Lu / Et la grand-rue elle est à qui ? Noblesses et villes de cour en Europe (XVIIe-XVIIIe), sous la direction d’Anne Motta et Éric Hassler

LOUIS DALL’AGLIO

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Le parti pris de cet ouvrage dirigé par Anne Motta et Éric Hassler, tous deux historiens, est, en mobilisant le concept d’espace urbain, de contester l’apparente contradiction entre les espaces de cour et les espaces de ville à l’époque moderne, contradiction illustrée en France par la dichotomie Versailles/Paris. Max Jacob note ainsi dans un poème : « De/Paris à/Versailles », « les routes sont pavées/il faut vingt-cinq patrouilles/la nuit pour les laver ». Le point de départ intellectuel de ce projet est de considérer la cour princière non comme un espace localisé géographiquement, mais comme une institution sociale dont la spatialisation engendre un réseau complexe de lieux d’activité, de résidence et de sociabilité. Si cette institution s’urbanise progressivement au cours de l’époque moderne, provoquant une adaptation de l’espace urbain à la présence des élites nobiliaires voire de l’appareil d’État, le caractère urbain de cette institution sociale et politique concourt également à une évolution de l’identité nobiliaire et à sa diversification.  Ce projet tire en somme le meilleur parti des études récentes sur la sociologie des élites au XVIIe et au XVIIIe siècle et des travaux consacrés à l’histoire urbaine pour proposer un regard renouvelé sur la diversité des rapports entre noblesse et ville.

Cet ouvrage collectif, riche de 257 pages et fruit du travail de 17 collaborateurs, s’il est le fait d’historiens, possède une indéniable richesse géographique, tant dans les concepts mobilisés que dans l’angle choisi, celui du processus historique d’urbanisation des sociétés européennes ; l’origine disciplinaire de l’ouvrage implique une pratique rigoureuse et abondante de la note de bas de page, ce qui fait de l’ouvrage une base de travail pour toute personne qui souhaiterait poursuivre l’étude de la production de la ville à l’époque moderne. Les méthodologies employées, souvent de façon complémentaire, vont de l’analyse critique de sources littéraires (journaux, Mémoires, récits de voyages) à l’étude de documents urbanistiques (plans, cadastres, recensements, architecture).

L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos rédigé par Anne Motta et Eric Hassler, ainsi qu’une « polyphonie introductive » rédigée par Joël Cornette. Il est divisé en quatre parties et treize chapitres. La première porte sur le rôle des cours dans la transformation de la géographie urbaine ; la seconde sur l’investissement symbolique de ces villes par les élites nobiliaires, et la troisième sur les sociabilités spécifiques qui en découlent ; la dernière est consacrée au cas particulier des « villes de cours sans prince » et renforce la thèse centrale de l’ouvrage, selon laquelle l’institution curiale ne se réduit pas à la localisation géographique du pouvoir ducal ou royal.

Courtiser le paysage urbain

L’urbanisation des cours européennes se traduit en premier lieu à l’échelle locale, par la transformation du paysage urbain. Le travail d’Albane Cogné sur Palerme au XVIIIe siècle (chapitre 10) souligne ainsi comment la constitution d’un écosystème parlementaire composé d’une masse hétéroclite d’officiers et de juristes conduit à une transformation du parc immobilier, en particulier à un embellissement des façades et des balcons, et à l’élargissement des principales artères de circulation.

Similairement, le paysage esthétique de la ville évolue avec l’arrivée d’élites nobiliaires dont le capital économique permet la constitution d’écosystèmes artistiques urbanisés. Elodie Oriol (chapitre 4) reconstitue ainsi la façon dont le mécénat romain contribue au développement d’un « système musical et théâtral ancré sur des lieux bien identifiés », qui forme un « archipel artistique urbain » (p. 98).

Si la présence des élites nobiliaire contribue à transformer la ville, l’urbanisation de leurs pratiques sociales et politiques est également propice à une évolution de la noblesse elle-même. La présence de certaines institutions urbaines en transforme les sociabilités ; ainsi du rôle joué par l’Académie royale de Turin, étudiée par Paola Bianchi (chapitre 7), qui « contribue à mettre en contact les classes dirigeantes locales avec différents groupes de l’aristocratie étrangère » (p. 141).

L’urbanisation des cours conduit à transformer jusqu’au corps des élites nobiliaires. Le travail de Stéphane Castelluccio (chapitre 5) sur le rôle du Mercure galant à Paris et à Versailles montre comment les phénomènes de mode, loin d’être une lubie de la cour princière que Paris puis la province suivrait, sont souvent des initiatives urbaines dont la noblesse s’empare (ou non) dans le cadre de stratégies de distinction sociale.

Institution curiale et géographie urbaine

Au-dessus de l’échelle strictement locale, la présence de la cour en ville ou dans sa proximité contribue à transformer la forme et la géographie des villes à l’époque moderne. En plus des nécessités liées à la présence d’un personnel administratif et politique parfois important, l’intérêt de familles nobles pour la proximité avec les lieux de la centralité curiale mène à la mise en place de stratégies de rapprochement résidentiel. Frédéric d’Agay montre ainsi (chapitre 9) comment la réussite des Provençaux montés à la cour se mesure auprès de leur parentèle à leur capacité à déplacer leur lieu d’habitation depuis Paris vers Versailles et à y constituer un réseau d’influence. Similairement, Shipé Guri (chapitre 11) souligne dans son travail sur Bruxelles comment la cour « ouvre la voie à l’appropriation de l’espace urbain par la grande noblesse et à son intégration dans le tissu urbain » (p. 217) ; l’institution curiale permet ainsi l’urbanisation d’une noblesse plus ancienne et dont la puissance s’ancre historiquement dans la propriété terrienne rurale. Cette noblesse devient actrice des transformations urbaines, parallèlement à une noblesse de robe d’ascension plus récente.

La noblesse curiale peut cependant se montrer active dans la recomposition de la géographie urbaine, indépendamment de la proximité avec le prince. Le travail de Yann Vaxelaire sur Nancy (chapitre 2) met ainsi en lumière l’intérêt de la noblesse locale pour la ville neuve créée en 1587 et pour les faubourgs de la ville, qui, « par l’absence de fortifications, sont propices à la constitution de vastes emprises foncières » (p. 58). Jean Boutier (chapitre 1) souligne que si la géographie de Florence au XVIIe est transformée par un « tropisme curial » (p. 43), qui fait basculer l’habitat courtisan de la rive droite à la rive gauche de l’Arno, cette transformation est également l’occasion de mettre en place des stratégies de réappropriation de lieux symboliques (palais, rues, églises) par des nobles désireux d’ancrer leur présence dans l’histoire et la mythologie de la ville.

La trouble inconstance des cours européennes

Un des apports indéniables du caractère collectif de l’ouvrage est, par la multiplication des études, de mettre en évidence le caractère singulier du cas français et de la bipartition entre la cour versaillaise et la ville parisienne. La forme spatiale prise par l’institution curiale dans les différents pays européens varie tant dans son échelle que dans le degré de centralisation qu’elle emporte.

Le travail de Sébastien Schnik sur les résidences nobiliaires à Hanovre et à Berlin (chapitre 12) met en évidence la « perméabilité de l’institution curiale » et sa « dimension multiscalaire plutôt qu’holiste » (p. 17) : les palais aristocratiques de Berlin et d’Hanovre assurent un « relais » local dans la « représentation symbolique du pouvoir et la sociabilité nobiliaire » (p. 229) en l’absence du prince. L’institution curiale constitue donc un réseau protéiforme organisé autour d’espaces de centralités et d’hinterlands plus ou moins étendus formé par les propriétés nobiliaires et des relais locaux du pouvoir. Cela conduit parfois à l’existence de « villes de cour sans prince », où l’institution curiale structure la vie urbaine sans que la présence princière soit permanente. L’étude que consacre Andrea Merlotti (chapitre 3) à l’itinérance de la cour de Victor-Amedée III de Savoie souligne la façon dont les déplacements du prince entre Turin et Moncalieri favorisent des stratégies de multi-résidence nobiliaire et une diversification des profils des courtisans en fonction des temporalités de la résidence princière. Pauline Lemaigre-Gaffier (chapitre 6) note que même en France, la constitution d’une « région-résidence » royale, et en particulier son réseau de transports, contribue, par le « dispositif plastique ressortissant à l’économie du don » (p. 129) qu’est le privilège, à recomposer les rapports de pouvoir entre les élites nobiliaires. Enfin, My Hellsing (chapitre 8) témoigne que dans le cas suédois, la noblesse semble avoir toujours trouvé dans la ville un « environnement naturel » (p. 161), l’époque moderne se caractérisant moins par une urbanisation des élites que par une transformation de ses modes de sociabilité, interrogeant de facto la multiplicité des temporalités de l’inurbamento européen.

L’ambition du projet intellectuel porté par Anne Motta et Eric Hassler, celle de mêler études urbaines et sociologie des élites, fait de la lecture de cet ouvrage une lecture résolument stimulante tant les champs disciplinaires couverts sont grands. Tout à la fois histoire de l’architecture et des noblesses européennes grandes et petites, géographie urbaine et géographie politique, il constitue une excellente base de travail pour explorer la diversité de la forme des villes et de leurs habitants au XVIIe et XVIIIe siècle.

LOUIS DALL’AGLIO

 

Louis Dall’aglio est doctorant aux laboratoires EVS (UMR 5600) et EDYTEM. Ses travaux portent sur l’écologisation des cimetières urbains et les environnements post-humains.

louis.dallaglio[@]ens-lyon.fr

Référence de l’ouvrage : Motta Anne et Hassler Eric (dir.), Noblesses et villes de cour en Europe (VIIe-XVIIIe), Presses universitaires de Rennes, 286 p., 2022

Illustration de couverture : vue du Duomo de Florence depuis une fenêtre de la torre d’Arnolfo (Palazzo Vecchio) (Dall’aglio, 2019)

Pour citer cet article : Dall’aglio L., 2023, « Et la grand-rue elle est à qui ? Noblesses et villes de cour en Europe (XVIIe-XVIIIe) », Urbanités, Lu, novembre 2023, en ligne.

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