chacun d’entre eux.  Ils ont été recueillis en France entre fin juin et fin août 2016. Ils concernent des personnes relâchées et non expulsées, encore présentes, au moment des entretiens, sur le sol national. []
  2. Les rapports de visite des CRA par les contrôleurs généraux des lieux de privation des libertés permettent d’appréhender tant leur architecture que leurs modalités de fonctionnement interne. []
  3. Les incidents avec les passagers de vols civils de compagnies aériennes, à l’occasion du transfert des retenus sur des vols civils des compagnies aériennes témoignent du risque que fait peser sur leur déroulement leur publicisation. Il peut également faire comprendre la discrétion dont s’entourent les autorités administratives des CRA pour tenir à distance toute menace de mobilisation oppositionnelle citoyenne. []
  4. Cette ordonnance a été depuis plusieurs fois réactualisée. La version en vigueur date du 3 juillet 2016. []

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