Brésil / Curitiba, la chute d’un modèle

La Via Del Sur

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Capitale modèle de l’État du Paraná, Curitiba est connue pour être la mieux organisée des métropoles brésiliennes. À première vue, avec son architecture transparente, ses avenues parfaitement quadrillées, ses gratte-ciel et ses grandes galeries commerciales, Curitiba a réellement su s’imposer comme une métropole « américanisée ». Si elle a longtemps semblé en avance sur ses cousines du nord, son développement exemplaire a également apporté son lot de paradoxes.

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Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

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La ville modèle de l’Amérique latine ?

Les slogans municipaux et les projets d’aménagement mis en œuvre témoignent du souhait de Curitiba de développer, dès les années 70, un modèle vert et social pour une autre manière de vivre ensemble. La Municipalité voulait une ville faite pour les gens, pas pour les voitures. D’ailleurs, en 1972, en plein boom du « tout voiture », la piétonisation de l’une de ses rues principales fut un symbole fort et une grande première en Amérique latine.

Trente ans plus tôt, l’architecte français, Alfred Agache, innovait en créant le premier plan directeur d’urbanisme de Curitiba – également le premier au Brésil. Ce dernier proposait une évolution spatiale de la ville calquée sur un modèle de croissance radiale. Puis, en 1965, l’Institut de planification urbaine de Curitiba (IPPUC) ouvrait ses portes. Aujourd’hui encore cette institution reste le cœur de tous les projets urbains développés au sein de la ville. Né d’une forte volonté politique initiée par le maire de l’époque, Ivo Arzua Pereira, cet institut mettait sur pied, en 1966, le second plan directeur de Curitiba. Celui-ci témoignait déjà d’une conception très fonctionnelle et linéaire de l’espace, à partir d’un centre historique revalorisé.

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Curitiba, Mère du système de Bus à Haut Niveau de Service

Si Curitiba est connue et reconnue pour son aménagement urbain, c’est principalement à son système de transport massif et intégré – le Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) – que la ville doit sa renommée mondiale. Dans un contexte financier tendu, la municipalité a su faire preuve d’un esprit innovant. C’est son incapacité manifeste à s’offrir un métro, comme cela était de mise dans les années 70 pour entrer dans la catégorie des « villes modernes », qui l’a poussée à être à l’origine d’une des plus grandes innovations de la fin du  XXème siècle en termes de transport en commun. Le BHNS est soudain devenu, pour les collectivités, une possibilité tangible d’atteindre un niveau de service égal à celui du tramway ou d’un petit métro, pour un coût respectivement dix fois et cent fois inférieur. Exporté à travers le monde entier, ce système est devenu une vitrine mondiale pour la ville.

Le Bus à Haut niveau de Service ou BHNS est un véhicule sur pneu, guidé ou non, aménagé comme un système global lui permettant d’obtenir un niveau de service proche d’une ligne de métro. Ce niveau de service comprend donc des temps de trajet performants et garantis, une forte fréquence, une information de qualité et bien souvent, un accès de plain-pied.

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Une station de BHNS à Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

Une station de BHNS à Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

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Si aujourd’hui les discours prônent encore les vertus du modèle curitibain en matière de planification urbaine et de qualité de vie, ce dernier montre néanmoins quelques signes d’essoufflement.

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La saturation d’un système

Depuis la création de ce système, le contexte global du pays a évolué. Le Brésil n’est plus le pays émergent qu’il était dans les années 70 et depuis plusieurs années la croissance a également apporté son lot de dysfonctionnements. Le système imaginé à l’origine pour transporter 54 000 voyageurs par jour en voit aujourd’hui passer plus de 2,4 millions. Cela s’explique en partie par le fait que la population de la ville a vu son nombre tripler entre les années 70 et les années 2000. Le système de bus a atteint ses limites en termes d’efficacité et de capacité, bien qu’il ait fait l’objet de nombreuses améliorations : bus bi-articulés, priorité aux feux, lignes « express », fréquence augmentée pouvant aller jusqu’à un bus par minute et pouvant transporter 20 000 passagers par heure pour les plus performants. Le comble, c’est que l’on constate depuis plusieurs années que ce système de transport en commun perd un grand nombre d’usagers au profit de l’automobile. Curitiba enregistre d’ailleurs 2,5 fois plus de licences de voitures que de nouvelles naissances, soit plus qu’à Brasília, ville conçue pour la voiture. 

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 Une avenue congestionnée de Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

Une avenue congestionnée de Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

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Par ailleurs, certains architectes et urbanistes déplorent un manque de vision globale, se traduisant aujourd’hui par la multiplication des centres commerciaux, des rivières polluées, des parcs, certes verdoyants, mais perdus dans une forêt de béton. D’autres regrettent une conception trop techniciste de l’aménagement menée par l’IPPUC, aboutissant notamment à ce système de transport saturé.

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Skyline de Curitiba depuis le Jardim Botânico de Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

Skyline de Curitiba depuis le Jardim Botânico de Curitiba, La Via del Sur, Décembre 2012

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La fin d’un mythe ?

En 2012, en vue de l’organisation de la Coupe du Monde de Football 2014 au Brésil, la ville de Curitiba s’apprêtait à céder à l’appel de l’ultra classique rail souterrain et de sa démesure en aménageant sa première ligne de métro. Déjà, certains criaient au désaveu total du BHNS, innovation curitibaine par excellence. D’autres, au contraire, se félicitaient de l’arrivée du métro. Peut-on réellement voir à travers cette ambition, une infidélité à sa propre innovation ?

Il y a deux ans, lorsque l’on annonçait aux habitants de Curitiba l’arrivée d’un métro, les avis étaient déjà partagés sur cette entreprise. Certains avançaient que la ville devait avant tout conserver son système de BHNS et réussir à mieux le gérer, pour satisfaire la demande à un moindre coût. D’autres allaient plus loin, et assuraient que le BHNS ne pouvait pas être sabordé pour une raison plus simple encore : Curitiba est un exemple en Amérique du Sud et dans le monde entier. Abandonner le BHNS reviendrait alors à reconnaître l’échec du système. La voix de Jaime Lerner, à l’origine de ce système, trois fois maire de la ville et ancien directeur de l’IPPUC, est certainement celle qui porte le plus. Il estime qu’un métro à Curitiba n’est pas la solution, et que la performance du système de BHNS dépend avant tout de son management.

Pourtant, allez demander aux experts de l’IPPUC depuis quand ils travaillent sur le projet. Ils vous répondront sans hésiter : « depuis toujours ! ». S’il est clair que cetorganisme a toujours parfaitement su maîtriser sa communication, et qu’il ne serait pas de bon ton de clamerhaut et fort les limites de l’innovation phare de la ville, on ne peut leur donner totalement tort. Dès l’origine, le BHNS est né de la volonté de créer en surface et pour un moindre coût, « un système métro ». L’objectif initial des pouvoirs publics était de permettre une planification rationnelle de la ville et de limiter les nuisances liées à un usage démesuré de la voiture, en proposant, notamment, un nouveau schéma urbain.

À l’origine, le métro devait suivre scrupuleusement le tracé des voies réservées au BHNS pour des raisons techniques évidentes. Cela démontre d’ailleurs à quel point le fait d’adopter un système de métro « lourd » est aussi dans la continuité logique des travaux engagés depuis toujours par les services de la planification à Curitiba. Pas question de tout remettre en cause. De plus, la ville ne compte pas redonner au trafic automobile les emprises au sol ainsi libérées. Les pistes cyclables et les boulevards piétons y trouveront toute leur place, augmentant encore la part des déplacements alternatifs au sein de la ville.

Aujourd’hui, alors que la demande est suffisamment importante pour justifier la mise en place d’un métro, ne devrait-on pas plutôt dire que la ville a réussi son pari initial : faire des transports en commun un réflexe pour la majorité de la population ? Etre obligé de passer d’un « système métro » à un réel métro, n’est-ce pas plutôt l’aboutissement de tous les efforts et de toutes les innovations portés par la ville ? Il y a deux ans, alors que les dirigeants de l’IPPUC présentaient encore leur projet de métro comme réalisable avant la coupe du monde, on aurait pu penser que sa création symbolise avant tout la réussite d’une politique plus globale, tournée vers la valorisation des transports en commun. Le BHNS en aurait été l’outil phare pendant de nombreuses années, et aurait pu dignement laisser une place au métro. Seulement aujourd’hui, on sait que le métro ne verra pas le jour avant plusieurs années. La municipalité, empêtrée dans des travaux qui n’en finissent pas, fait partie des plus mauvais élèves parmi les villes désignées pour accueillir les matches de la Coupe du monde. Les habitants sont, quant à eux, révoltés de voir autant d’argent investi dans des aménagements annexes, et se désolent de voir les promesses de métro s’éloigner toujours plus.

C’est ce qui a notamment alimenté le mécontentement social qui a explosé en juin 2013 dans les rues de Curitiba, et plus largement dans le reste du pays. S’ils ont finalement obtenu la baisse du prix du ticket de bus de 2,85 à 2,70 reais (0,90 à 0,82 euro), ce dernier reste le plus élevé du pays et donc inaccessible pour les plus pauvres. En d’autres termes, pas de meilleure publicité pour pousser les habitants à reprendre leur voiture !

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Curitiba : une utopie pour la ville, une impasse pour la métropole

Malgré trente ans de gestion durable, la ville n’échappe pas au destin des grandes métropoles d’Amérique latine. Victime de son succès, elle n’en finit plus d’accueillir de nouveaux arrivants. La métropole, dans son ensemble régional, enregistre aujourd’hui, 3,3 millions habitants. Et c’est bien là que se trouve l’ambiguïté : les indicateurs de développement sont largement positifs, mais c’est à l’échelle de l’aire métropolitaine que commencent à apparaître les principaux problèmes territoriaux. Aujourd’hui, près de 170 000 personnes vivent dans les favelas (appelées ici, invasao) qui se multiplient en périphérie de la ville. Dans le même temps, Curitiba est aussi une ville où les gated communities se développent à une vitesse phénoménale, une ville en archipels saturée la semaine, et fantôme le week-end. Là encore, elle n’échappe pas aux maux de la société brésilienne, avec une fracture sociale largement visible.

La planification à Curitiba, ce serait finalement presque comme ailleurs….avec pour seule différence un marketing territorial bien maîtrisé. Alors qu’il est clair que Curitiba a su anticiper dansles années 70 les problématiques urbaines de la fin du  XXème siècle, la voilà confrontée à de nouveaux enjeux métropolitains. Désormais l’heure n’est plus à l’anticipation. Il s’agit de s’adapter rapidement aux nouvelles données sociales et urbaines, pour tenter d’y apporter des réponses.

La Via Del Sur

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Projet mené à la fin de l’année 2012 par quatre urbanistes tout juste diplômés de l’Institut d’Urbanisme de Paris (IUP), la Via del Sur était une mission en Amérique du Sud, visant à aller à la rencontre des acteurs de l’aménagement (élus, associations, universitaires, chercheurs….). L’objectif était de confronter leur regard d’urbaniste à des contextes encore étrangers et de donner une visibilité aux différents projets urbains observés à travers la rédaction d’articles publiés à l’adresse suivante: http://laviadelsur.tumblr.com/

Deux angles d’attaques ont été privilégiés pour l’étude des différents projets et méthodes observés: les mobilités urbaines et les processus de participation citoyenne. Leur périple les a, entre autres, amenés dans différentes villes brésiliennes (Curitiba, Sao Paulo, Rio, Brasilia). Sans prétention scientifique, leurs articles sont fondés essentiellement sur leurs observations et la retranscription de nombreux témoignages recueillis auprès des urbanistes et des architectes locaux.

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