#9 / Le « Grenoble Street Art Fest » catalyseur d’images institutionnalisées et détournées. Enjeux discursifs et territoriaux.
Léa Sallenave
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L’article de Léa Sallenave en PDF
La fabrique urbaine des métropoles repose sur leur mise en événements1. Les soirées, les week-ends, les nuits, et même les petits matins, s’animent par une succession de festivités : spectaculaires, grandioses, intimistes, modestes, underground ou « tendances ». Dans un contexte hyper concurrentiel, l’événementiel opère comme stratégie de démarcation pour les acteurs à l’œuvre, collectivités territoriales, entreprises privées, associations. L’injonction : sortir du lot, se rendre visible via une ample communication, attirer des publics issus de territoires variés. Grenoble n’est pas en reste.
Remportant les municipales de 2014, l’écologiste Eric Piolle, associé à Elisa Martin du Parti de gauche, s’inscrit lui aussi dans ce rythme soutenu de « festivalisation » (Nahrath et Stock, 2012). Si le tout événementiel est parfois suspecté d’asservissement à l’impératif néo-libéral2, s’inscrivant en contradiction avec l’idéologie verte-rouge de cette nouvelle équipe, Grenoble, comme la plupart des collectivités, aspire à rayonner via quelques temps forts. Ainsi, pour marquer son empreinte propre, la municipalité lance à partir de 2015 la « Fête des Tuiles » et le « Grenoble Street Art Fest » (abrégé ici en GSAF). Ce dernier met à l’honneur l’image patiemment élaborée sur les cimaises. Le festival résulte d’une rencontre opportune entre Jérôme Catz, commissaire du GSAF, se disant « entrepreneur culturel » et la nouvelle municipalité cherchant à « affirmer de façon plus visible sa différence »3 par rapport aux mandats socialistes antérieurs. Cette valorisation artistique de rue rappelle aussi l’une des finalités culturelles d’Hubert Dubedout, maire de la ville entre 1965 et 1983 : placer l’art au cœur de la vie des gens (Desvignes et Sallenave, 2013). Ainsi, Corinne Bernard, adjointe aux cultures, prolonge la réputation de laboratoire culturel, associée à Grenoble sous Dubedout, en valorisant le street art (SA)4.
Le choix de cette pratique artistique permet-il une singularisation de Grenoble parmi toutes les villes qui revendiquent un ou plusieurs événement(s) street art ? Colle-t-il avec l’idéologie verte-rouge de la municipalité ? Que dire des images de rue produites indépendamment de ce cadre festivalier ? Les rapports de force, générés par la mise en images et donc en récits de la ville, s’inversent sans cesse : images et affichages officiels tagués et détournés, graffs/tags effacés par les services de propreté urbaine. L’institution propose, impose, dicte, verbalise l’imagerie urbaine, les producteurs d’images se jouent parfois des règles, codes de l’institutionnalisation en les détournant. Dès lors, une relation et tension dialogique riche se noue.
Cet article a pu se construire grâce aux entretiens semi-directifs et informels menés essentiellement auprès des artistes, qualifiés de « locaux » ou d’« internationaux », par des observations ethnographique et participante lors de séances graffs ou de travail préparatoire de fresques, d’échanges entre artistes sur leurs pratiques. Des acteurs institutionnels (politiques, responsables culturels de Grenoble, organisateurs et bénévoles du festival), des journalistes, furent également interrogés ainsi que des publics (touristes, habitants, scolaires) durant plus d’une année. Leur disponibilité bienveillante a permis d’approfondir le rapport dialectique entre imagerie et fabrique urbaine.
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S’inscrire sur les murs : entre engagement, poétisation et embellissement des façades
De la force scénaristique et esthétique d’images monumentales
Afin de consolider la cohésion sociale, la municipalité Piolle-Martin valorise la participation citoyenne pour l’accompagner dans la réalisation de projets urbains. La « co-construction » est encouragée. Si tel ne fut pas le cas pour le lancement du GSAF, d’initiative privée5 et d’« esprit entrepreneurial » (Bloch, 2011), la fonction avant tout esthétisante du street art, sous-entendu potentiellement accepté par tous et donc fédérateur, est récurrente dans les témoignages des enquêté.e.s. Ainsi un élu en place déclarait en entretien6 : « il n’y a pas grand monde pour contester le fait qu’on mette un « truc » joli à la place d’un mur gris ». Grenoble fait le choix de la couleur pour embellir, façonner de nouveaux horizons urbains et espérer une rencontre quotidienne avec l’art. Or, derrière le caractère esthétique acté par de nombreux observateurs, les images de street art, polysémiques et ne répondant pas au « régime d’entreprise » commercial, publicitaire (Baldini, 2016), peuvent également déstabiliser voire gêner. La prétendue évidence d’une acceptation et lecture facile d’images au nom de leur beauté est à nuancer. Les publics sont ainsi confrontés à des propositions artistiques, parfois mélancoliques voire ésotériques, projetées en grand format.
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En effet, cette dimension monumentale d’œuvres au centre de la ville manquait à Grenoble d’après plusieurs acteurs interrogés, artiste, élu ou organisateur. Catz saluait « l’audace » municipale pour son choix d’un festival en hypercentre, ne reléguant pas les images « street art » en périphérie. On compte ainsi une majorité de réalisations dans le quartier central et gentrifié Championnet : 15 pour l’édition 2016 contre 5 dans le quartier populaire de la Villeneuve (fig. 3), regroupées notamment à proximité de la galerie de l’Arlequin7. La présence de grandes « fresques »8 dans ce quartier rappelle les immenses panneaux peints par les artistes-militants des Malassis en 1975 qui ornèrent le centre commercial Grand’ Place9. Le GSAF permet à la ville de renouer avec le format gigantesque10 tout en satisfaisant des artistes en quête de ces boulevards scénaristiques que forment les murs pignons, écrans idoines pour projeter des mythologies artistiques, admirées, photographiées, discutées ou ignorées…
Ces scenarii, à partir desquels sont nourries les divagations personnelles des publics, passants et autres usagers de la ville, s’écrivent durant quasiment trois semaines de festival ; les fresques/murales s’y dévoilent quotidiennement. Ce rythme, la durée, la succession des éditions et la pérennité des réalisations, permettent d’installer et d’ancrer cet événement dans les territoires grenoblois et alentour.
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Images : (ce qu’)elles provoquent dans l’espace public
La présence d’images dans l’espace public suscite des narrations nouvelles, aiguise l’œil au gré de déambulations parfois singulières favorisées par le GSAF. Cette temporalité festivalière incite les habitants à se faire touristes, à observer de façon plus attentive les tags, graffs concourant aussi à fabriquer et à raconter la ville. Sans prétendre à une dérive situationniste, la présence d’images street art peut ainsi entraîner l’errance à contre-courant, au sens d’explorations inédites et décalées, bien que les œuvres soient stratégiquement situées, à portée de regard depuis l’axe du tram, des pistes cyclables ou espaces piétonniers. Ici, la marche comme mobilité privilégiée pour une appréhension polysensorielle des cités ne se dément pas (Vlès, 2011). Dès lors, les œuvres street art deviennent prétextes à une mise en mouvement du corps, à une expérience émotive et cognitive urbaine, à une cadence et exploration inhabituelles, à une cartographie territoriale parfois sans précédent dont les publics seraient les auteurs11. 15 000 plans-guides (fig. 2 et 5) furent distribués lors de la 2ème édition afin de situer les productions artistiques. Elle contenait deux loupes, centrées sur les espaces concentrant le plus d’œuvres : l’une sur l’hypercentre, l’autre sur La Villeneuve, quartier dit de « grands ensembles ».
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Avec ou sans cet outil, le public peut jouer à la manière de l’asyndète de De Certeau (1990) : on picore, on élude, on oublie le parcours pour se concentrer sur certaines fresques, chacune révélant l’unicité du lieu. « On identifie immédiatement les visiteurs du GSAF, carte en main, nez en l’air vers les fresques… ça anime le quartier »12. Les organisateurs et la Ville espèrent générer des déplacements plus réguliers qu’à l’accoutumée entre centre-ville et ce quartier sud de grands ensembles, conçus à partir des années 1970. Ils assignent à ces images un rôle de facilitateur d’interactions inter-territoriales. Les flux de « regardeurs » accentueraient l’intégration de quartiers marqués par des difficultés socio-économiques, contribuant à un renforcement de la cohésion socio-spatiale à échelle de la ville. Les visites urbaines liées au SA limiteraient les effets de césure entre quartiers dits centraux et périphériques. Les élus et acteurs du GSAF interrogés mentionnent la capacité du Festival à impulser des « rassemblements », susciter un élan « fédérateur », une « appropriation » populaire de la rue grâce aux fresques : « y a un dialogue entre les visiteurs et les kids du quartier qui leur indiquent les œuvres ; le pari du festival est réussi car le dialogue aboutit entre des gens qui ne se seraient jamais rencontrés sans ce motif : le street art »13.
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Cet espoir, placé dans l’atténuation des fragmentations spatiales urbaines via l’appréhension de l’art de rue, s’articule aux mises en récit et en scène des espaces publics urbains. Celles-ci se construisent notamment sur les réseaux sociaux, car le street art est désormais quasi nécessairement « screen art » (Landes, 2015), a fortiori si l’image dérange. L’édition 2016 du GSAF fut ainsi marquée par la polémique autour d’une représentation de Marianne matraquée par l’article 49.3 incarné par des policiers (cf. photocopie de la fig. 7). Sans surprise, la machine réticulaire des tweets s’est emballée. Face aux critiques, Piolle, tout en insistant sur la liberté créatrice totale de l’artiste Goin, rappelait le caractère éphémère du support : la palissade, réceptacle de l’œuvre, était temporaire. Si certains artistes considèrent que poser un geste dans la rue est déjà en soi un engagement politique, d’autres nuancent. Ici, la portée contestatrice de cette fresque est minimisée : certains graffeurs interrogés estimaient le message iconique peu subversif, cherchant juste le « buzz »14. Cette image a néanmoins pointé des enjeux sociaux (Berdoulay et Da Costa, 2010) et politiques, questionnant notamment les rapports de force entre État et citoyens. Mais la controverse, plutôt épidermique, ressortait davantage dans les médias, reléguant la réflexion approfondie sur la force des images au sein de l’espace public.
Ainsi, et au-delà du festival, les interactions urbaines apaisées et rationnelles autour des expressions graphiques ne sont pas évidentes non plus lorsque les habitants sont confrontés au geste vandale. La réflexion sur son sens n’est pas systématiquement menée car il heurte lorsqu’il se fait insultant et destructeur de patrimoine. La liberté d’expression ne justifie pas tout comme l’écrit le représentant LR, Matthieu Chamussy, relayant une plainte face à la démultiplication du tag ACAB15. Cette inscription récurrente prend le contre-pied de l’esthétique murale du GSAF : elle est formée en général de lettres noires peu soignées, avec un message explicite, sans état d’âme pour le support. Un artiste me confiait qu’avec le festival, il constatait une inflation des expressions libres, vandales, spontanées sur les murs comme élan cathartique ou simple exutoire.
Dès lors, la seule image artistique ou expressive peut-elle faire advenir un espace politique, en dépassant le simple « espace commun de l’expression » (Wolton, 2008) ? Peut-elle faire surgir un espace oppositionnel (Neumann, 2014) ? L’image s’associe aux mouvements sociaux, mais Alain Brossat semble douter du caractère intrinsèquement subversif des pratiques culturelles, y compris visuelles, les assimilant à un « efficient dispositif anti-stasis » (2014 : 112). Une image produite dans un système donné, qui ne se départit pas du système qu’elle semble pourtant dénoncer, ne fait que perpétuer le système (De Laganesrie, 2017). D’après certaines définitions, le street art, lointain héritier de l’univers underground, s’apparenterait à une simple mode, jouissant d’un capital sympathie dans les médias, auprès de certains aménageurs, alimentant des tendances rémunératrices via le street marketing. La profusion d’initiatives institutionnelles autour de cette étiquette générique « street art » peut laisser dubitatif quant à sa force transgressive. Le GSAF contribue néanmoins à interroger l’imagerie urbaine.
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Pratiques vandale off et street art in : un entre-deux opératoire
Les artistes interrogés ayant participé au GSAF revendiquent également une pratique appelée vandale. Ces graffeurs, à la posture créatrice quasi janusienne, incarnent de longue date l’idée d’un post-tourisme, ou d’un hyper-tourisme (Gravari-Barbas, Delaplace, 2015), en arpentant ce qui s’apparenterait à des non-lieux dans les représentations, des lieux banals, en lisant et façonnant les territoires qu’ils dénichent, en soulignant les espaces interstitiels (Grésillon, 2014). Ils créent des images off que l’on retrouve de façon privilégiée dans certains lieux : friches, tunnels (cf. fig. 4) murets partiellement recouverts de ronces longés par les voies ferrées, pare-bruit de rocades, palissades de chantier, tôles industrielles, rideaux métalliques de commerçants, bâtiments et mobiliers à l’abandon…
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Ils signalent à l’aménageur les espaces à policer. Ils livrent une lutte interposée avec les services de la propreté urbaine. Ils passent par des chemins détournés, espaces buissonniers, ceux-là mêmes qui finissent par attirer les institutions, à l’image des récupérations de friches industrielles (Sallenave, 2008). Certains graffeurs grenoblois regrettent la densification du bâti et la multiplication des images street art in, réduisant les espaces d’expression du off tout comme l’institutionnalisation de l’esprit graff dilué dans la festivalisation. D’autres estiment qu’ils seront toujours à même de trouver les espaces d’expression vandale grâce à leurs lectures minutieuses des espaces.
En effet, certains créateurs résistent. Ainsi, un graphiste local sème, çà et là, de faux logos à l’aide de pochoirs aux couleurs de la Ville. On peut lire sur certains éléments du mobilier urbain la mention « Grenoble ville de street art ». L’ironie porte sur ce nouvel étiquetage de Grenoble que certains acteurs trouvent risible ; l’image de la ville est détournée par une sorte de mise en abîme : le street art est moqué à l’aide d’une des techniques du street art, le pochoir. Le GSAF met aussi en lumière une lutte des places entre artistes. La focalisation sur les pointures du street art choisies par les organisateurs réduit de fait les espaces potentiels du off. Les graffs placés au-dessus de la fresque de Veks (cf. illustration de couverture) rappellent la présence d’une scène locale vandale dynamique. Exister dans l’espace public, c’est aussi rappeler que la rue appartient à tous sans distinction. D’autres, comme Libre ?, ont traduit leur mécontentement sur les murs, dénonçant une forme de récupération marchande de l’art urbain par les institutions. Ainsi, le graffeur détourne le logo de la Caisse d’Épargne (fig. 6) tout en s’appuyant sur le conte Le rossignol et l’empereur de Chine : l’esprit du graff serait dévoyé et ses acteurs comme des prisonniers finalement complaisants vis-à-vis du jeu institutionnel. Or, les réductions des dépenses publiques culturelles impliquent le recours croissant, et quasi nécessaire, aux partenaires privés pour l’organisation d’événements16. Afin que l’intégralité de l’esthétique artistique urbaine se lise sur les murs, les organisateurs du GSAF ont laissé des plages d’expression rue Génissieu, siège de la galerie/centre d’art Spacejunk, épicentre du festival, au cœur du quartier Championnet, qualifié de « bobo » ou de « stylé »17. Certains y ont lu une forme d’achat de la paix sociale : « y a pas de graffs dans le GSAF à part quand il donne aux vandales de Gre des petits stores dans une rue, c’est un peu « tenez, je pense à vous » ».
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Les jeux d’images dans l’espace public sont sérieux.
Pérenniser un art perçu éphémère via la patrimonialisation ?
Que les artistes acceptent l’institutionnalisation d’une pratique dite éphémère pour alimenter un « musée à ciel ouvert »18, éclaté à échelle de la ville, semble paradoxal. Or, ils sont nombreux à chercher pour leurs images une durée la plus longue possible sur les murs. De leur visibilité dépend une satisfaction personnelle, une reconnaissance par les pairs, et aussi, des abonnés sur Instagram, parfois une carrière. Un artiste, très actif sur Grenoble et ayant participé au GSAF, me disait « si ce que je colle disparaît, c’est que ma lecture de l’espace n’était pas la bonne ». La posture d’Ernest Pignon Ernest différait. Ses collages se dégradaient, laissant œuvrer le temps. Certains observateurs culturels n’ont ainsi pas compris la logique de restauration de sa fresque sur la bourse du travail lors de la 2ème édition. Était-ce un moyen d’inscrire le festival dans une filiation artistique historique de la ville, comme en implantant des œuvres à l’Arlequin19 renouant avec les pratiques graff qui s’y étaient développées dans les années 198020 ? Ainsi, le GSAF offre l’assurance d’une visibilité sur le long terme, argument attractif pour les artistes même si certains participants s’opposent à l’effet « stades de street-art » dans la ville. Du côté des élus et de l’organisation du festival, l’idée serait de former un fond d’œuvres pérennes dans l’espace public, accessible à tous, gratuit, pour un coût raisonnable21. Les organisateurs n’évacuent cependant pas la logique éphémère originelle. Certaines actions festivalières restent ainsi ponctuelles, rappelant le côté fugace du graff, comme l’ouverture d’un lieu éphémère le temps du festival pour que le public s’essaye à la bombe ou les créations « end to end » et « top to bottom »22 sur deux trams de la ligne A jusqu’à fin juin 2017. La récupération institutionnelle fonctionne ici à plein régime : d’illégal sur les métros new-yorkais, on passe au spectacle en toute légalité sur ce mode de transport, véritable « architecture iconique » et symbole important à Grenoble (Gwiazdzinski, 2015). Pour les élus en place, adopter la patrimonialisation du street art concourt à contrer le régime d’entreprise, commercial, marchand, que la Ville cherche à limiter en réduisant les images publicitaires. Certains habitants voient aussi dans ces œuvres un argument pour maintenir des bâtiments destinés à la destruction : peut-on décemment détruire le Lycée Mounier sur laquelle se déploie l’impressionnante réalisation des Monkey Bird ? Oserait-on éliminer l’ancien collecteur de déchets de La Villeneuve, à l’architecture novatrice dans les années 1970 et, en sus, accueillant désormais les créations de près d’une dizaine d’artistes ?
Avec cette dynamique de patrimonialisation du street art, on pourrait craindre une forme d’uniformisation urbaine à échelle européenne, voire mondiale, en retrouvant apparemment les mêmes expressions graphiques23 ; or, ce serait nier les dynamiques hétérogènes à l’œuvre travaillant chaque espace soulignées à l’envi par les artistes (Lussault, 2017).
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Des images pour souligner l’esprit des lieux
Plus qu’homogénéiser les lieux, les street artists et graffeurs en soulignent les particularités et l’unicité. Animés par un goût du déplacement exploratoire, et se jouant des frontières, ces derniers apposent leur(s) blaze(s) (c’est-à-dire leur « nom(s) de scène ») jusqu’à saturation ; tags, graffs, et autres stickers les accompagnent dans leurs mobilités. Ainsi, classer les images en fonction de typologies par quartier devient une opération complexe, bien que les employés de la propreté urbaine établissent leurs propres classifications : les quartiers en centre-ville sont particulièrement « flingués » de tags, les quartiers sud, plus populaires, le sont ponctuellement. Il est délicat d’assigner une nouvelle identité aux lieux par les images immédiatement après leur réalisation, même si progressivement les habitants et visiteurs offrent à quelques rues une nouvelle narrativité : « c’est la rue d’la femme qui pleure » plutôt que rue Doudart de Lagrée suite à la réalisation d’un portrait par Snek pour l’édition 2016. En revanche, les lieux peuvent produire un certain type d’images : sur les murets proches des rails, rares sont les fresques à la composition léchée, nécessitant une sérénité dans le geste créateur que permet notamment l’espace-temps festivalier. On y trouve en général des lettrages rapidement exécutés. Mais graffer avec application et style son blaze, entre pairs, dans une zone plus ou moins tolérée par les autorités, peut prendre près de six heures24. Les endroits perçus comme peu attractifs, souvent délabrés, éloignés de la vigilance policière, sont recherchés des graffeurs. La concurrence y est intense : des battles colorées s’y livrent, on recouvre le blaze d’un pair, on le toye (= dégrade), ou on l’efface, on occupe la place.
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L’exigence de la municipalité auprès du GSAF était de voir célébrer également les graffeurs locaux, souvent fins connaisseurs de Grenoble et de sa région, ayant sillonné des kilomètres et épuisé quantité de bombes. Globalement, graffeurs, pochoiristes et autres créateurs s’emploient à révéler l’esprit spécifique des lieux qu’ils investissent, permettant souvent de pointer les saillances ou lacunes du mobilier urbain, à marquer les oubliés, impensés et délaissés de l’urbanité. Par exemple, sous un abri bus, sur une boîte aux lettres, une jardinière, un coin de porte, les phrases absurdes collées par l’artiste Petite Poissone incitent à la vigilance si l’on part à leur recherche ; ou alors, là où l’on s’y attendait le moins, à l’endroit où l’on a baissé la garde, leur drôlerie poétique nous saisit.
On questionne souvent l’espace public par le prisme de l’appropriation, évacuant son appréhension dans un simple rapport d’usage (Ariès, 2015). Ainsi, tel acteur aménagiste part à la « reconquête » d’un quartier. Par certains aspects, les graffeurs rappellent que l’espace public se partage. Des codes propres à ce milieu dictent les découpages des surfaces sur lesquelles imprimer sa marque. En général, suivant une sorte de hiérarchie en donnant la priorité au graff élaboré ou au chrome sur le simple tag, et si l’esprit du milieu du graffiti est respecté par son auteur, on ne recouvre pas immédiatement la zone d’un tiers, on se place à côté, pour un temps. On peut y voir une forme d’appropriation territoriale égocentrée, tentons de lire ces juxtapositions de signes comme réflecteurs d’usages partagés de l’espace. L’auteur d’images vandales, englobées dans le street art d’après Baldini, « restitue […] à la cité la dimension d’une agora, […] où tout le monde peut faire entendre ce qu’il a à dire » (Escorne 2015 : 113). Le marquage vandale peut, chez certains, inspirer l’insécurité. Il rend aussi à l’espace urbain son épaisseur, ses aspérités, sortant la ville de ses torpeurs. On peut comprendre ce geste comme relevant des possibilités d’usages insoupçonnés des lieux, ouvrant sur des sas de respiration, des hétérotopies donnant l’impression que l’on peut encore utiliser le territoire de façon différenciée et non systématiquement aseptisée.
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Une responsabilité de l’espace public
Si municipalité et organisateurs du festival s’accordent sur la liberté totale des artistes, de nombreuses entraves pèsent néanmoins sur les gestes artistiques. Catz souligne sa responsabilité dans le choix des artistes, de l’émérite à l’artiste prometteur, de rayonnement international à local. Il demande un sketch préalable, entame une discussion autour de l’œuvre. Lui et son équipe rencontrent les syndics, tentent de convaincre les propriétaires d’immeubles de la pertinence des œuvres à venir, montent parfois des dossiers fastidieux, comme pour obtenir l’accord des architectes des bâtiments de France. Ainsi, les œuvres doivent correspondre à un seuil de décence fixé et évalué par l’organisation seule. Mais Catz affirme le faire également dans l’intérêt des artistes. Ainsi, Snek, Grenoblois ayant marqué la 2ème édition, a accepté de modifier son projet. Il a lissé son image pour éviter tout malentendu d’après le commissaire du GSAF. Le crâne rasé, orné d’un poing américain, d’une femme pleurant sur le sort de l’Afrique, a laissé place à une abondante chevelure. L’artiste en cédant fait aussi le jeu de l’institution (ce que Riffaud et Recours nomment « le coopératisme », 2016). Mais cela peut servir sa notoriété. Et dans un système capitaliste, un artiste a plutôt besoin de contrats rémunérateurs pour continuer à produire des œuvres. Autre exemple, lorsque la direction d’un établissement scolaire catholique accepte de potentiellement mettre à disposition ses murs, le cahier des charges est restrictif pour l’artiste : « il faut que ça soit gentillet, sur l’amour, la fraternité (…) ça va être un truc gnangnan, tout ce qui va être un peu trash va être censuré »25. Participer au GSAF c’est obtenir la chance d’un support de grande taille mais en acceptant des concessions iconographiques.
Reste qu’en matière d’expression, les ruses territoriales sont légions. Certains utilisent parfois les codes du street art admis pour limiter leur criminalisation (McAuliffe, 2012). Les stickers poétiques semblent tolérés alors même que l’équipe de Piolle relançait la verbalisation de l’affichage libre soulignée par le journal local Le Postillon : « il suffirait de seulement 125 affiches collées pendant un jour pour rembourser les 25 000 euros que la mairie octroie au GSAF. À moins que les colleurs d’affiches sauvages réussissent à présenter ça comme du street-art ? ». Il n’empêche, les photocopies de la fresque de Goin apparaissaient régulièrement, scotchées à la gare, lieu ayant accueilli la fresque polémique lors de la 2ème édition (fig. 7). Elles étaient retirées par les services de la Ville puis réapparaissaient…
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Un outil d’éducation visuelle populaire
La municipalité estime que les usagers sont co-responsables de l’espace commun donc des images produites. Ainsi, municipalité de Grenoble et acteurs du GSAF s’accordent sur l’importance de l’éducation à l’image, permettant de hiérarchiser les productions de rue, utile par exemple pour le service de propreté urbaine devant contenir la profusion de tags. Pour éviter les accidents, l’effacement d’une fresque autorisée par exemple, Catz a organisé une rapide formation pour ce service de la Ville et reste en lien étroit avec lui durant le GSAF. Si les règles de retrait des tags sont connues des graffeurs interrogés, comme celle des 3 mètres au-dessus desquels ils sont « tranquilles », la logique d’effacement des images vandales sur la rocade sud, haut-lieu du graff vandale, reste un mystère. Certains ont pu remarquer que tout ce qui relevait du figuratif, dans un registre ironique ou poétique, demeurait plus longtemps que les écritures. Des opérateurs en général privés s’improvisent ainsi faiseurs d’images et gardiens d’un patrimoine, d’une histoire locale du graff26.
Afin que toutes les esthétiques de rue soient comprises, sans évacuer les plus ardues, Catz utilise le festival comme un outil privilégié pour les scolaires. Sur l’année, des professeurs relais, soutenus par la DAAC, travaillent avec Spacejunk pour sensibiliser les élèves à la lecture d’images urbaines de l’espace public. Cette sensibilisation offrait un argument de poids pour justifier la concentration d’œuvres majoritairement en hypercentre. Ainsi, à partir de Championnet et en l’espace de 20 minutes, les enfants peuvent se confronter à de multiples gestes artistiques. Dans les commentaires glanés, il demeure que le geste vandale soutient mal la comparaison avec l’esthétique des fresques. Au-delà des scolaires, au cours du GSAF, chaque soir, un petit noyau de publics se réunit à l’écoute d’un bénévole du festival aidant à l’observation des créations de rue. Le caractère accessible, immédiat, pour ne pas dire démocratique de cet art, renforcé par la gratuité des visites durant le festival, est souvent salué par les participants. La revendication d’éducation populaire est portée par les organisateurs et le brassage socio-culturel souhaité.
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Profusion, saturation, streetartisation des villes ?
Le street art accélérateur de gentrification ?
Catz souhaitait un festival en hypercentre en passe de dialoguer avec d’autres instances phares de la culture grenobloise : le Musée de peinture et de sculpture, la MC2 (Maison de la Culture), le CNAC (Centre National d’Art Contemporain). Les habitants et commerçants Championnet sont globalement satisfaits par le dynamisme généré par le GSAF. En effet, une fresque n’est pas censée être toyée (dégradée) : a priori les graffeurs ne posent pas leur blaze sur l’œuvre d’un pair respecté. En recouvrant les murs de fresques, certains acteurs espèrent l’éloignement ou la réduction du geste vandale, cette « forme de résistance populaire à la gentrification » (Clerval au sujet du Bas-Belleville, 2011). Jouant sur la mauvaise réputation persistante du tag, les graffeurs proposent parfois leurs services à des commerçants pour peindre/décorer leurs rideaux métalliques moyennant rémunération. C’est cela ou le risque d’un accroissement de tags dont ils sont parfois eux-mêmes les auteurs. Ainsi, l’artiste Juin a pu proposer ses abstractions géométriques et Holow ses masques symétriques27.
Les œuvres peintes peuvent concourir à alimenter une forme de gentrification en créant une aménité visuelle ou une sensation d’immersion dans un bain culturel dynamique. Les espaces du off, tagués, squattés, finissent souvent par devenir espaces du in, tagués ou graffés, mais désormais visités à l’image du quartier anciennement industriel Bouchayer-Viallet comprenant notamment le CNAC, la salle de musiques actuelles La Belle électrique et l’atelier de plusieurs graffeurs locaux. En investissant le quartier Berriat Saint-Bruno, correspondant à la définition d’un quartier populaire par A. Clerval ou M. Giroud, le GSAF contribuera-t-il à accélérer une forme d’embourgeoisement (Chabrol et al., 2016) ? La multiplication d’œuvres street art peut recentraliser certains espaces, en en faisant de nouvelles centralités touristiques, artistiques, attirant des prétendues « classes créatives » (Grésillon, 2014). Il demeure que la présence d’œuvres d’art dans l’espace public de quartiers populaires, facilitant parfois la discussion spontanée, ne suffit pas à enrayer la précarisation.
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Adopter la dynamique métropolitaine pour atteindre la « taille critique »
Si la municipalité trouve cohérent de proposer ce projet à l’échelle intercommunale, Catz le disait en entretien « je n’ai pas de limites », visant lui l’échelle métropolitaine. Avant d’atteindre cette taille, les organisateurs du Festival ont noué des liens avec Fontaine, Saint-Martin-d’Hères, communes communistes jouxtant Grenoble et ayant accepté de se greffer à la dynamique impulsée par le GSAF ; celui-là même vanté par Télérama comme « le plus grand rassemblement street art d’Europe » en 2016. Pour renouveler les images, le GSAF n’envisage pas le remplacement des fresques, mais l’étendue territoriale. Si la municipalité accompagne Spacejunk dans ce festival a priori jusqu’à la fin de son mandat, Catz anticipe peut-être un changement d’élus potentiellement moins bienveillants avec cette esthétique. S’étendre et gagner une légitimité à échelle métropolitaine, ou du moins intercommunale, pourrait conduire à une irréversibilité dans cette dynamique et au maintien du Festival au-delà de la conjoncture politique locale grenobloise.
La crainte d’une « invasion » (Crapanzano, 2015) des fresques et des graffs préoccupe néanmoins la municipalité faisant le choix de l’éphémère avec ses murs d’expression libres par quartier, facilitant le renouvellement d’images dans la ville tout en espérant mieux contrôler cette modalité expressive. C’est une manière aussi d’insister sur la participation des citadins au processus de création iconographique, la demande étant forte. À défaut de pratiquer soi-même, dans des espaces bien circonscrits par les élus, de nombreux propriétaires se laissent tenter par la réalisation d’œuvres sur leurs garages, sur les murs pignons de leur copropriété. On sent une forme d’enthousiasme pour ces images urbaines grandement impulsé par le festival.
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Streetartisation : fabrique d’un goût consensuel ?
Si pour Elsa Vivant « la présence des artistes off est […] l’occasion, rare, de sortir des cadres balisés et routiniers d’une ville de plus en plus standardisée […] » (2007), le cadre institutionnalisé du GSAF pourrait alors être lu comme entrave à toute échappatoire ou originalité urbaines. On pourra toujours rappeler la présence des vandales « invités » à participer ou taguant/graffant illégalement sous couvert d’une participation au GSAF28… Sur toute l’année, les visites guidées payantes des œuvres du GSAF organisées par l’Office du tourisme sont couronnées de succès ; celles-ci se verront peut-être concurrencer par des contre-visites gratuites organisées par des greeters (hôtes pratiquant bénévolement des visites touristiques). Durant le festival, et ponctuellement sur l’année, un groupe Facebook de runners propose déjà de se rendre d’une œuvre à l’autre en courant. Le marketing, y compris territorial (Gravari-Barbas, 2013), a adopté des codes street art. Des parcours urbains centrés sur l’art de rue sont organisés par de nombreuses villes en Europe. Ils peuvent donner l’impression aux touristes de sortir de leur zone de confort et de vivre une flânerie hors des sentiers battus. Ces villes essaient d’accéder à la demande des publics mobiles, souvent jeunes et internationaux, en quête d’images urbaines « insolites », contrecarrant le régime d’imagerie publicitaire, à la recherche de graffs et fresques, autorisés ou non, pour saisir le pouls, « l’ADN » réel d’une ville, conçu par ses natifs.
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Or, dans le cadre du GSAF, « y a pas de graffs vénères » déplorait un graffeur, langage qui « légitime » aussi d’après lui le festival et participe de l’identité grenobloise. D’autres, comme certains représentants du collectif d’affichage libre Banksy, regrettent le déficit de propositions plastiques subversives parmi les fresques acceptées par les propriétaires des murs. En outre, certains street artists invités au GSAF ne connaissent pas la ville avant d’agir, difficile dès lors pour eux de saisir une « identité locale » ; certes, Catz, aimant Grenoble, peut les orienter. Mais les contacts avec les habitants du quartier sont parfois limités, certaines « re-sta » restent quelques jours, peignant dans leur bulle, perchés sur leur nacelle, puis repartent sur un autre projet. Ainsi, une image pourrait convenir à n’importe quel mur pignon haut de 12 mètres ; comme si l’image était interchangeable, indépendante du contexte social de production. Indépendamment du GSAF, le contre-exemple vient du Grenoblois Nessé qui a repeint le pont de l’Estacade en allant à la rencontre des « figures » du quartier, en s’immergeant dans le quotidien du lieu ; ou encore, du vandale Sonic, voyageur inlassable, regardeur et arpenteur attentif des espaces, révélant l’esprit des lieux qu’il graffe tout en battant en brèche une « streetartisation » territoriale. Si les artistes invités sur le festival dialoguent bien volontiers avec les passants, les curieux et habitants, le choix de l’œuvre reste soumis au goût des propriétaires qui tentent rarement une esthétique décalée, se pliant en général à un répertoire d’images assez consensuelles.
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Soutenir le GSAF, serait-ce un moyen de canaliser une pratique vandale qui résiste encore aux formes de l’urbanité policée (Béru, 2008) ? Un moyen d’éduquer les masses sur les images urbaines acceptables (Matthey, 2017) ? Progressivement, les marges deviennent vendeuses : le in institutionnel se nourrit du off. Ce qui est encore perçu comme « sale, délinquant »29 devient de plus en plus souvent un substrat sur lequel s’arrimer30 pour rayonner. Comme des laborantins, les vandales préparent parfois le terrain pour des opérateurs culturels intéressés par une approche marchande et touristique des territoires ; ces derniers capitalisent sur les graffeurs qui peuvent se faire prescripteurs territoriaux puisqu’ils découvrent des espaces amenés parfois à devenir des haut-lieux du tourisme culturel, créatif, comme l’espace Bouchayer-Viallet accueillant le CNAC31.
Nous pourrions avancer que l’importance du graff grenoblois insoumis et impertinent a conduit la municipalité à parier sur le projet de Catz. La volonté d’une confrontation régulière des habitants à une esthétique artistique de rue, stratégiquement appelée street art, motiva le soutien municipal pour un festival valorisant l’élaboration de scenarii colorés sur les murs. Faire en sorte que les Grenoblois se sentent des acteurs à part entière de la construction urbaine commune, en investissant et commentant les espaces collectifs via les images de rue, est l’une des finalités prégnantes de la municipalité. Idéalement, les habitants pourraient ainsi (re)découvrir leur ville, nouvellement « ville de street art » comme ironisaient certains artistes interrogés. En effet, ce qu’elle perd en originalité avec le choix désormais assez courant, voire « hégémonique », de cet art urbain comme modalité d’appréhension des territoires, elle espère le compenser par le regain d’intérêt des habitants pour leur(s) espace(s) de proximité. En outre, en mettant à l’honneur le street art, la municipalité dépasse la vision fonctionnaliste urbaine à mono-usage : les murs deviennent aussi artistiques, sources de recréation, de questionnements, reflets des névroses et espoirs des citadins. Ils sont les supports de pratiques chorégraphiées : les artistes tageurs, graffeurs, pochoiristes, dansent avec les surfaces qu’ils personnalisent à outrance, ils appréhendent la ville sous l’angle du risque (vigilance extrême, adrénaline, altercations, arrestations, procès, verbalisations…) et par l’effort physique, charnel, presque animal.
Mais plus généralement, les images de l’art urbain, aussi uniques soient-elles, ne se banalisent-elles pas, nous habituant à un langage perdant de sa force déstabilisatrice ? D’après les graffeurs interrogés, chaque image caractérise spécifiquement un espace. Seuls les observateurs inattentifs peuvent conclure à une homogénéisation des images générées par le SA et le graff. Cependant, la saturation de l’espace public par cette iconographie peut lasser et décourager. Le droit à l’épure, à la discrétion en ville et à d’autres modalités plastiques est d’ailleurs revendiqué par certains artistes.
Les images en ville sont multiples et nécessitent de ralentir le rythme pour bien les décrypter. Les graffs, tags, fresques, pochoirs… nous lancent un défi que nous ne relevons pas toujours ; celui du hors-temps, momentané, en laissant place à des rêveries salutaires pour repenser notre rapport à l’urbain. La ville est divertissement et tente parfois l’alternative en débordant du cadre normalisé d’une imagerie lisse. Ici, la municipalité grenobloise veut avant tout rassembler les individus autour de l’art urbain à partir de déclics visuels, entraînant des déambulations nouvelles. Or, l’esthétique vandale/graff, celle qui refuse la porosité entre street art et marchandisation, celle qui postule l’engagement public, celle qui assume la jouissance d’espaces jugés anecdotiques, permet surtout de dépasser l’opinion de masse consensuelle, opinion qui annihile la posture réflexive critique (Ardenne 2016) ; le graffiti illégal peut susciter une forme de controverse bénéfique, amenant les individus à prendre des positions antagonistes sur la place de l’image et sur l’espace public plus globalement. Et une idéologie verte-rouge doit tout particulièrement porter ces combats-là.
LÉA SALLENAVE
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Agrégée d’histoire, Léa Sallenave est doctorante et assistante d’enseignement à l’Université de Genève au département de Géographie et Environnement et à l’IUFE (Institut Universitaire de Formation des Enseignants). Elle s’intéresse aux pratiques artistiques et sportives dans les espaces urbains. Elle entame une thèse sur les enjeux spatiaux d’une éducation populaire et militante.
lea.sallenave AT unige DOT ch
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Couverture. Fresque de l’artiste Veks Van Hillik, GSAF édition 2016 et lettrages vandales au-dessus ; Bibliothèque municipale (Sallenave, avril 2017)
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Sallenave L., 2008, Le Magasin / CNAC à Grenoble ou l’histoire d’une ambition contrariée, 1981-1994, UPMF, mémoire de Master 1 Sciences humaines et sociales, direction Granet-Abisset A.-M., non publié.
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- Cet article s’appuie notamment sur trois communications orales de l’auteure lors de journées d’études et colloque : « Happy City. Faire la ville par l’événement » à Genève en décembre 2016, « Villes ludiques, villes festives » à Marseille en avril 2017, « Le « Grenoble Street Art Fest » vecteur d’un tourisme in nourri de pratiques off » à Paris en septembre 2017 (4èmes RIJCT) [↩]
- Collectif Culture38 « Face à l’impérialisme de l’événementiel, le partage dans la durée… » [↩]
- Entretien avec J.-P. Saez, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles. 27.2.17 [↩]
- Pour une définition du street art se référer à Andréa Baldini ou Christophe Genin. Résumé de l’auteure lors de la journée d’étude organisée par A. Grondeau le 7.4.17 à la Friche Belle de Mai. Ce terme est largement décrié par les graffeurs interrogés pour son imprécision, son mélange des genres, sa récupération institutionnelle et marchande, son côté cuistre [↩]
- Initiateur du réseau de galeries Spacejunk art center, J. Catz a d’abord proposé son festival aux élus lyonnais. Confronté à leur refus, il s’est tourné vers les élus socialistes grenoblois. Ces derniers, soutenant déjà un événement dédié aux pratiques artistiques urbaines « Vous êtes bien urbain », n’ont pas jugé nécessaire d’avaliser sa proposition [↩]
- Entretien 18.9.2016 [↩]
- La galerie de l’Arlequin est l’espace de circulation essentiellement piétonne, formée de piliers soutenant les barres d’immeubles du quartier de La Villeneuve [↩]
- Le terme de fresque, bien qu’impropre, est utilisé par l’organisation, bénévoles, publics et certains artistes pour désigner ces peintures murales [↩]
- Pour un aperçu, consultez le site http://patrimoine.vn.free.fr, fond Jean-François Parent [↩]
- Cette filiation entre panneaux peints des Malassis et les possibilités de grand format offertes par le Festival a été évoquée en entretien par un graffeur [↩]
- Muni d’un plan de la ville, un photographe amateur interrogé me disait partir à la recherche de « trésors » au sujet des fresques du GSAF [↩]
- Entretien avec un habitant de Championnet, quartier central de Grenoble et épicentre du GSAF [↩]
- Extraits d’entretiens [↩]
- Entretien avec un artiste [↩]
- Acronyme de All Cops Are Bastards : pour la signification la plus courante. Plainte du 16 décembre 2016 envoyée par mail au maire [↩]
- Pour l’édition 2017, l’entreprise locale A. Raymond a financé assez généreusement trois réalisations monumentales sur ses murs hautement sécurisés mais bien visibles depuis la rue [↩]
- Termes utilisés lors d’entretiens avec organisateurs du GSAF et artistes locaux [↩]
- Expression récurrente dans les entretiens menés auprès des responsables culturels. Référence utilisée par Clotilde Kullmann (2015) et par Ambre Viaud dans un album destiné aux enfants (2011) [↩]
- Espace emblématique de La Villeneuve [↩]
- Se référer au fond photographique de Jean-François Parent. Également à S. Breynat, M. Cohen, D. Gabriel, 2016. Plaidoyer pour Villeneuve. Pouvoir d’agir et planification démocratique face à la rénovation urbaine de l’Arlequin, PUCA, p. 103 [↩]
- Un graffeur soulignait que le festival permettait de ravaler et embellir les façades à moindre coût, de nombreux artistes n’étant pas rémunérés [↩]
- Signifiant d’un bout à l’autre et de haut en bas. Termes surtout utilisés dans le cas de graffs, tags réalisés sur les trains [↩]
- Certains observateurs proches du milieu de l’art contemporain déploraient le phagocytage des espaces urbains par les images classées « street art » [↩]
- Remarque issue d’une observation dans un espace périphérique [↩]
- Entretien artiste du 2.4.2017 [↩]
- Cette histoire est importante pour contextualiser et situer les anciennes et nouvelles générations de graffeurs. Le magistral « le bruit ou l’odeur » de Sene2 et du crew LC, depuis quinze ans sur la rocade séparant Grenoble de Fontaine, est souvent évoqué comme un repère iconographique important du milieu [↩]
- Les graffeurs témoins ont tous insisté : l’état d’esprit et les propositions plastiques diffèrent entre la réalisation d’une commande pour un particulier ou pour le festival d’un côté et un graff vandale de l’autre [↩]
- Les graffeurs sont nombreux à prendre prétexte du cadre festivalier pour graffer en dehors des zones allouées par l’organisation. Ainsi, certains artistes internationaux invités, ayant également une pratique vandale, en profitent pour se retrouver sur certains spots et taguer entre collègues. Si la police contrôle, ils montrent patte blanche en disant participer au Festival. Et chacun retourne à ses occupations. Un graffeur local me racontait que des policiers étaient prêts à l’interrompre mais lui enjoignaient de faire « quelque chose de beau » si c’était pour le festival [↩]
- Entretien avec un élu grenoblois [↩]
- Voir les travaux de Mathilde Vignau sur MP13, doctorante sous la direction de B. Grésillon et A. Grondeau [↩]
- Voir Sallenave L., 2008, Le Magasin / CNAC à Grenoble ou l’histoire d’une ambition contrariée, 1981-1994, UPMF, mémoire de Master 1, non publié. Et Desvignes L., Sallenave L., 2013, « Deux projets culturels dans le tournant des années 1980 : l’Espace 600 et le CNAC/Magasin à Grenoble », in La Pierre et l’Écrit, Revue d’histoire et du patrimoine en Dauphiné, Grenoble, n°24, PUG [↩]