Lu / Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, Babels

Angèle de Lamberterie

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Dans le contexte actuel d’États européens hostiles à l’ouverture des frontières et l’accueil des migrants, quel rôle peuvent jouer les villes européennes, confrontées depuis 2015 à la crise de l’asile, sur le plan de l’hospitalité ? Comment les politiques publiques urbaines et locales se définissent-elles face à des politiques migratoires instaurées en Europe par les autorités étatiques et européennes et conçues comme un contrôle et une gestion de flux ? Quelle place pour les villes européennes dans les politiques de migration ?

Ce sont les questions sur lesquelles s’interroge Babels, programme de recherche de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) réunissant une quarantaine de chercheurs sous la direction de l’anthropologue Michel Agier, dans l’ouvrage Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, publié en janvier 2018 et coordonné par Véronique Bontemps, Chowra Makaremi et Sarah Mazouz. S’appuyant sur une « ethnographie multi-sites », à partir de travaux de terrains menés dans plusieurs villes européennes (Paris, Berlin, Copenhague, Bruxelles, Istanbul, Barcelone etc..) et sur des parcours individuels de migrants et de bénévoles, l’ouvrage propose une anthropologie publique de l’hospitalité et de l’accueil des migrants dans les villes européennes.

Cette recherche collective interroge aussi bien les enjeux d’accueil que de rejet des migrants au niveau des villes, l’étude montrant comment les politiques urbaines et locales peuvent également participer au rejet des migrants. L’ouvrage est découpé en cinq tableaux accompagnés d’un prélude et d’intermèdes, chacun d’eux se concentrant sur une ville en étudiant son rapport à l’accueil ou au rejet par des prismes divers : les politiques urbaines, le parcours individuel des migrants et leur appropriation des lieux, ou encore les réactions des résidents. Cet assemblement de travaux de recherche s’accompagne d’une introduction et d’une conclusion fortement engagées, les auteurs ne se contentant pas de décrire, mais aussi de dénoncer, les conditions d’accueil des migrants dans les villes européennes.

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Ce que les villes font aux migrants

Le collectif définit les villes à la fois comme les lieux, les échelles d’action et les actrices de l’accueil. C’est parce qu’elles sont des lieux d’arrivée et d’ancrage des migrants, des espaces de vie qu’ils peuvent – ou non – s’approprier, qu’elles deviennent à la fois échelles d’action et actrices de la question migratoire. Comment les municipalités se positionnent-elles alors par rapport aux États et à l’Union européenne ? En faisant notamment référence aux « villes sanctuaires »1  américaines, l’ouvrage interroge la possibilité qu’il existe « un réseau de villes hospitalières dans un espace européen de fermeture et de contrôle » (p.15).

Les villes étudiées permettent de faire émerger cet enjeu clé de l’ouvrage : l’affirmation des villes européennes comme nouveaux échelons d’action de la politique d’asile et d’immigration. Alors que cette politique est largement considérée en Europe comme une compétence nationale, la crise migratoire peut en effet être une occasion pour les grandes villes européennes de se revendiquer comme des acteurs légitimes à l’échelle européenne. Le mouvement Solidarity Cities lancé en 2016 par les maires de huit grandes villes européennes (Athènes, Amsterdam, Barcelone, Berlin, Gdansk, Helsinki, Paris et Vienne) réclame ainsi de pouvoir bénéficier directement des financements européens existants pour faire face aux situations d’urgence liées à l’arrivée de réfugiés sur leurs territoires et de pouvoir mettre en œuvre directement le principe de relocalisation des demandeurs d’asile, face à des États particulièrement lents et réticents à s’acquitter de leurs engagements. En se positionnant ainsi comme les garantes de la solidarité à l’échelle européenne, ces grandes villes européennes dénoncent le manque de volonté politique à l’échelle nationale, mais cherchent aussi à s’affirmer comme un échelon légitime au sein de la gouvernance européenne, au delà de la seule question migratoire.

Un des chapitres de l’ouvrage est ainsi consacré à la prise de position en faveur de l’accueil des réfugiés d’Ada Colau, la maire de Barcelone, soutenue par un élan de solidarité important des habitants de sa ville. En s’opposant ainsi à la politique du président Mariano Rajoy, et en prenant le contre-pied du mouvement de repli opéré par l’Espagne et les autres pays européens, cette décision envenime davantage les tensions entre l’État espagnol et la ville de Barcelone, et fait monter en puissance les revendications d’indépendance catalane.

D’autres chapitres s’intéressent à l’émergence de municipalités comme acteurs nouveaux de l’accueil des réfugiés en France, où la préfecture est le décisionnaire principal des politiques de migration et où l’hébergement relève de la compétence de l’État. Sont ainsi évoquées la Ville de Paris, avec l’ouverture du camp « humanitaire » de la Porte de la Chapelle, ainsi que d’autres municipalités françaises qui veulent s’affranchir de la mainmise de la préfecture sur les politiques d’asile et d’accueil des migrants, comme le village breton de Billiers où la mairie et les habitants se mobilisent pour accueillir des demandeurs d’asile, ou la ville de la Londe-les-Maures dans le Var, où le maire s’indigne de l’unilatéralité de la décision préfectorale d’implanter un CAO2  dans la commune, prise sans concertation avec la municipalité. L’ouvrage met ainsi en lumière les recompositions territoriales qui s’organisent autour de la question migratoire, prisme intéressant par lequel étudier l’affirmation de l’échelon urbain à l’échelle européenne.

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Ce que les migrants font aux villes

Pour le collectif, les migrations redéfinissent ainsi le rôle des villes mais transforment également les villes elles-mêmes, en ce que les modèles divers d’hospitalité ou de rejet se traduisent dans l’espace urbain des différentes villes étudiées. Il s’agit ainsi autant de « ce que les migrants font aux villes », que « ce que les villes font aux migrants ». Différents chapitres s’intéressent ainsi aux appropriations de la ville par les migrants à travers par exemple l’étude de parcours individuels de réfugiés à Berlin ou à Istanbul. Un autre cas d’étude se penche sur l’installation d’un mobilier urbain de rejet et sur les stratégies de prévention situationnelle dans le nord-est parisien. La présence de migrants dans les villes fait également évoluer les mentalités et les pratiques d’hospitalité, les interactions locales entre migrants et citadins pouvant faire naître de nouvelles formes de mobilisation et de politisation, ce que le collectif définit comme « la politisation en bas de chez soi ».

Les différents terrains d’étude permettent au collectif de développer une anthropologie publique de l’accueil, mais également d’analyser les mouvements d’hospitalité privée, souvent spontanés et informels, nés pour répondre aux déficits institutionnels. Certains chapitres montrent comment ces mouvements peuvent être tolérés par les pouvoirs publics, comme à Barcelone, où la municipalité coordonne les initiatives privées, voire s’inscrire dans des jeux de pouvoirs locaux, comme en Turquie où l’AKP, le parti au pouvoir, monopolise officieusement le champ associatif au bénéfice du pouvoir de l’État.

Les initiatives privées de solidarité, comme l’hébergement des migrants chez l’habitant, si elles ne peuvent constituer une politique d’État et visent justement à pallier les carences étatiques, représentent une autre politique de l’accueil, centré davantage sur l’intégration que la seule mise à l’abri, quand l’hébergement d’urgence institutionnel isole ses résidents des autres citadins. Les dispositifs d’hébergement d’urgence représentent certes une amélioration de l’accueil, mais le collectif souligne qu’on peut héberger sans accueillir, et que dans le contexte français de durcissement des politiques migratoires, l’hébergement est aussi « un enjeu clé du contrôle de la mobilité » (p.124).

L’ouvrage dresse un portrait des registres de justification qui motivent les différents modèles d’hospitalité ou de non-hospitalité. Si à Berlin, la politique d’accueil est construite sur une exigence morale, elle repose en Turquie sur la mobilisation d’un discours de solidarité islamique qui repose sur l’entretien du mythe du glorieux passé ottoman, et place la Turquie en position de frère aîné, devant apporter aide et protection aux vulnérables Syriens, approche caritative et non basée sur les droits.

À travers les exemples des mouvements de solidarité citoyens qui ont eu lieu envers les migrants au Danemark et dans le nord de la Norvège, à Kirkenes, les auteurs questionnent la notion d’activité humanitaire. Ces mouvements sont motivés par le bon sens – du fait notamment des températures hivernales – et la bienveillance, mais refusent de s’inscrire dans un discours politique. Pour l’auteur du chapitre, ils s’inscrivent dans un schéma « humanitaire » (p.75), concentré sur l’urgence uniquement, et se placent dans une « démarche compassionnelle » (p.76) qui s’appuie davantage sur le sentiment individuel de compassion que sur le droit des migrants et les causes structurelles de cette crise. Pour le collectif cependant, l’accueil des migrants relève nécessairement du champ politique, en ce qu’il relève de la prise en charge d’une tâche que les autorités publiques ne veulent pas assumer.

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Ce que les villes doivent aux migrants

Le collectif Babels, en dressant un panorama européen du traitement des migrants dans et par les villes, vise à montrer ce que peuvent les villes sans l’État pour l’accueil des migrants. À plusieurs reprises, l’ouvrage donne des exemples de municipalités, qui malgré leur manque de pouvoir législatif, s’activent efficacement pour accueillir les migrants. Cette efficacité se mesure aussi au niveau du changement des mentalités et de la lutte contre la xénophobie et l’extrême droite. En montrant comment elles sont devenues un acteur incontournable de la question migratoire en Europe, les chercheurs du programme Babels ne manquent pas de laisser entendre que les villes ont une responsabilité vis-à-vis de l’accueil des migrants. L’ouvrage agit comme un appel à la solidarité des villes européennes afin qu’elles deviennent des pôles de résistance aux décisions des États et de l’Union européenne. Là où ces derniers n’assument pas leur rôle, il revient aux villes de se faire les garantes de l’accueil et de la solidarité.

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ANGÈLE DE LAMBERTERIE

Angèle de Lamberterie est géographe et urbaniste, elle s’intéresse au traitement de l’habitat informel par les politiques publiques, ainsi qu’aux politiques de logement et d’hébergement d’urgence.

angele.delamberterie AT gmail DOT com

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Référence de l’ouvrage :

Babels, 2018, Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, Lyon, Le passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 159 p.

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Le programme de recherche de l’EHESS Babels réunit des anthropologues, sociologues, politistes, géographes et étudiants sous la direction scientifique de l’anthropologue Michel Agier. Il réunit dans cet ouvrage, coordonné par Véronique Bontemps, Chowra Makaremi et Sarah Mazouz, vingt-sept contributeurs : Hugo Bernard, Carolina S. Boe, Lola Courcoux, Isabelle Coutant, Didem Danis, Catherine Deschamps, Annika Dippel, Anouk Flamant, Marjorie Gerbier-Aublanc, Maddalena Gretel Cammeli, Aisling Healy, Jean-François Lae, David Lagarde, Dilara Nazli, Adèle Massard, Jacinthe Mazzocchetti, Franck Mermier, Laetitia Overney, Anaïk Pian, Bruno Proth, Paul Tailheuret, Simon Turner, Hassan Yacine, Manuela Zechner.

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Illustration de couverture : Occupation de l’ancien lycée désaffecté Jean Quarré à Paris dans le 19ème arrondissement (de Lamberterie, 2015)

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Pour aller plus loin

Agier M., 2013, Campement urbain : du refuge naît le ghetto, Paris, Éditions Payot, 133 p.

Babels, 2017, La mort aux frontières de l’Europe. Retrouver, identifier, commémorer, Lyon, Le passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 160 p.

Babels, 2017, De Lesbos à Calais. Comment l’Europe fabrique des camps, Lyon, Le passager clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières », 130 p.

Bedard A., 2018, « “City Plaza Hotel will become your home in Athens.” Entre lieu de vie et espace politique, les enjeux d’appropriation d’un squat athénien. », Urbanités, http://www.revue-urbanites.fr/city-plaza-athenes-squat/

De Lamberterie A., 2018, « Le centre d’hébergement d’urgence du 16ème arrondissement de Paris : l’aménagement temporaire comme nouveau modèle urbain pour l’hébergement d’urgence », Urbanités, http://www.revue-urbanites.fr/chu-paris-amenagement-temporaire/

Garcia S., 2018, «  Flüchtling ou Berliner ? Pratiques sociales et spatiales des jeunes hommes exilés à Berlin : de la vie en conteneur à la ville appropriée », Urbanités, http://www.revue-urbanites.fr/fluchtling-ou-berliner/

Jacquot S., Morelle M., 2018, « Informalité, migrations et urbanisme temporaire », Urbanités, http://www.revue-urbanites.fr/informalite-migrations-et-urbanisme-temporaire/

Taillandier F., 2018, « Le camp de migrants, espace exceptionnel au cœur de la ville ordinaire », Urbanités, http://www.revue-urbanites.fr/le-camp-de-migrants-et-la-ville-ordinaire/

  1. Les villes sanctuaires désignent les villes américaines qui à partir des années 1980 ont refusé d’appliquer les lois fédérales répressives de contrôle migratoire. []
  2. Les CAO (Centre d’Accueil et d’Orientation) sont créés en 2015 par le Ministère de l’Intérieur pour accueillir les migrants arrivant en France, et notamment pour « désengorger » la « jungle » de Calais. []

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