#9 / Recouvrir la ville et surveiller les murs, Les luttes pour le contrôle de l’affichage à Paris au XVIIIe siècle.

Laurent Cuvelier

 

 

 

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Le 11 septembre 1758, Moriceau de la Motte, employé dans l’administration royale après plusieurs décennies de difficultés et de travail par intermittence, est exécuté sur la place de Grève devant l’Hôtel de Ville de Paris. Ce « cerveau brûlé, fanatique, et frondeur du gouvernement » selon la description du mémorialiste contemporain Barbier1, fut condamné en tant qu’auteur et agent propagateur de placards critiques à l’encontre de la personne royale. Cette exécution constitue alors un cas extrême dans la lutte des autorités parisiennes contre les placards illégaux, en particulier contre les pièces éphémères qui s’attaquent aux symboles et aux personnalités politiques. Cependant, Barbier toujours, précise que « le lendemain de cette exécution, on a trouvé, le matin, un nouveau placard attaché sur la porte de l’église des Théatins, (puis la semaine suivante), de nouveaux placards, toujours aussi mauvais, attachés à la porte du Luxembourg et sous le nouveau guichet du Louvre (…) : toujours séditieux et extravagants ». Ainsi, l’affaire Moriceau de la Motte renvoie non seulement à la répression de l’affichage subversif, mais également à la multiplication et à la diversification de ce type d’imprimés au cours du siècle. En d’autres termes, l’usage de l’affiche à partir du XVIIIe siècle se répand et l’objet n’est plus réservé à la diffusion de l’information officielle. Ce phénomène se traduit par la multiplication des types et des producteurs d’affiches : ce sont en premier lieu les autorités constituées qui rendent visible dans les rues les nouvelles normes et règlements – ordonnances, sentences, monitoires de l’archevêché de Paris… – mais aussi des groupes marchands – annonces de spectacles, de ventes – ou encore de simples particuliers – objets perdus, affiches subversives… Ces dernières, appelées alors « placards sentencieux », ont été en partie étudiées par les historiens dans leur étude de la « sphère publique plébéienne », aux marges du modèle habermassien (Roche, 1983 ; Farge, 1992). À partir de ces travaux sur l’espace public, appréhendé dans sa dimension spatiale, il s’agit de reconsidérer ces documents dans leur contexte urbain, en s’intéressant non seulement à ce que fait le lieu sur l’écriture affichée, mais également à ce que font les inscriptions sur ces lieux, ainsi qu’aux réactions et innovations des acteurs urbains. Ce travail de recherche s’appuie sur l’analyse d’un corpus d’affiches typographiques du XVIIIe siècle constitué à partir de différents fonds (Bibliothèque nationale, Archives nationales, Bibliothèque historique de la ville de Paris, Musée Carnavalet, Bibliothèque de l’Assemblée nationale…), et sur différentes sources permettant de documenter les pratiques de la ville à l’échelle des citadins, tant du point de vue des autorités (papiers des commissaires de police du Châtelet de Paris, Archives de la Bastille…), que des observateurs de la vie urbaine (mémorialistes et voyageurs).

Plus spécifiquement, les affiches parisiennes du XVIIIe siècle sont liées non seulement aux appropriations concrètes du milieu urbain par les citadins, mais également à la gestion de la ville. En ce sens, elles jouent un rôle dans la constitution de savoirs et de pratiques policières. Dans cette perspective, il est possible de retracer les luttes pour le contrôle des murs, ou pour reprendre l’expression utilisée par le paléographe italien Armando Petrucci : la lutte pour le contrôle de « l’espace graphique » (Petrucci, 1982). Dans cette optique, les images sur les murs de la ville sont autant de signes et de traces d’un espace public traversé par de multiples tensions et des conflits d’appropriation opposant les autorités prenant en charge la gestion de la ville, les groupes portant des intérêts culturels et marchands (salles de spectacle, activités notariales, commerces et ventes entre particuliers…), et les citadins utilisant ce nouveau média, et ce parfois dans une optique politique.

Façonner les indications urbaines, la naissance de la ville des signes au XVIIIe siècle.

Les imprimés affichés doivent être réinscrits dans un contexte long marqué par un double processus socio-culturel aux XVIIe-XVIIIe siècles : d’une part, l’émergence de nouvelles pratiques de lecture dans les rues, associant l’observation collective des affiches à une lecture et un regard de plus en plus individualisés ; d’autre part, la multiplication et la diversification des inscriptions sur les murs – ces derniers ne sont plus uniquement monopolisés par les publications officielles, mais accueillent des affiches publicitaires, des plaques de noms de rue, des enseignes accolées aux murailles… La multiplication de ces indications urbaines participe de la naissance de la « ville des signes » en Europe (Stierle, 2001).

L’encadrement des signes commerciaux et des enseignes – gestion des risques et marketing urbain.

Au XVIIIe siècle, les sociabilités urbaines au sein des grandes villes sont en partie associées à l’émergence de la publicité, à l’essor du monde des boutiques et à l’apparition du shopping (Coquery, 2012 ; Crownston, 2013). Ces évolutions sont notamment liées à l’importance des affiches commerciales qui sont placées devant les boutiques, insérées dans la presses, ou distribuées sous formes de cartes de visite ou de prospectus. Les enseignes, anciennement implantées, jouent également un rôle de plus en plus important, évoluant au cours du siècle et renforçant leur impact visuel. Le cas parisien le plus documenté demeure l’enseigne du marchand d’art Gersaint, réalisée par Antoine Watteau (Glorieux, 2002).

1. L’Enseigne de Gersaint (Antoine Watteau, 1720)

Cette réalisation constitue tout d’abord un exemple unique d’enseigne présentant un panorama. De très grande taille (1,6 m x 3 m), elle fut commandée par Gersaint et resta affichée dans la rue deux semaines, à l’entrée de sa boutique sur le Pont Notre Dame. La taille et la très bonne facture de l’enseigne contribuèrent à faire de son exposition un événement en soi. En effet, l’événement publicitaire eut un impact sur la réputation de Gersaint et la position de l’enseigne fut particulièrement remarquée, contrastant avec les écriteaux traditionnels qui pendaient alors perpendiculairement aux murs. L’œuvre de Watteau fut effectivement placée sous l’auvent, en position inclinée ou pour reprendre l’expression du premier XVIIIe, « au plafond ». Il s’agissait ainsi d’attirer l’attention des passants, le trajet du regard allant de l’enseigne jusqu’à l’intérieur de la boutique.

Le cas de l’enseigne de Gersaint s’inscrit au cœur d’une longue période de réflexion sur les fonctions et l’empreinte urbaine des enseignes menées tant par les acteurs des boutiques que par les autorités, ponctuée par deux réformes successives en 1657 et 1761. Ainsi, au milieu du XVIIe siècle, une première réforme est initiée par le Lieutenant Général de police De La Reynie, dont l’ordonnance évoque « la réduction des Enseignes à une même grandeur, hauteur & avance sur les Rues ». Deux éléments de justification sont alors mis en avant : d’une part, l’esthétique des rues ou « décoration de la Ville », d’autre part la volonté de réguler cet outil publicitaire excessivement utilisé par les marchands parisiens : « plusieurs Marchands & Artisans, (…) attachent à leur maison des Enseignes d’une dépense & d’une grandeur extraordinaire, & qui pour les mieux exposer en vue, les avancent à l’envi l’une de l’autre quelquefois au delà du ruisseau & du milieu des rues, en telle sorte qu’avec les autres incommoditez que le Public en recoit, ce désordre empêche que plusieurs quartiers ne soient assez éclairez pendant les nuit d’hyver. »2. Cette première réforme vise donc à limiter la taille des enseignes afin de garantir la luminosité des rues et à fixer également leur hauteur – au minimum à 4m50 – afin qu’elles ne soient pas un obstacle pour la circulation à cheval. Ce souci de la gestion des flux est également présent dans la seconde phase de réforme et d’encadrement des enseignes, amorcée en 1761. Le Lieutenant Général de police, Sartine, ordonne alors la suppression de toutes les enseignes pendantes. Elles sont remplacées par des tableaux, de formats plus limités, appliqués contre les façades des boutiques sur le modèle de l’enseigne de Gersaint, pionnière en la matière. Il est intéressant ici de comparer avec le cas des enseignes londoniennes. En effet, en 1762, soit un an après l’ordonnance de Sartine, le Westminster Paving Act est mis en place. Il ordonne la même suppression avec les mêmes justifications : les enseignes gêneraient la circulation de l’air et des citadins (Conlin, 2012). À travers les étapes de la réforme des enseignes apparaît la prise en charge progressive par les autorités d’un problème urbain nouveau : la prolifération des images et des signes dans la ville moderne.

Signalétiques urbaines : expérimentations et marchandisation de l’espace.

Au-delà du cas des enseignes, la naissance de la « ville des signes » au XVIIIe siècle renvoie à l’apparition de nouvelles formes de signalétiques. À Paris, c’est notamment la réforme des noms de rues, introduite par l’ordonnance du Lieutenant de police Hérault, le 16 janvier 1728. Elle prescrit de clouer sur la première et dernière maison de chaque rue de certains faubourgs parisiens, une plaque de tôle. Cette plaque porte sur fond jaune le nom de la rue inscrit en noir. Ici la réforme est conçue tant comme un moyen de gestion des flux intra-urbain, que comme un recours pour harmoniser les images dans la ville que constituent les plaques de noms de rue.

En parallèle, les autorités parisiennes font également un usage important d’autres types d’écritures exposées pour quadriller l’espace. C’est notamment le numérotage, expérimenté dans les faubourgs à la fin des années 1720. Cette initiative n’est, au départ, pas liée aux préoccupations citadines pour se repérer dans l’espace urbain puisqu’elle sert avant tout aux autorités pour compter les maisons, cartographier les faubourgs et juguler l’étalement urbain. Cependant, on passe progressivement au XVIIIe siècle d’une visée fonctionnelle – recensement et contrôle des limites – à des pratiques urbaines et des usages citadins. Ces numéros des maisons faubouriennes sont progressivement acceptés malgré les résistances – de nombreux citadins associant alors les numéros à l’introduction de nouvelles charges fiscales – et on les retrouve dans les premiers almanachs de Paris des années 1770 (Denis, 2015).

L’entrepreneur et rédacteur de guides de voyage, Martin Kreenfelt de Storcks s’inspire alors de l’expérience menée dans les faubourgs lorsqu’il tente en 1779 de généraliser le système de numérotage afin d’uniformiser l’ensemble de l’espace urbain parisien. Il s’agissait de faire figurer dans son Almanach de Paris des adresses précises pour indiquer notamment les boutiques aux touristes étrangers. Justifiant son initiative, il précise ainsi : « Paris (n’offrait) à l’étranger, (…), qu’un labyrinthe de la plus difficile reconnaissance ». Le Lieutenant Général de Police Lenoir joue alors un rôle ambigu, puisqu’il soutient d’abord l’action de Kreenfelt de Storcks, avant d’y mettre un terme. Dans ses mémoires rédigées sous l’Empire, il reconnaît a posteriori l’utilité policière de l’entreprise et évoque l’opposition de quelques grands aristocrates et notables parisiens (Denis, 2008). En effet, bien que la construction de ce nouveau savoir administratif soit jugée importante, l’entreprise fut jugée néfaste pour la réputation et le prestige de certains citadins : peu après le lancement du projet, la Lieutenance de police reçoit de nombreuses plaintes. Celles-ci insistent notamment sur l’aspect visuel des numéros apposés aussi bien sur les hôtels particuliers que sur des maisons plus modestes. Louis-Sébastien Mercier observateur attentif de la vie parisienne résume bien l’échec de l’opération de numérotage en 1779 : « On avait commencé à numéroter les maisons des rues ; on a interrompu, je ne sais pas pourquoi, cette utile opération. (…) Les portes cochères, dit-on, n’ont pas voulu permettre que les inscripteurs les numérotassent. En effet, comment soumettre l’hôtel de M. le Conseiller, de M. le Fermier général, de Monseigneur l’Evêque, à un vil numéro et à quoi servirait son marbre orgueilleux ? Tous ressemblent à César ; aucun ne veut être le second dans Rome : puis une noble porte cochère se trouverait inscrite après une boutique roturière. Cela imprimerait un air d’égalité qu’il faut bien garder d’établir… »3.

Ainsi, de la réforme des enseignes aux premières initiatives pour introduire le numérotage des maisons et les plaques de noms de rues, ces dispositifs font apparaître un progressif quadrillage des rues par les autorités. Ces différentes expériences intègrent des logiques distinctes instituant le pouvoir des autorités urbaines – l’amélioration des déplacements intra-muros et l’encadrement des foules ; les questions de sûreté personnelle et de sécurité publique ; la gestion de l’environnement urbain, de sa salubrité. Or ces différents éléments qui structurent la « ville des signes », sont réinvestis et président également au cours du siècle à la surveillance de l’affichage.

Surveillance de l’affichage et spatialisation des pratiques policières à Paris au XVIIIe siècle.

Encadrement législatif de l’affichage et professionnalisation policière

Dans un contexte politique marqué par un encadrement strict des imprimés sous l’Ancien Régime, les affiches sont au cœur des préoccupations des autorités urbaines. Un aperçu rapide de la réglementation de l’affichage fait apparaître les trois acteurs principaux impliqués4 : le gouvernement monarchique (Secrétariat d’Etat de la Maison du roi) ; la municipalité (Bureau de la Ville) et la police parisienne (Lieutenance Générale de Police). Dans cette chronologie longue, les années 1720 sont déterminantes, puisqu’avec la réforme du code de la Librairie (touchant à l’ensemble des productions imprimées) s’esquisse le fantasme d’un contrôle total des murs parisiens. Cela passe non seulement par l’introduction d’une permission avant affichage devant être accordée à toutes les affiches non officielles, mais également par la réforme du métier d’afficheurs dont les horaires et conditions de travail sont strictement codifiés (ces derniers peuvent légalement travailler de 7h à 18h durant l’hiver et de 6h à 20h durant l’été). Il s’agit pour les autorités de faciliter la surveillance policière des murs : tout document sans permission ou étant apposé de nuit pourra être arraché et la personne l’affichant sera susceptible d’être arrêtée et poursuivie en justice.

2. Tableau – encadrement législatif de l’affichage en France (Rousset, 1889)

Au-delà de cette codification, les autorités urbaines développent une série d’outils et de savoir-faire dédiés à ces écritures exposées. On retrouve notamment les logiques qui président à la réforme de la police parisienne, avec en premier lieu la professionnalisation et la création de bureaux en partie dédiés aux « affiches et placards ». Ces bureaux, organisés en réseau, délivrent les autorisations d’affichage et centralisent les procédures policières concernant les affiches interdites. Le bureau central – dirigé par le premier commis – est distinct des bureaux secondaires, dispersés notamment pour mieux quadriller le territoire urbain (Milliot, 2016). À partir des Almanachs royaux (donnant les adresses des différents bureaux), on peut tenter d’en reconstituer une cartographie entre les années 1760 et 1780.

3. Carte de l’implantation du « Deuxième Bureau » de la Lieutenance Générale de Police, en charge des « affiches et placards », (d’après le Plan Verniquet, 1790).

Le premier aperçu en 1765, fait état d’une relative dispersion des bureaux. Par contraste, dans les années 1770, on assiste à une re-concentration autour des grands théâtres et des lieux dédiés aux loisirs (Comédie italienne et théâtre de boulevards, notamment près de la porte Saint-Martin). L’installation rue du Foin, à l’est, est notamment liée aux crises frumentaires des années 1770 qui voient la multiplication de placards subversifs dans le Faubourg Saint-Antoine et le quartier Saint-Paul. Enfin, en 1788 la géographie des bureaux est à nouveau reconfigurée selon un axe non plus E/O, mais Nord/Sud. Les lieux de fortes densités, d’échanges et de loisirs sont toujours privilégiés. Citons par exemple l’installation d’un bureau secondaire au Palais-Royal ou encore à proximité du nouveau quartier de l’Odéon, dont le théâtre est inauguré en 1782. En somme, à partir de cette cartographie, on peut reconsidérer la volonté policière de quadriller l’espace et de créer un réseau marquant la présence des autorités.

Interventions policières sur les affiches sentencieuses.

Le quadrillage et la surveillance s’adaptent non seulement à la gestion quotidienne, mais également aux quartiers fortement marqués par les affiches subversives, notamment dans les années 1770. Ils se manifestent à travers l’implantation des bureaux évoqués précédemment, mais aussi par le biais d’une série d’agents de police impliqués dans l’encadrement et la répression de l’affichage illégal. Ce sont les commissaires, inspecteurs, clercs, et indicateurs de police répartis dans les vingt districts de Paris (créés en 1702). Ces derniers sont à l’origine d’une « culture policière des lumières », généralisant l’usage des écrits, la compilation de registres, procès-verbaux et rapports de synthèse. Ils s’attachent à « produire un savoir, des informations que l’on peut (…), recroiser, vérifier, faire circuler, (puis) archiver pour mieux agir » (Roche, 2009). Dans ce contexte, certains témoignages permettent d’étudier l’échelle plus fine des interventions policières liées au contrôle de l’affichage.

Le libraire parisien Hardy est ainsi particulièrement sensible à ces interventions. Rédigé entre 1767 et 1789, son journal d’événements met en scène les interventions policières : « Dans la matinée, le commissaire Roland, de la rue des Noyers assisté du guet à pied et à cheval, lève à la porte Saint-Jacques un placard qui y avoit été affiché dans la nuit précédente (…) On avoit eu la précaution d’appliquer ce placard avec de la colle forte, de manière que ne pouvant venir à bout de l’enlever, on fut obligé de dresser sur le lieu un procès verbal qui pût en constater le contenu, après quoi on prit le parti de grater la muraille jusqu’à ce qu’il n’en restât plus de vestige »5. Les remarques d’Hardy insistent ici sur la dimension pratique du savoir policier concernant ce type de document. Le placard subversif paraît être repéré très rapidement, puis le commissaire de police en fait la levée (c’est-à-dire la transcription puis l’arrachage avec si possible la constitution de la pièce comme preuve). On retrouve également l’importance de la visualité. Ce qui inquiète immédiatement c’est non seulement d’empêcher l’attroupement mais également l’observation, le regard des spectateurs sur ces imprimés affichés.

Recouvrir les murs : ruses citadines et réappropriations de l’espace urbain.

Face à ces dispositifs policiers de surveillance des murs, différentes pratiques citadines, qui contestent le monopole des autorités, sont observables au cours du siècle. Elles sont associées non seulement à des logiques politiques mais également spatiales : affichages subversifs à proximité des lieux de pouvoir, dégradations, arrachages ou recouvrement des affiches des autorités, détournements parodiques des codes de l’affichage officiel.

Ces affiches fleurissent notamment en période de crises, contribuant aux émotions et révoltes qui ponctuent le xviiie siècle parisien. Ce sont les tensions liées au jansénisme dans les années 1720-1730, l’opposition aux jésuites ou encore les crises de subsistance du second XVIIIe siècle (Kaplan 1988 ; Farge, 1992). Ces dernières peuvent être documentées à partir d’une série d’observations relevées dans le Journal de Hardy à la fin de la décennie 1760. Il mentionne alors la multiplication de placards « sentencieux » portant en substance les revendications contre la cherté du pain, avec notamment le 13 novembre 1768 cette précision : « On trouve de nouveaux placards séditieux affichés au faubourg Saint-Antoine et à la place Maubert, portant en substance : “Nous sommes cinquante déterminés à tout, nous mettrons le feu aux quatre coins de Paris, et nous commencerons par le mettre chez le lieutenant de police, qui n’a qu’à bien prendre garde à lui si le pain ne diminue” »6.

Si les imprimés constituent ici un medium portant la protestation, ils sont également utilisés pour influer sur la popularité de certains représentants politiques. Toujours en novembre 1768, le duc de Choiseul à la tête du gouvernement de Louis XV est au cœur d’une campagne de calomnie mobilisant notamment l’affichage. Il est en effet accusé d’avoir présidé à la libéralisation du marché des grains en 1764, avec l’aide du contrôleur général des finances François de l’Averdy et par prolongement d’être à l’origine de l’importante spéculation qui entraina l’envol des prix du pain (Kaplan 1988). Le 17 novembre, Hardy rapporte : « On avoit trouvé affiché à la porte des Quinze-Vingts rue Saint-Honoré vis à vis celle de Richelieu, où demeure le duc de Choiseul ministre et secrétaire d’État, un placard représentant en fort mauvais dessin, le roi tenant une tasse et demandant l’aumône à ce duc, que le bourreau se disposoit à monter à une potence »7. À noter que l’usage de la caricature tend alors à se multiplier sur les placards affichés, élargissant les publics citadins touchés par ces événements. Dans le même ordre d’idée, le 3 novembre : « On trouva encore de nouveaux placards affichés en différents endroits le long de la rue de Richelieu, où est situé l’hôtel du duc de Choiseul ; ces placards contenaient des menaces contre ce ministre, et portaient à ce qu’on assura ces mots : pour dernière publication »8. La constitution de l’affiche est ici hybride – entre la forme manuscrite et des références détournées aux publications officielles imprimées avec cette conclusion portée en bas de la feuille « pour dernière publication ».

Un procédé similaire est utilisé en 1752 par deux garçons imprimeurs, Regnier et Rebourt, qui affichent lors du carnaval cet « Avis au public » qui constitue non seulement une farce imaginée par les deux jeunes hommes, mais également une satire carnavalesque des actes et affiches officielles (à travers le titre, la mention de la sanction, les lettres mise en désordre et l’absurdité du texte). Ils sont arrêtés le 1er févier avec un chaudron de colle pendant qu’ils collent les 14 exemplaires de l’affiche. Cette scène d’affichage clandestin fait alors écho à celle décrite par Mercier dans son chapitre sur les « placards » : « Dans le temps que la police était moins vigilante ou moins étendue, voici l’expédient dont on s’était servi pour apposer les placards au coin des rues. Un homme chargé d’une grande hotte, en la reposant s’arrêtait sur une borne, contre laquelle il restait appuyé, la hotte toujours sur le dos et l’air fatigué. Pendant ce temps, un petit garçon, accroupi dans le fond de la hotte, n’avait qu’à passer les deux mains pour plaquer contre la muraille l’affiche enduite de colle. Il était masqué par les deux rebords. Il se renfonçait bien vite en se voilant la tête ; et l’homme de partir à pas leste, laissant l’écrit à la vue des curieux »9. Ici, au-delà de la description de pratiques illégales d’affichage, ce sont certains stéréotypes sociaux que Mercier dépeint, idéalisant l’efficacité des gestes et des procédés de dissimulation des afficheurs clandestins. Néanmoins, les noms des deux garçons imprimeurs viennent rejoindre la liste des citadins arrêtés et indexés dans les archives de la Bastille sous l’étiquette « placards sentencieux ».

3. Avis au public. Atbalet (Regnier et Rebourt, 1752)

Malgré les efforts des autorités urbaines pour encadrer l’affichage, le travail de réglementation et le savoir-faire policier dédié à la traque de l’affichage illégal, la maîtrise de l’espace graphique dans les rues parisiennes n’est jamais totale. Au contraire, au cours du siècle le fantasme d’un contrôle total des imprimés affichés sur les murs (notamment via la permission avant affichage) laisse progressivement place à un contrôle spatialement réparti, la surveillance se concentrant sur certains lieux et certaines murailles. Les réformes des premières années de la Révolution française confirment cette évolution en distinguant l’officiel du non-officiel, tant par la couleur des affiches (le blanc étant réservé aux documents des autorités), que par le choix d’espaces dédiés aux documents qui ne peuvent être dégradés ou lacérés (règlements, ordonnances, décrets, lois…). Cependant, la période qui débute en 1789 va également profondément modifier les usages de l’affiche et accentuer les oppositions pour le contrôle des murs. Ces contrastes par rapport à la période prérévolutionnaires sont notamment liés à une démocratisation du recours à l’affiche, entrainant une baisse des coûts de production et une accélération des rythmes de travail, ainsi qu’à une multiplication des acteurs et des occasions d’affichages. En effet, plus que la brochure, le tract ou le journal, l’affiche devient un outil médiatique privilégié à la fois pour la construction des carrières de nouvelles personnalités politiques, mais aussi pour lutter contre les rumeurs et les calomnies liées à la libéralisation des modes d’expression. Enfin, les sociétés politiques et groupes de pression qui se structurent à Paris font de l’affichage non seulement un moyen de diffusion de l’information politique, mais également un marqueur territorial de leur présence et de leur réputation dans la ville. Dès lors, dans le prolongement des placards subversifs d’Ancien Régime, les murs de la ville constituent des espaces de conflictualités, traduisant la remise en question des autorités, l’affaiblissement de ces dernières par moments au profit de certains collectifs et organisations politiques – notamment entre 1791 et 1794 – et l’émergence de nouvelles pratiques et conceptions politiques de l’espace urbain : tenir les murs devient de plus en plus synonyme de tenir la ville.

LAURENT CUVELIER

Laurent Cuvelier est doctorant en histoire au Centre d’histoire de Sciences-Po (CHSP) et ATER à l’Université Lille 3. Ses travaux portent principalement sur l’histoire des villes et sociétés urbaines dans l’Europe du XVIIIe siècle, notamment à travers une thèse « Capitale de l’écrit. Inscriptions affichées et cultures visuelles à Paris, des Lumières à la Révolution » sous la direction de Stéphane Van Damme (EUI) et Antoine Lilti (EHESS).

Lc.cuvelier AT gmail DOT com

Couverture : Capture d’écran du film A Royal Affair (Nikolaj Arcel, 2012)

Bibliographie

Conlin J., 2002, « Mr. What-d’ye-call-him : À la recherche du flâneur à Paris et à Londres au XVIIIe siècle », in Laurent Turcot et Thierry Belleguic (dir.), Les Histoires de Paris (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Hermann, vol. 2, p. 75-95.

Coquery N., 2012, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle. Luxe et demi-luxe, CTHS, Paris, 401 p.

Crowston C., 2013, Credit, Fashion, Sex. Economies of Regard in Old Regime France, Duke University Press, Durham & London, 424 p.

Denis V., 2008, Une histoire de l’identité : France 1715-1815, Editions Champ Vallon, Paris, p. 285 à 288.

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Milliot V., 2016, « L’admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Ceyzérieu, Champ Vallon, 384 p.

Petrucci A., 1983, Jeux de lettres, formes et usages de l’inscription en Italie XIe -XXe siècle, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 272 p.

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  1. Edmond-Jean-François B., Chronique de la régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier, tome 4, Paris, Charpentier, 1857, p. 290. []
  2. Ordonnance du Lieutenant Général de police De la Reynie, 1657, BNF []
  3. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782, vol. 2, p. 204 []
  4. Gustave Rousset, Code général des lois sur la presse (…), 1889 []
  5. S. Hardy, Mes loisirs, 1767-1770, recherche réalisée à partir de l’édition transcrite par Daniel Roche, Sabine Juratic, Pascal Bastien (dir.) []
  6. Ibid., du 13 novembre 1768 []
  7. Ibid., du 17 novembre 1768 []
  8. Ibid., du 3 novembre 1768 []
  9. Louis-Sébastien Mercier, op. cit., p.1319 []

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