Mondes urbains indiens / La diaspora tamoule : de la migration internationale à l’ancrage commercial en Île-de-France

Raphaël Lo Duca


La présence de populations étrangères en milieu urbain influe sur la structure socio-spatiale des villes et participe à la redéfinition des dynamiques territoriales qui s’y expriment. En France, la redécouverte des travaux de l’École de Chicago dans les années 19801  a permis de mettre en lumière le rôle des phénomènes migratoires dans le fonctionnement des villes et leurs effets sur le changement urbain. L’une des conséquences de l’arrivée de populations immigrées en ville est l’émergence de « centralités minoritaires » (Raulin, 2000) ou de « centralités commerciales ethniques » (Messamah et Toubon, 2000). Ces « ethno-territoires » (Goreau-Ponceaud, 2009) se distinguent par des activités marchandes, des pratiques et des interactions sociales qui s’articulent autour d’une culture et d’une appartenance ethnique spécifiques.

À l’image de nombreuses villes globalisées, Paris intra-muros accueille des centralités urbaines de ce type2 . Leur structuration s’est faite au fil des mouvements migratoires et des installations de populations immigrées dans la capitale. Ces pôles « ethniques » se sont implantés principalement au Nord et à l’Est de Paris : les activités de la communauté chinoise se concentrent dans le Triangle de Choisy (20e arrondissement), celles des communautés africaine et caribéenne à Château-Rouge (18e) et Château d’eau (10e) et celles des populations maghrébines dans le quartier de Barbès-Rochechouart (18e). Parmi ces quartiers marqués par l’immigration, celui de La Chapelle (entre le 10e et le 18e) est progressivement devenu une centralité commerciale tamoule. La naissance de ce « Little Jaffna » est directement liée aux migrations internationales sri-lankaises. Dans les années 1980, un conflit au Sri Lanka, opposant Cinghalais et Tamouls, a entraîné des départs massifs de Sri-Lankais vers les pays européens. Le quartier de l’Entre-deux-Gares3  devient une porte d’entrée pour ces réfugiés politiques : les Tamouls commencent par y habiter puis, avec la constitution d’une diaspora, y exercent une activité dans le domaine commercial. Cette diaspora a contribué à fixer les pratiques communautaires dans le quartier et a permis aux membres d’avoir un lieu commun où se ressourcer. Aujourd’hui, le quartier de La Chapelle est doté d’un tissu commercial dense et diversifié, contribuant à l’émergence d’un ensemble de phénomènes sociourbains dans l’espace public : nouvelles pratiques de consommation, interactions sociales et conflictualités interculturelles.

Mais l’attractivité de ce « village-monde » (McLuhan, 1964), dont la zone de chalandise est régionale, voire mondiale, ne doit pas masquer l’existence de dynamiques communautaires tamoules qui s’expriment en dehors des limites intra-muros du territoire parisien. L’arrivée de la deuxième génération de migrants dans les années 1990 a permis de pérenniser la présence tamoule sur le territoire, notamment par le biais de de regroupements familiaux (Etiemble, 2004). Les Tamouls parisiens ont progressivement migré vers la banlieue où les atouts fonciers sont plus intéressants qu’à Paris pour diverses raisons : loyers moins chers, appartements plus grands, présence de maisons individuelles, possibilité d’accession à la propriété. L’installation des Tamouls en première couronne est suivie par la création d’une armature commerciale en banlieue répondant aux besoins de ces populations. Avec l’installation de commerces dans ces pôles résidentiels, une nouvelle donne est engagée sur le plan des relations marchandes franciliennes. L’émergence de centralités tamoules dans la métropole parisienne amène à repenser les rapports commerciaux entre Paris et sa périphérie au plan des pratiques commerciales ethniques.

L’article propose donc d’analyser l’inscription de la communauté tamoule en Île-de-France à travers la description de pôles commerciaux tamouls dans l’agglomération parisienne. Après une présentation du contexte historique de l’arrivée des Tamouls sri-lankais en Île-de-France, l’article mettra en perspective les interactions marchandes dans la métropole francilienne à différentes échelles puis abordera les enjeux sociourbains de ces activités ethniques (conflictualités dans l’espace public, tentatives de régulation du phénomène commercial par la puissance publique) à partir d’une monographie du quartier de La Chapelle. Je m’appuie pour cela sur une étude de terrain menée en 2014 dans plusieurs villes du nord et de l’est de l’Île-de-France et ayant consisté en la réalisation de 22 entretiens auprès de commerçants et d’acteurs extra-commerciaux (acteurs institutionnels, habitants, commerçants autochtones).

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DE LA CONSTITUTION D’UNE DIASPORA TAMOULE À L’INSERTION COMMUNAUTAIRE EN ÎLE-DE-FRANCE

Le conflit sri-lankais comme contexte historique de la constitution d’un modèle diasporique tamoul

Le Sri Lanka compte 20 millions d’habitants dont 75 % d’individus d’origine cinghalaise et 25 % d’origine tamoule. Depuis les années 1960, une guerre civile divise la majorité cinghalaise au pouvoir et la minorité tamoule. La mise en perspective du conflit sri-lankais permet de comprendre les raisons qui ont mené la communauté tamoule à migrer, à se former en diaspora et à s’insérer dans la région Île-de-France.

Le conflit naît de désaccords politiques et culturels entre les autorités cinghalaises bouddhistes et la communauté tamoule hindouiste. Le gouvernement impose la langue cinghalaise comme langue officielle et donne au bouddhisme une place prépondérante. C’est dans les années 1980 que les tensions se cristallisent. Des pogroms contre le peuple tamoul ont lieu en juillet 1983 (Black July pogrom). Un mouvement séparatiste tamoul naît de ce conflit et se structure autour des Tigres tamouls (ou LTTE, Liberation Tigers of Tamil Eelam). L’élection du président Mahinda Rajapakse, ennemi des LTTE, entraîne une offensive accrue envers le mouvement séparatiste. Le président prend le contrôle de l’est du pays et met en déroute le groupe des Tigres en mai 2009.

Cette guerre civile a conduit à l’exode politique massif des Tamouls vers les pays d’Asie4  et les pays européens. A. Etiemble souligne qu’ « au cours de la décennie 1990, 145 000 Sri-Lankais ont demandé l’asile dans plusieurs pays de l’Europe de l’ouest : Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Norvège, Espagne, Suisse, Royaume- Uni. » (Etiemble, 2004). Pour ces populations persécutées, l’exil est perçu comme la condition de survie du peuple tamoul, ses membres nourrissant cependant l’espoir d’un retour au Tamil Eelam (Etiemble, 2004). Le conflit entraîne un doublement des migrations tamoules (Goreau-Ponceaud, 2009). Aujourd’hui, le Sri Lanka est l’un des pays d’Asie dont la proportion de populations vivant en dehors des frontières est la plus importante avec environ 8 % de la population totale (Meyer, 2011). Ces mouvements migratoires ont contribué au développement de pôles communautaires dans les différents pays d’accueil. La migration s’est progressivement muée en une organisation diasporique solide, dont la croyance en une cause politique commune ne fait que renforcer son existence. Aujourd’hui, la diaspora tamoule compte 8,4 millions de membres disséminés à travers le monde, soit l’équivalent d’environ 40 % de la diaspora indienne (Goreau-Ponceaud, 2008 ; 2009).

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De la migration internationale à l’arrivée des Tamouls à Paris

L’apparition des premiers mouvements de populations tamoules à travers le monde est antérieure au conflit sri-lankais. Avant cette migration « politique » internationale récente (Etiemble, 2004), des migrations régionales indiennes et sri-lankaises se sont déclenchées dans un contexte colonial français et britannique. Mais l’arrivée massive des Tamouls en France, et a fortiori à Paris, est moins liée au contexte colonial qu’à l’« exode forcé » (Meyer, 2001) des réfugiés politiques sri-lankais. Bien que la présence de Pondichériens en Île-de-France atteste de l’héritage colonial français, ce sont principalement les Sri-Lankais qui sont à l’origine du développement de pôles communautaires dans l’agglomération, comme l’atteste un politicien tamoul : « Les Pondichériens, ils étaient là. Mais ce ne sont pas eux qui ont réussi à développer les commerces. Ce sont vraiment les Tamouls, quand ils sont arrivés. »5

Deux principales vagues migratoires sri-lankaises, dotées de caractéristiques propres, peuvent être identifiées. La première vague s’est formée durant les décennies 1970 et 1980. Elle est due à l’arrivée massive des populations sri-lankaises à partir des années 1970 en réponse à la situation politique critique du Sri Lanka. Leur installation en France s’explique par la mise en place d’une politique migratoire limitative au Royaume-Uni6  qui conduit à freiner la trajectoire des migrants souhaitant s’y installer, restant ainsi sur le territoire national français. L’enquêté Thanhinma explique les raisons du passage de ces migrants par la France : « À la fin des années 1980, la communauté tamoule a commencé à s’expatrier. Pourquoi Paris ? Pourquoi la France ? Au début, c’étaient les pays anglophones… Australie, Canada et Angleterre. En fait, Paris, Gare du Nord et La Chapelle, c’était un point de transit. Les migrants arrivaient à Paris via Gare du Nord et ne pouvaient pas repartir vers l’Angleterre. Les premiers qui sont restés, ils ont vu qu’il y avait matière à rester aussi. Et donc du coup, ils sont restés. » À partir des années 1990 et jusqu’en 2000, une redéfinition des dynamiques migratoires donne un nouveau visage au paysage communautaire en France. Le contexte d’accueil évolue : la constitution d’une diaspora communautaire déjà organisée fournit aux nouveaux migrants les moyens nécessaires à la réalisation de leur projet migratoire à Paris. Ils bénéficient d’une chaîne migratoire structurée et de ressources multiples dans le pays d’accueil. Le soutien aux arrivants s’organise autour de l’association CCTF (Comité coordination tamoul France) qui leur apporte une aide administrative et sociale pour leur installation en France. À La Chapelle se développe un foyer d’installation communautaire ; beaucoup de Tamouls ouvrent un commerce dans le quartier et s’insèrent dans la sphère marchande pour contrebalancer les difficultés financières dues à leur arrivée en France.

De par les regroupements familiaux générés par ce deuxième mouvement migratoire, beaucoup de membres de la communauté tamoule ont opéré une trajectoire résidentielle vers la banlieue, principalement dans le nord et l’est de l’Île-de-France. D’abord considéré comme un pôle d’accueil résidentiel, le quartier de La Chapelle est devenu un pôle commercial tamoul majeur de la métropole parisienne. Mais les nouveaux quartiers résidentiels tamouls de l’agglomération deviennent aussi des centralités commerciales importantes, par le biais d’interactions marchandes extra-parisiennes, et fonctionnent aujourd’hui de manière réticulaire. Comment s’organisent ces dynamiques commerciales tamoules dans les différents lieux de la métropole parisienne ?

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ANCRAGES TERRITORIAUX ET RÉTICULATIONS MARCHANDES EN ÎLE-DE-FRANCE

La Chapelle : le premier centre commercial d’Île-de-France

La Chapelle peut être considéré comme le premier centre commercial tamoul d’Île-de-France en raison du nombre de commerces qui y sont implantés et de leur diversité. Le relevé de terrain réalisé en mai 2014 a mis en lumière l’existence de 258 commerces tamouls répartis dans 9 rues, soit 21,8 commerces par hectare (figure 1). Dans 6 des 9 rues du quartier de La Chapelle, la densité de commerces tamouls est supérieure à 80 %. Les commerces tamouls ne s’implantent que très ponctuellement en dehors de ce périmètre.

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1. Concentration commerciale tamoule à La Chapelle (Lo Duca, 2014)

1. Concentration commerciale tamoule à La Chapelle (Lo Duca, 2014)

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Les ancrages commerciaux qui s’opèrent dans le quartier s’appuient sur un système commercial organisé par secteurs d’activité. Les rues ont toutes leur domaine de spécialisation (textile, téléphonie ou multimédia), à l’exception des commerces alimentaires qui sont disséminés dans tout le quartier (figure 2). La rue Philippe de Girard est spécialisée dans la mode et l’industrie textile, la rue Cail dans la traduction, la rue Louis Blanc dans la communication et le haut de la rue Philippe de Girard dans les équipements religieux.

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2. Spécialisations commerciales à La Chapelle (Lo Duca, 2014)

2. Spécialisations commerciales à La Chapelle (Lo Duca, 2014)

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Ancrages commerciaux dans l’agglomération parisienne : centralités, pôles secondaires et commercialités résiduelles

En dehors de La Chapelle, d’autres pôles tamouls sont implantés dans la métropole parisienne. La littérature scientifique sur le sujet communautaire tamoul souligne l’existence d’une quinzaine de foyers résidentiels tamouls en Île-de-France. Anthony Goreau-Ponceaud précise par exemple que « la majorité des Tamouls n’habitent pas La Chapelle, […] mais à Garges-lès-Gonesse, Sarcelles, la Courneuve, pour la banlieue nord, et Noisy-Le-Grand, Montreuil, Savigny-sur-Orge, et Boissy-Saint-Léger, pour la banlieue est » (Goreau-Ponceaud, 2008). Pour l’étude des dynamiques commerciales tamoules en Île-France, je me suis appuyé sur neuf villes du nord et de l’est de l’Île-de-France (figure 3).

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3. Lieux d’investigation en Île-de-France (Géoportail, Lo Duca, 2014)

3. Lieux d’investigation en Île-de-France (Géoportail, Lo Duca, 2014)

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L’existence d’ancrages commerciaux révèle la présence d’une multiplicité de configurations territoriales communautaires associées à trois niveaux de commercialité différents : les centralités métropolitaines, les pôles secondaires et les espaces au sein desquels la présence commerciale est plus ponctuelle.

Les centralités commerciales sont caractérisées par une forte densité marchande (25 commerces à Garges-lès-Gonesse, 22 à La Courneuve et 14 au Bourget). L’organisation spatiale de ces commerces se traduit soit par le regroupement autour d’un équipement dédié aux boutiques tamoules (le centre commercial « Portes de la Ville » à Garges-Sarcelles), soit par l’implantation axiale le long de grandes avenues (l’avenue du Général Leclerc au Bourget). Ces pôles commerciaux proposent aux nombreux clients, issus de différentes cultures (Tamouls, Caribéens, Africains, Asiatiques), une offre commerciale variée (alimentation, coiffure, communication, transfert d’argent). Ils accueillent aussi plusieurs équipements culturels et religieux. La Courneuve compte par exemple trois temples hindous le long de l’avenue Paul Vaillant-Couturier. Ces lieux de culte donnent la possibilité à leurs membres de se retrouver en dehors du cadre privé. Parallèlement à leur fonction économique, ces trois territoires jouent le rôle de support des interactions communautaires et constituent une ressource sociale pour les Tamouls.

La métropole parisienne accueille également des pôles commerciaux secondaires plus récents et moins denses que les centralités commerciales (entre 5 et 15 magasins). L’installation de supermarchés tamouls à Bobigny date de 2014, comme le souligne Gésan, le gérant de l’un des commerces : « C’est récent, je suis ici depuis un mois. C’était un Franprix avant ! »7 . Dans ces foyers, l’expression communautaire et l’intensité du lien social dans l’espace public sont moins visibles que dans les centralités commerciales. Bien que le nombre de boutiques soit moins important que dans les centralités, ces micro-systèmes commerciaux fonctionnent grâce à la combinaison de trois facteurs : la grande taille des magasins (supermarchés), la proximité à des infrastructures de transport en commun et la présence de temples (figure 4). Les lieux de culte sont considérés comme des leviers pour le dynamisme commercial de ces systèmes marchands. Cinala, commerçante tamoule de La Courneuve, souligne la fonction économique des temples : « En plus, il y a des temples, la religion. Il y a beaucoup de passages, ils font la fête. Chez nous, il y a des vendredis où c’est un jour spécial pour prier. […] Il y a du passage, tout ça. Le commerce marche grâce à ça aussi ! »8

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4. Microsystème commercial à Bobigny : supermarché, tramway et temple (Lo Duca, 2014) À gauche : le supermarché Kobal and Carry (arrière-plan) bénéficie d’un emplacement privilégié car le tramway s’arrête devant le commerce. À droite : ce grand temple sikh organise tous les jours des cérémonies religieuses. Les fidèles, originaires d’Inde, viennent faire leurs courses dans les supermarchés exotiques après les cérémonies religieuses.

4. Microsystème commercial à Bobigny : supermarché, tramway et temple (Lo Duca, 2014)
À gauche : le supermarché Kobal and Carry (arrière-plan) bénéficie d’un emplacement privilégié car le tramway s’arrête devant le commerce.
À droite : ce grand temple sikh organise tous les jours des cérémonies religieuses. Les fidèles, originaires d’Inde, viennent faire leurs courses dans les supermarchés exotiques après les cérémonies religieuses.

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Dans une moindre mesure, d’autres territoires de l’agglomération francilienne accueillent également des commerces tamouls. La ville de Bondy comprend par exemple quatre magasins alimentaires tamouls sur son territoire. Deux de ces boutiques sont localisées à proximité immédiate de la gare RER et les deux autres se situent à environ un kilomètre de celle-ci (figure 5). Il y a un effet de regroupement commercial encore plus modéré que ce qui s’observe dans les centralités et les pôles secondaires. Les enseignes de ces magasins révèlent une spécialisation dans le domaine des produits africains. L’un d’entre eux, tenu par un entrepreneur tamoul, s’appelle le « Petit Château Rouge », en référence au quartier africain et caribéen du 18e arrondissement de Paris. À travers la vente de produits africains, caribéens ou maghrébins, ces commerces ne se limitent plus à une fonction d’approvisionnement à destination de la communauté tamoule et ne jouent plus le rôle de « reproduction identitaire » comme à La Chapelle ou à La Courneuve. Leur adaptation aux pratiques culturelles de populations étrangères non-tamoulophones (Africain, Chinois, etc.) est uniquement destinée à générer des profits.

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5. Une armature commerciale dispersée : l’exemple de Bondy (Lo Duca, 2014)

5. Une armature commerciale dispersée : l’exemple de Bondy (Lo Duca, 2014)

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La constitution d’un modèle commercial réticulaire en banlieue

Avec l’installation de commerces dans les pôles résidentiels de banlieue, les rapports marchands entre Paris et les autres territoires de la métropole se redéfinissent au bénéficie des villes extra-muros. Srima, gérant d’une épicerie du quartier de La Chapelle, exprime son inquiétude à propos de la constitution de nouveaux pôles commerciaux en périphérie : « Avant, beaucoup de personnes passaient ici. Maintenant, un peu moins parce que toutes les banlieues ont aussi des commerçants qui ouvrent des boutiques. Dans toutes les villes… Les gens ne sont pas obligés de passer par ici. Toutes les villes ont des boutiques qui ouvrent ! »9 . Certains usages communautaires sont polarisés par un système territorial qui se déploie dans la frange nord-est de la métropole. Les principaux espaces marchands s’inscrivent dans des zones contiguës, reliées entre elles par des infrastructures de transport et des axes de communication (figure 6).

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6. Un système communautaire tamoul de proximité relié par des axes structurants (Lo Duca, 2015)

6. Un système communautaire tamoul de proximité relié par des axes structurants (Lo Duca, 2015)

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La proximité des communes entre elles favorise les contacts interterritoriaux. Ces centralités communautaires ne concernent qu’une petite portion du territoire francilien : elles se développent dans un périmètre d’à peine 4 km². Ces regroupements commerciaux tamouls dans un espace restreint permettent de produire un système communautaire de proximité. Pour se fournir en produits culturels tamouls, les consommateurs ne dépendent plus du centre commercial de La Chapelle et se rendent dans leur commune d’habitation ou dans les villes limitrophes. La diversité de biens et services proposés à La Chapelle est désormais aussi présente en banlieue.

Cependant, La Chapelle reste une centralité majeure sur le plan des interactions marchandes et sociales. Le quartier est un lieu d’observation privilégié des phénomènes sociourbains générés par la présence d’une communauté ethnique. Pour l’étude des problématiques induites par l’activité commerciale tamoule, je m’appuie sur une monographie à l’échelle du quartier de La Chapelle.

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ENJEUX SOCIO-SPATIAUX DE L’ACTIVITÉ COMMERCIALE TAMOULE : L’EXEMPLE DE LA CHAPELLE

Compte tenu de son rôle majeur dans le système commercial tamoul métropolitain, le quartier de La Chapelle est le réceptacle d’activités communautaires intenses. Ces activités ont des effets sur le fonctionnement de la vie locale. La superposition d’espaces sociaux parfois antithétiques peut devenir source de tensions sociales et politiques.

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Lutte des places : l’activité entrepreneuriale ethnique comme générateur de tensions sociales

Depuis l’arrivée des premières générations tamoules dans les années 1980, les dynamiques de peuplement ont évolué dans le quartier de La Chapelle. Aujourd’hui, les personnes qui y habitent sont principalement des familles constituées de jeunes individus autochtones, comme le souligne Xavier, chargé de mission à la SEMAEST10  : « Le bâti est très joli, l’immobilier est beaucoup plus faible que dans l’est du 10e donc ça a apporté une nouvelle population qui a acheté des appartements familiaux. Les prix de l’immobilier et l’existence d’appartements relativement grands ont permis d’amorcer de nouvelles dynamiques résidentielles… »11 . Bien que ces dynamiques résidentielles évoluent, l’activité commerciale tamoule résiste aux changements sociaux à l’œuvre sur le territoire. Le décalage entre les besoins des nouveaux habitants et le maintien d’une offre commerciale communautaire crée des conflictualités sociales et urbaines.

Ces conflictualités s’inscrivent au cœur des débats politiques. L’expression du mécontentement des pratiques communautaires est portée par une part minoritaire de la population résidente qui fait valoir son opposition au sein la sphère politique locale. Pour ces habitants, la présence des Tamouls sur le territoire est ressentie comme une source de désagrément. La mise en place d’un conseil de quartier en 2002 dans le 10e arrondissement leur permet d’exprimer leur influence sur le fonctionnement de la vie locale ; il sert aujourd’hui de levier d’action pour s’opposer aux prétendus débordements liés aux ancrages communautaires tamouls. Lors d’un entretien, Jean, membre du conseil de quartier, a dressé une série de griefs contre la communauté tamoule et estime qu’il est « dans une zone de non-droit au niveau de l’urbanisme »12 . L’une des sources de désagrément est selon lui esthétique et devrait être pris en charge par l’action publique : « C’est un problème de vue. Comme il existe un service qui s’appelle « Service du permis de construire et du paysage de la rue », alors moi je répète sans arrêt que pour les paysages de la rue, il faut respecter certaines règles […]. Nous, on voudrait que le quartier ne soit pas trop défiguré, on estime qu’il est défiguré ! ». D’après lui, les commerçants tamouls ne respectent donc pas les normes réglementaires en matière d’occupation commerciale. Ces règles, énoncées dans un document normatif, concernent par exemple la hauteur des étalages extérieurs (1,30 m maximum par étalage) ou la distance entre la façade du commerce et le bord du trottoir (6 m minimum).

La création d’une association de commerçants tamouls a permis de réguler et d’institutionnaliser les rapports entre commerçants tamouls, acteurs publics et membres du conseil de quartier. Le président de cette association est l’un des bouchers du quartier. Les réunions qui ont lieu avec les commerçants donnent la possibilité aux élus et à la municipalité d’évoquer les enjeux locaux liés à l’activité marchande. Ces rassemblements se font en présence des services de la Mairie du 10e arrondissement (Direction de l’urbanisme et de la propreté pour les questions de stationnement et d’hygiène). Lors de ces réunions, une trentaine de tenanciers tamouls jouent le rôle d’intermédiaire entre la puissance publique et les commerçants tamouls du quartier. Des marches sont organisées dans le quartier en présence du président de l’association pour identifier les problèmes induits par l’activité commerciale.

Cependant, la distance socioculturelle qui existe entre autochtones et commerçants tamouls limite les possibilités de dialogue et de résolution des conflits d’usage. La méconnaissance des enjeux socioculturels liés au fonctionnement communautaire est aussi un handicap pour l’ouverture d’un dialogue entre acteurs. En considération des conflictualités interculturelles qui se développent dans le tissu urbain et social, comment l’action publique tente-t-elle de réguler l’activité communautaire ?

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Les leviers de l’action publique pour « diversifier » le quartier

Face au développement de commerces tamouls, les pouvoirs publics développent deux principales stratégies : la diversification par l’intérieur (rachat des murs commerciaux via Vital’Quartier) et la diversification par l’extérieur (réalisation de projets urbains autour du quartier de La Chapelle).

Depuis 2004, la SEMAEST mène une expertise en matière de diversification commerciale : « Face au double constat de la progression de la mono-activité et de la disparition du commerce de proximité dans certains quartiers de la Capitale, elle a été missionnée par la Ville de Paris pour endiguer ces phénomènes. »13  Pour cela, elle conduit une opération confiée par la Ville de Paris appelée Vital’Quartier. Bien que le quartier de La Chapelle ne soit pas concerné par la mono-activité, il est inscrit au cœur du périmètre de l’un des secteurs de Vital’Quartier : l’Entre-deux-Gares. L’absence de mono-activité ou de vacance commerciale à La Chapelle limite l’intervention de la puissance publique sur le tissu commercial du quartier. L’inclusion de La Chapelle au secteur de l’Entre-deux-Gares permet néanmoins à la SEMAEST d’être délégataire du droit de préemption sur le territoire. Mais la rareté des opportunités d’acquisition restreint les possibilités d’utilisation de son droit de préemption et ne lui donne pas la possibilité de faire évoluer les dynamiques commerciales en cours dans le quartier tamoul. Xavier, chargé de mission à la SEMAEST, explique qu’« il y a très très peu de mutations. Étant délégataire du droit de préemption, on est au courant de chaque mutation et de chaque vente. Je n’ai pas le chiffre en tête mais depuis le début de la mission en 2008, on doit être, sur le secteur Cail-Perdonnet, si l’on prend les quatre rues, à maximum une dizaine de ventes… Mais nous, on a préempté qu’une seule boutique ! »14  En raison du peu d’opportunités commerciales sur ce secteur, l’action publique n’a que peu de marge de manœuvre pour mener une diversification intra-territoriale efficace.

Face à cette appropriation communautaire, le développement de nouveaux projets urbains autour du quartier de La Chapelle est perçu comme un moyen de diversifier par l’extérieur, comme le souligne Sonia, une élue du 10e arrondissement : « Dans les 12 ans qui viennent, le quartier sera transformé en étant encerclé… Ça va permettre de diversifier les flux de population. C’est une respiration inespérée. »15  La municipalité a deux opportunités d’acquisition foncière autour du quartier de La Chapelle. D’une part, la reconversion de l’ancienne caserne de pompiers Château Landon à l’est de la Gare du Nord va permettre de libérer du foncier pour réaliser une extension des équipements scolaires du quartier, pour installer de nouveaux équipements publics et pour mettre en place une pépinière d’entreprises. D’autre part, le transfert des activités de l’hôpital Fernand Widal et la fusion de l’équipement avec l’hôpital de Lariboisière vont amener à la libéralisation du foncier dans le bas de la rue du Faubourg Saint-Denis et à l’impulsion de nouvelles dynamiques commerciales, comme l’explique cette élue : « Et donc, une fois que l’assistance publique pourra vendre son terrain, la Ville va en acheter une partie… On fera sans doute une traversée pour désenclaver, on construira toutes sortes de choses, activités commerciales, tertiaires, activités pour les étudiants, un hôtel ! On a réussi à faire intégrer le projet à l’opération d’urbanisme Paris Nord-Est qui n’a pas encore complément démarré. Ça ne peut que bouger, se transformer, et dans quelques années, on n’y pensera même plus. […], on va introduire des acteurs économiques différents, ce ne sera pas des Tamouls qui vont réinvestir des énièmes surfaces parce qu’ils sont là, mais d’autres acteurs ! On ne peut pas ouvrir sur les voies bien entendu, mais peut être ouvrir sur la rue Cail… On n’en est pas encore au stade des plans, mais on sait que l’on va ouvrir et diversifier. Et on est en plein dans le quartier tamoul, quand on est là ! Ça s’est trouvé opportunément au bon endroit ! ». Bien que le quartier de La Chapelle ne soit pas considéré dans le discours des acteurs publics comme un secteur de mono-activité, l’un des objectifs clairement affiché est donc d’atténuer l’importance de l’activité ethnique dans le quartier par l’introduction d’acteurs exogènes au fonctionnement communautaire.

On assiste depuis les années 1990 à l’émergence d’espaces marchands tamouls en Île-de-France, ce qui témoigne de l’ancrage territorial d’une diaspora sri-lankaise. L’installation de commerces dans la métropole répond à deux logiques complémentaires : celle de consolidation des liens intracommunautaires et celle de rentabilité économique. Ces activités ne s’expriment pas en vase clos puisque des interactions s’opèrent avec d’autres acteurs commerciaux (grossistes spécialisés dans l’alimentation exotique, marchands de Rungis, Metro). Ce constat permet de dépasser le point de vue ethnicisant et uniformisant de certains acteurs qui ont tendance à opposer l’univers marchand des populations immigrées à celui des individus autochtones. La survalorisation de l’origine ou de l’appartenance culturelle du commerçant, se traduisant par une assignation à sa dimension ethnique, ne semble pas à même d’expliquer les logiques d’interaction, d’adaptation et de circulation à l’œuvre dans le domaine de l’activité marchande. Au-delà de leur appartenance diasporique, les commerçants s’inscrivent dans une autre logique de groupe, celle de la communauté marchande. Cela laisse transparaître l’existence d’un système marchand exotique offrant des produits multiculturels « bon marché » et s’appuyant sur des partenariats entre commerçants issus de communautés différentes (tamoules, chinoises, caribéennes, maghrébines…). Bien que ce phénomène ne soit pas encore très prégnant, il peut constituer une aubaine pour certains territoires marqués par l’immigration et la multiculturalité.

Raphaël Lo Duca

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Raphaël Lo Duca est étudiant en dernière année du Magistère Aménagement et Urbanisme de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a réalisé en 2014 un mémoire sur les dynamiques commerciales tamoules en Île-de-France sous la direction de Renaud Le Goix (UMR Géographie-cités).Encadré par Antoine Fleury (CNRS, UMR 8504, équipe P.A.R.I.S) et Serge Weber (UPEM, équipe ACP), il poursuit actuellement ses recherches sur l’ethnicité commerciale par une étude du rapport au changement urbain des commerçants ayant un lien avec la migration dans la métropole parisienne.

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Illustration de couverture : Raphaël Lo Duca, 2014

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Bibliographie

Etiemble A., 2004, « Les Tamouls du Sri Lanka dans la région parisienne. L’emprise du politique », Revue française des affaires sociales, n° 2, 145-164.

Goreau-Ponceaud A., 2008, La diaspora tamoule : trajectoires spatio-temporelles et inscriptions territoriales en Île-de-France, thèse de Doctorat en Géographie humaine, Bordeaux, Université de Bordeaux, 427 p.

Goreau-Ponceaud A., 2008, « La diaspora tamoule : lieux et territoires en Île-de-France », L’espace Politique, n° 4, p. 19-33.

Lo Duca R., 2014, Réseau communautaire ethnique et appropriation territoriale. L’exemple de l’ancrage commercial tamoul en Île-de-France, mémoire de Géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 149 p.

Lussault, M., 2009, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset (Mondes vécus), 221 p.

McLuhan, M., 1964, Understanding Media, The extensions of Man, New York, McGraw-HillBook Company, 404 p.

Messamah K., Toubon, J-C., 2000, Centralité immigrée, le quartier de la Goutte d’Or, dynamique d’un espace pluriethnique, Paris, L’Harmattan, 770 p.

Meyer E., 2001, Sri Lanka, entre particularismes et mondialisation, Paris, La Documentation Française, 184 p.

Raulin A., 2000, L’ethnique est quotidien. Diasporas, marchés et cultures métropolitaines, Paris, L’Harmattan, 230 p.

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  1.  En 1984, la publication de l’ouvrage L’école de Chicago : Naissance de l’écologie urbaine d’I. Joseph et Y. Grafmeyer permet d’introduire les travaux des chercheurs de l’École de Chicago dans la sphère de la sociologie urbaine française. []
  2. Dans l’arrondissement de Manhattan à New York, il existe par exemple un quartier chinois (Chinatown) et un quartier italien (Little Italy). []
  3.  Le quartier de l’Entre-deux-Gares est situé entre la Gare du Nord et la Gare de l’Est. []
  4.  Au 19e siècle, les Tamouls de Ceylan ont travaillé en Malaisie pour la réalisation de grands chantiers (création de routes, de chemins de fer, de télégraphes, etc.). Compte tenu des relations que les Tamouls ont entretenu avec la Malaisie, ce pays est devenu une destination d’émigration des Tamouls sri-lankais durant les périodes de conflit au Sri Lanka. (Etiemble, 2004) []
  5. L’enquêté Thanhinma fait partie du gouvernement transnational du Tamil Eelam. Le prénom des enquêtés a été modifié. []
  6.  Immigrant Act de 1971 []
  7. Entretien avec Gésan, responsable de deux supermarchés à Bobigny (93) et à La Courneuve (93). []
  8. Entretien avec Cinala, responsable de trois commerces à La Courneuve (alimentation, communication et transfert d’argent). []
  9. Entretien avec Srima, commerçant de la rue du Faubourg Saint-Denis (Paris, 10e). []
  10.  La Société d’économie mixte d’aménagement de l’Est parisien (SEAMEST) est spécialisée dans l’animation économique des quartiers. []
  11. Entretien avec Xavier, chargé de mission à la SEMAEST. []
  12. Entretien avec Jean, animateur du conseil de quartier du 10e arrondissement. []
  13.  SEMAEST, rapport d’activité 2012. []
  14.  Entretien avec Xavier, chargé de mission à la SEMAEST. []
  15.  Entretien avec Sonia, élue dans le Xème arrondissement de Paris. []

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