Banlieues françaises / Entretien : « Collés à la terre et voler près des étoiles » : les banlieues à hauteur d’hommes
Entretien avec Fabien Truong, par Lionel Francou et Alexis Creten
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Fabien Truong est sociologue et ethnographe, docteur en sociologie de l’EHESS et professeur agrégé de sciences sociales à l’université de Paris 8 où il est responsable du master Métier de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation en Sciences Économiques et Sociales. Il enseigne aussi à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la marginalisation urbaine, la « démocratisation » scolaire, la mobilité sociale, la jeunesse, les classes populaires et la gestion du stigmate dans le temps. Il a notamment publié Des capuches et des hommes. Trajectoires de « jeunes de banlieue » (Buchet-Chastel, Paris, 2013), pour lequel il a reçu le prix de l’Écrit Social en 2014 et Jeunesses françaises. Bac +5 made in banlieue (La Découverte, Paris, 2015). Il codirige avec Stéphane Beaud et Paul Pasquali la collection « L’envers des faits » chez La Découverte.
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DANS VOTRE LIVRE DES CAPUCHES ET DES HOMMES1, VOUS RETRACEZ LE PARCOURS DE TROIS JEUNES DE BANLIEUE ET, DANS VOTRE ARTICLE « RETOUR SUR LES RAISONS DE LA COLÈRE »2, VOUS APPROFONDISSEZ UN SEUL CAS. PENSEZ-VOUS QU’UN PHÉNOMÈNE SOCIAL PUISSE ÊTRE EXPLIQUÉ SUR BASE D’UN NOMBRE D’INDIVIDUS AUSSI RÉDUIT ? QUELLE EST VOTRE MÉTHODOLOGIE, ET QUELS EN SONT LES ATOUTS ET LES LIMITES ?
Votre question renvoie à trois enjeux qui se recoupent : celui de la représentativité (un cas est-il représentatif, et jusqu’à quel point ?), celui de la densité du matériel empirique et celui de la compréhension.
Analyser des cas a les avantages de ses inconvénients, et vice-versa. Il faut avant tout être au clair sur ce que l’on cherche. Ce n’est pas un travail visant la représentativité statistique afin d’établir les formes de régularité d’un phénomène social ; ce n’est pas le but. Un cas peut néanmoins éclairer des phénomènes dont la régularité est attestée sans pour autant bien les connaître. Par exemple, Des capuches et des hommes parle de la sortie de la délinquance. On sait que la sortie de la délinquance est une régularité statistique : c’est la norme pour la grande majorité des délinquants de sortir de la délinquance plutôt que d’y rester. Il n’y a pas beaucoup de travaux en France sur ce phénomène que les anglo-saxons appellent la desistance, et je renvoie ici au livre dirigé par Marwan Mohammed, Les sorties de la délinquance3. En même temps, cette norme est plutôt « confidentielle » : on la retrouve dans quelques analyses en sciences sociales mais très peu dans le discours politique où on a plutôt la figure du « délinquant pour la vie » en toile de fond. Ici, passer par des cas individuels est fructueux. Pour comprendre comment on sort d’une activité presque « totale », il faut passer du temps avec un individu, obtenir suffisamment de densité dans le « matériel ethnographique ».
C’est cette densité qui permet de mieux comprendre des phénomènes inscrits dans des temporalités longues. On le voit très bien dans le cas de Tariq : entre le moment où il exprime son envie de sortir de la délinquance et le moment où il en sort, ça prend du temps. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Il est pris dans un ensemble de réseaux et d’obligations ; il ne peut s’en couper brutalement. Passer du temps avec les individus, c’est vraiment la base de mon travail. J’ai suivi des jeunes pendant six à huit ans. Avec des observations denses, on arrive à voir les contradictions qui ne seraient pas visibles par le biais d’une approche plus statistique où les mêmes questions seraient posées à un très grand nombre d’individus, malgré leurs différences de trajectoires.
Enfin, la compréhension marche avec la comparaison. Jean-Claude Passeron parle de « quasi-panel » en ethnographie, c’est-à-dire qu’il y a aussi un travail de sélection actif en amont, qui ne se fait pas au hasard. Sur une trentaine de jeunes suivis, j’en ai sélectionné trois pour Des capuches et des hommes. Je pars d’une population qui est plus large, qui révèle des tendances et réduit la focale. Ces trois jeunes-là ont ensuite du sens les uns par rapport aux autres. Même s’il s’agit d’un nombre de cas réduit, des éléments se reproduisent, sont récurrents. On peut voir comment des micro-récurrences font parfois de grosses différences, mais aussi comment de mêmes problèmes peuvent être gérés différemment. Dans Des capuches et des hommes, les trois adolescents sont engagés dans des activités délinquantes à des degrés divers et ont des particularités singularisantes. Par exemple, le fait que Radouane soit fils unique et que, parmi les trois, ce soit le seul qui ait un parent diplômé du supérieur, a une influence assez importante sur la façon dont il se projette, notamment dans l’école. Chez Tariq, ce que je trouvais intéressant, c’est le fait qu’il soit handicapé moteur. Son handicap influence clairement la façon dont il vit la stigmatisation territoriale. Chez Eliott, ce qui est intéressant c’est son rapport à la « culture libre ». C’est le seul qui soit une espèce d’intellectuel organique, qui lit des livres « à coté », et qui va essayer de convertir – sans toutefois toujours y parvenir – tout ça en ressources. Pour parler comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : il ne va pas se constituer un « capital culturel institutionnalisé » avec cela, mais ça va l’aider plus tard, et sur le long terme. À l’échelle de deux ou trois ans, c’est ce qui va l’aider à décrocher un job quasiment impensable pour un non bachelier. Son cas est une aberration statistique. La position professionnelle qui est la sienne par rapport à ses études est aberrante. Mais ce qui est très clair, c’est que, à un moment donné, il a emmagasiné suffisamment de recul et de rencontres pour comprendre qu’il faut « fabriquer » son CV et manipuler la présentation de soi qu’il donne aux autres pour que, d’un seul coup, de nouvelles portes s’ouvrent à lui…
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VOUS CHOISISSEZ DONC PLUTÔT DES CAS MOYENS OU DES CAS QUI S’ÉLOIGNENT D’UNE MOYENNE OU D’UNE NORME ?
Ça dépend. Si on regarde les trois garçons dans Capuches et des hommes, pour un certain nombre d’aspects, ce sont des cas très moyens tandis que sur d’autres, ils sont, comme je l’ai dit, plutôt aberrants : le handicap de Tariq, le fait qu’Eliott lise Oscar Wilde, etc. Mais on ne peut jamais résumer un cas par son écart à la moyenne. Ce qui est intéressant, c’est le croisement. On n’étudie pas un cas pour sa beauté, mais pour le comparer : à d’autres cas, à une régularité statistique surplombante ou encore à une sorte de représentation collective dominante de ce que seraient tels phénomènes sociaux ou tels fragments de la population. C’est dans ce travail qu’il y a un gain en termes de compréhension du monde.
Par ailleurs, je trouvais intéressant de partir d’un sentiment de « surprise » dans Des capuches et des hommes, parce qu’on catégorise beaucoup. Les « jeunes de banlieue » sont à la fois catégorisés comme tels, mais ils sont également catégorisés à l’intérieur de la catégorie. Il n’y a pas qu’un seul « jeune de banlieue », mais, pour les garçons, ce que j’appelle « le bon », « la brute » ou « le truand ». J’aurais pu choisir ceux qui, au sein de la salle de classe, étaient les plus turbulents, les plus opposés à l’école. Il faut cependant rappeler que j’ai enseigné au lycée et en ES, donc à un niveau où l’opposition à l’institution scolaire est relativement résiduelle : les jeunes qui arrivent au lycée général, en première ou en terminale ES, sont déjà dans une démarche de réussite par rapport à leurs copains et à leurs familles. Ce sont des « élus » : être en filière générale, c’est déjà quelque chose d’énorme. Mais j’aurais pu choisir des élèves moins assidus et moins appétents. Cette approche contre-intuitive me paraissait très intéressante. Voilà des « bons » qui se révèlent, contre mes attentes de prof, petits-moyens délinquants. On se rend alors compte que l’on a tendance, à tort, à opposer le fait de jouer le jeu de l’école, d’une part, et le fait de jouer le jeu de la rue, d’autre part.
L’approche par cas a également un intérêt d’un point de vue académique. Si on regarde dans le champ des sciences sociales, on a des disciplines hyper spécialisées, avec des domaines de recherche de plus en plus identifiés et identifiables. Cela peut être positif, mais je pense aussi que, parfois, l’institution prédécoupe les problèmes avant de les analyser. Prenez les « jeunes de banlieue », vous allez avoir la sociologie urbaine qui va dire certaines choses, la sociologie de l’éducation qui va en dire d’autres, la sociologie de la délinquance qui va également s’y intéresser, la sociologie des classes populaires aura aussi son mot à dire, etc. Les sciences sociales ont parfois tendance à réifier, de par leurs spécialisations, des individus qui restent des sujets et à prendre des partis pris ad hoc. Plutôt que de partir d’un champ et d’une problématique sociologique délimités, en partant des cas, on se donne la liberté de pouvoir naviguer en fonction de ce qu’ils nous apprennent entre différentes zones qui ne se parlent pas toujours dans la recherche. Il me semblait qu’il y avait là un intérêt.
C’est aussi presque une démarche politique. Ces jeunes sont tellement réifiés, stigmatisés et objectivés, que prendre le parti pris de regarder en face de soi des personnes dans leur complexité est un acte de décentrement. Dans Des capuches et des hommes, « converser » avec trois personnes me semblait être la meilleure stratégie pour essayer de casser les idées préconçues. C’est difficile parce que les sciences sociales participent aussi à une certaine forme de réification qui écrase le réel : parce qu’on fait des typologies, parce qu’on a besoin de classifier les choses, etc. On retrouve ce type de problème dans un certain nombre de travaux sur la jeunesse des quartiers populaires, ce qui aboutit parfois à une forme de sociologie culturaliste qui n’a que peu d’intérêt. Passer par les cas permet justement de lutter contre un tel écueil.
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VOUS DITES ALORS QUE ÇA VOUS PERMET DE PASSER DU TEMPS AVEC LES INDIVIDUS. RÉALISEZ-VOUS SEULEMENT DES ENTRETIENS OU FONT-ILS PARTIE D’UNE APPROCHE ETHNOGRAPHIQUE PLUS LARGE ?
Mon approche mobilise l’ensemble de la palette du travail ethnographique. Mais il est vrai que, dans Des capuches et des hommes, je cache un peu mon jeu méthodologique : je ne dis pas exactement comment je fais mon enquête. Je dis surtout que je pars d’une surprise : ces trois jeunes-là étaient d’anciens élèves et, en passant à l’enquête, mon regard de prof sur ces jeunes a changé. Comme je l’ai dit, en tant que prof, ils avaient beau être des « jeunes de banlieue » avec une rigueur assez éloignée des canons de l’institution, je les percevais plutôt comme des « bons ». En général, on a plutôt l’impression en tant que prof qu’on va apprendre à mieux connaître les fauteurs de trouble en dehors de l’enceinte du lycée. Ici c’est l’inverse : je m’aperçois finalement qu’au moment même où ils jouent le jeu de l’école, ils jouent aussi le jeu de la sociabilité délinquante masculine de quartier. Et là, cela questionne mes catégories de perception initiales. Il y a donc un point de départ sur ce que fait et défait l’observation participante. Je le tais dans ce livre, alors que dans Jeunesses françaises4, c’est beaucoup plus central. Les conditions d’enquête et d’observation y sont plus présentes, notamment dans le premier chapitre.
Avec Des capuches et des hommes, j’ai voulu faire un livre relativement resserré. Ce n’est pas un livre classique : j’ai voulu m’effacer et relater une parole qui me semblait importante, car très peu entendue. Il est surtout composé de retranscriptions d’entretiens, ça me semblait intéressant de laisser toute la place à cette parole, de la rendre accessible à des lecteurs en minimisant, au moins formellement, les effets de médiation. Face à un livre sur la délinquance masculine juvénile en banlieue, tout lecteur a des a priori. J’avais donc envie de le mettre en position de dialogue avec ses propres préconceptions, et je sentais que si j’en disais trop sur l’enquête ou sur moi-même, l’expérience de lecture n’aurait pas été la même. Elle aurait porté sur l’enquête, mon rapport aux jeunes, alors que je souhaitais que le lecteur s’interroge sur sa propre vision de ces jeunes-là à travers une expérience de confrontation directe. D’où le fait de ne pas trop en dire sur la relation d’enquête. Je suis conscient que c’est quelque chose que l’on peut me reprocher du point de vue de la transparence méthodologique ; mais encore une fois, je crois que ce que l’on perd d’un côté, on le gagne de l’autre.
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AVEZ-VOUS CONCILIÉ LES CASQUETTES D’ENSEIGNANT ET DE CHERCHEUR ? OU LES AVEZ-VOUS ENCHAÎNÉES ?
Il n’y a pas de formule, de protocole tout prêt. Ça s’est fait en deux temps. J’ai enseigné pendant six ans, et ce n’est que lors de ma dernière année que j’ai eu cette idée d’enquête. J’ai donc eu cinq années d’interactions dégagées de toute arrière-pensée, en tout cas d’enquêteur. J’étais prof et juste prof. Bon, évidemment, je m’intéressais à la sociologie, mais je n’étais pas orienté par un protocole d’enquête qui allait au-delà de nos interactions. Cela a été précieux pour rentrer dans l’enquête, parce que j’ai ensuite pu réfléchir sur ces années vécues en tant qu’enseignant à chaud et a posteriori. Et puis, dès l’instant où j’ai commencé à avoir ce projet d’enquête, ça s’est fait assez simplement. J’ai contacté d’anciens élèves en leur expliquant que je voulais continuer à les voir. Ce n’était pas non plus incongru de leur dire que je menais une enquête sociologique. Comme j’étais prof de SES, ça paraissait logique. Et l’entrée sur le terrain n’a pas été trop difficile, bien que ce soit, en général, la règle lors d’une enquête ethnographique. Gagner la confiance des individus prend du temps, rien n’est jamais garanti. Or, je me suis aperçu que lorsque je disais à mes anciens élèves que, en gros, je m’intéressais à eux, ils s’ouvraient assez rapidement à moi. Pourquoi ? Sans doute parce que très peu de gens s’intéressent à eux au final, enfin, d’un point de vue personnel. Les médias et les politiques s’intéressent à eux, mais en font des animaux de foire politique. Aussi, ils sont traversés par un certain nombre d’ambivalences et de contradictions qui font qu’ils ont, par moments, très peu d’interlocuteurs à qui ils peuvent confier certaines choses. Ils ne peuvent pas tout dire à leurs parents, à leurs frères et sœurs, à leurs copains et copines, ni à leurs profs, etc. Quand je suis devenu enquêteur, ils m’ont dit des choses que jamais ils ne m’auraient dites auparavant. Dans l’espace social, j’étais dans une position d’ovni qui a facilité l’enquête. Une zone d’autonomie de l’enquête s’est peu à peu créée. Quand on est prof, on a des relations plus proches avec certains élèves que d’autres, ça arrive tout le temps dans ce métier. Et les bons élèves, (pas forcément ceux qui ont des bonnes notes mais ceux avec qui on a des interactions soutenues) ne sont pas toujours les meilleurs « clients » pour l’enquête. Inversement, je me suis retrouvé avec des élèves avec qui j’avais une relation très courtoise mais pas très approfondie qui, au fur et à mesure de l’enquête, se sont complètement révélés et m’ont raconté des choses très personnelles que je n’aurais jamais imaginé oser aborder avec eux en tant qu’élèves. Ça reste de l’ethnographie, donc le protocole d’enquête et la façon dont l’interaction évolue sont assez imprévisibles. C’est au fur et à mesure que tout ça se précise, se travaille. Mais j’insiste bien sur la multiplicité des protocoles. C’est fondamental pour faire une ethnographie solide. Parce qu’on pourrait croire en lisant Des capuches et des hommes que j’ai juste posé un microphone, qu’on a parlé et puis voilà. Mais l’idée, quand on fait des entretiens prolongés, est de ne pas prendre pour argent comptant ce qu’on vous dit. J’ai aussi dû sélectionner un certain nombre de choses par rapport à d’autres, choisir d’étayer ou non, de contredire, etc. Mais ça me semblait important de leur laisser la parole en premier, même si elle ne suffit pas.
Le principal problème, au départ, c’est que quand vous êtes un prof, les élèves veulent toujours faire bonne impression. C’était difficile de faire en sorte qu’ils arrêtent de me dire qu’ils avaient tous de très bonnes notes, que ça allait très bien, etc. Parce qu’ils sont aussi tenus par un mandat : quand vous êtes un jeune d’un quartier populaire et que vous faites vos études supérieures, on vous demande de réussir. Pour ceux qui avaient des difficultés, ce n’était pas toujours évident de m’avouer qu’ils n’y arrivaient pas, qu’ils galéraient. J’ai dû en tenir compte afin que, au bout d’un moment, ils ne me considèrent plus comme leur ancien prof et qu’ils prennent conscience que je n’étais pas là pour les juger, etc. Il a fallu dépasser ça, qu’ils réalisent qu’ils ont le droit de se présenter autrement, que ce n’est pas grave, que ça ne va pas altérer notre relation et que je ne vais pas avoir une opinion négative d’eux ; ils sont très attachés à ça. Cela débouche sur une relation plus forte quand on arrive au cœur des problèmes… Les relations sont situées, et il n’y a pas de prétention à l’exhaustivité. J’en sais beaucoup plus sur les garçons que sur les filles, parce que je suis un garçon et qu’il y a une zone de connivence genrée. Il y a des choses que les garçons vont vouloir me raconter parce que je suis un bon public. Et puis il y a des sujets que je ne vais pas aborder avec certaines filles ou qu’on va mettre un certain temps à aborder parce que nos relations font que c’est… inabordable.
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VOUS PARLEZ DE FILLES ET DE GARÇONS. MAIS, DANS DES CAPUCHES ET DES HOMMES, VOUS NE PARLEZ QUE DE JEUNES HOMMES. QU’EN EST-IL DES JEUNES FEMMES ?
Des capuches et des hommes est un livre sur les garçons. L’expression « jeunes de banlieue » fait instinctivement penser à de jeunes garçons délinquants, émeutiers ou terroristes. C’est la cible du livre, qui n’est par exemple pas titré « Des voiles et des femmes ». À l’inverse, dans Jeunesses françaises, il y a presque autant de garçons que de filles. C’était intéressant de comparer les garçons et les filles parce qu’ils ne se projettent pas de la même façon à travers les études. Il y a des choses qui se jouent par rapport au genre, notamment la façon dont ils vont suivre les cours, être étudiants, parce que les stigmates ne sont pas les mêmes. Schématiquement, dans le général, les lycéennes, ont intériorisé et intégré beaucoup plus vite le sens du jeu scolaire que la majorité des garçons. Dès lors, l’entrée dans la vie étudiante ne se fait pas de la même façon et pas forcément dans les mêmes lieux. Les filles ont plus tendance, quand elles vont à l’université, à viser une université parisienne, à sortir du quartier. Ça renvoie à un rapport plus centrifuge au quartier que celui des garçons qui ont plutôt tendance à vouloir rester dans une fac de banlieue. Les zones de confort et ce que j’appelle les « aires de sécurité morale » varient. Ce nouveau livre traite donc autant des filles que des garçons, bien que les relations d’enquête soient tributaires de mon genre. Par exemple, le dernier chapitre, qui parle des relations de couple et des relations sexuelles est beaucoup plus orienté sur les garçons, pour cette raison.
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POURQUOI CES PARALLÈLES ENTRE LES TITRES DE CERTAINS DE VOS ARTICLES ET CEUX DES ROMANS DE JOHN STEINBECK ?
C’est une très belle question, merci ! Vous constaterez néanmoins qu’avec Jeunesses françaises, on est plus proche de Pierre Péan que de John Steinbeck ! (rires) Ça tient à deux choses. D’abord, je pense qu’avoir une écriture plus « littéraire » n’est pas incompatible avec l’exigence des sciences sociales. Ce sont des choses que je crois conciliables. Peut-être qu’inconsciemment j’ai voulu faire passer ce message-là. Ensuite, je suis assez touché par l’œuvre de Steinbeck. Si on regarde le contexte dans lequel il écrit, il fait une ethnographie très précieuse de son temps. Il a un certain souci pour les gens qui n’ont pas vraiment droit au chapitre, mais sans pathos, usant de ce que Pascal appelle un « esprit de finesse » et qui est nécessaire à l’ethnographe, comme le rappelle Loïc Wacquant dans ses réflexions sur « l’ethnographie de chair et de sang » aux États-Unis. Il y a également une précision dans l’écriture de Steinbeck, un sens aigu du détail ; il prend les êtres humains au sérieux et relate leurs différences avec des moyens littéraires, mais précis et rigoureux. Il éclaire le dérisoire des vies invisibles en montrant que le diable se cache toujours dans les détails. Je suis récemment tombé sur une citation de Steinbeck où il s’auto-définit comme un « pigasus » (c’est un mélange de Pégase et de cochon). Il se définit comme tel, expliquant qu’il est collé à la terre, mais qu’il aspire à voler près des étoiles. C’est une très belle définition de ce que devraient être les sciences sociales et ça me va très bien pour qualifier mon travail.
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SUR QUEL TYPE DE « QUARTIER » AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ EN PARTICULIER ET QUELLE PLACE CES ESPACES OCCUPENT-ILS DANS L’IDENTITÉ DES JEUNES ? PENSEZ-VOUS QUE LEUR TRAJECTOIRE SPATIALE SOIT EN LIEN AVEC LEUR TRAJECTOIRE SOCIALE ?
Mon enquête s’est déroulée dans le 93, dans les quartiers stigmatisés et paupérisés du nord de Paris. C’est la proche banlieue parisienne. J’ai travaillé principalement dans la zone d’Aubervilliers, Drancy, Saint-Denis, Pantin, La Courneuve, Bobigny, Stains, etc. C’est intéressant de rappeler que c’est la proche banlieue : on est à cinq kilomètres de Paris, maximum dix. Donc ce n’est pas Clichy-Montfermeil, par exemple, qui n’a pas tout à fait les mêmes problématiques en termes d’éloignement par rapport au centre. En même temps, ce sont des quartiers très stigmatisés. Il suffit de regarder le prix au mètre carré dans ces quartiers et dans ces villes pour se rendre compte que ce n’est pas des endroits où les gens ont véritablement envie de vivre, s’ils ont le choix financièrement. Cette tension est très intéressante : proche et loin à la fois.
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PROCHE SPATIALEMENT MAIS LOIN SOCIALEMENT ?
Voilà, c’est loin socialement mais, finalement, très proche géographiquement. Dans mon travail, je nomme les lieux mais je change parfois un lieu pour un autre afin de protéger l’anonymat des personnes et de m’assurer que cela ne leur porte pas préjudice, qu’elles ne puissent pas être reconnues. Mais complètement anonymiser les lieux serait artificiel, justement parce qu’ils définissent la réalité. Drancy c’est Drancy, Paris c’est Paris et La Courneuve c’est La Courneuve. Faire ses études à Sciences Po ou à La Catho, ce n’est pas pareil qu’à Paris 13 ou à Paris 8. Donc les lieux sont importants. La place de ces espaces dans la construction identitaire de ces jeunes est très forte et ils y sont attachés. D’une certaine manière, je dirais que les lieux synthétisent ce que ces jeunes doivent gérer au quotidien : la tension entre stigmate territorial, mépris de classe, illégitimité culturelle, racisme, pratique de la religion musulmane pour la plupart. Ils doivent jongler avec tout ça mais, ce qui ressort en premier, c’est l’affrontement entre banlieusard et parisien et, dès le lycée, ils se projettent par rapport à cet antagonisme.
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Par exemple, derrière le fait d’obtenir le bac, il y a cette idée qu’on acquiert un passeport pour quitter la banlieue. Mais, en même temps, la banlieue n’est pas nécessairement vécue comme un lieu où l’on vit mal. Une illustration statistique : j’ai distribué des questionnaires à des lycées entiers, et 64,5 % des élèves de l’ensemble d’un lycée de plus de 300 élèves ne souhaitent pas changer d’établissement. Donc ils sont plutôt contents d’être dans leur établissement, ça se passe plutôt bien. Mais, quand vous posez la question aux élèves « est-ce que vous aimeriez plus tard habiter là où vous habitez actuellement ? », 60 % déclarent qu’ils veulent quitter la banlieue. C’est intéressant comme hiatus. Et il y a cette idée que le diplôme est essentiellement un passeport pour en sortir et s’en sortir. De ce point de vue, regarder les demandes d’affectation post-bac qui ont lieu pendant la terminale est une mine d’informations. Sur les premières salves de demandes des élèves qui sont en train de passer le bac et qui ne savent pas encore s’ils vont l’avoir, 90 % sont des demandes pour Paris. Évidemment, ça ne va pas être réalisable en pratique. Après les conseils de classe, on tombe autour de 59 %. On a perdu 30 % après la remédiation de l’institution, qui recadre les vœux et déconseille un certain nombre de vœux « parisiens » ! Par contre, on voit comment l’identité de banlieusard est réversible et comment elle est revendiquée de différentes manières selon les trajectoires. C’est une identité qui va soit servir à se protéger, soit à se distancer des autres, qui change en permanence et qui dépend alors des trajectoires. C’est l’intérêt de passer par les trajectoires, comme je le montre dans Jeunesses françaises.
Pour schématiser, mieux ça se passe, plus on a une trajectoire idéalisée à la Jamel Debbouze, qui est sorti du quartier pour résider dans le centre du centre. Mais quand ça ne se passe pas aussi bien, les envies d’ailleurs se matérialisent autrement et on revient vers le quartier où on a ses amis auxquels on est, quoiqu’il arrive, attaché. Encore une fois, tout est toujours une question de temps. Prenons l’exemple des jeunes qui réussissent, qui passent par Sciences Po, une école d’ingénieur, une école de commerce, une classe prépa parisienne, etc. Pour eux, la problématique, quand ils commencent à traverser les frontières du périphérique mais aussi les frontières sociales, c’est d’arriver à ce que leur passé fasse sens avec leur présent ; comment ne pas trahir les leurs alors qu’objectivement ils s’en éloignent ? Il faut apprendre à maîtriser l’art de ce que j’appelle le « cheval à bascule », pour arriver à passer en permanence d’un univers à un autre. Dans la littérature, on a souvent le schéma du clivage de Pierre Bourdieu : on y est ou on n’y est pas. Cela peut être le cas au départ, mais quand on regarde les trajectoires sur le long terme, on voit comment ces jeunes-là apprennent à basculer entre des mondes sociaux différents. Un exemple très concret, dans Jeunesses françaises, avec Ryan. Il est fils d’ouvrier mais il est allé dans une école qui coûte très cher et s’est endetté, il y étudie avec ce qu’il appelle de « purs Parisiens ». Il est plutôt bon dans ce qu’il fait, ça se passe bien. Extérieurement, il donne tous les signes de la transformation : il porte un cartable en cuir, un duffle coat, change de coupe de cheveux, etc. Comme il le dit lui-même, il s’habille comme un Parisien. Mais plus il avance dans sa carrière, plus il a le besoin de revenir le soir dans le quartier. Il revient en bas des tours voir ses copains qui galèrent, qui n’étudient pas et qui vivent de petits trafics, etc. Il a le besoin d’y retourner pour donner de la cohérence à sa trajectoire. De telles trajectoires d’ascension sont assez spectaculaires, à hauteur d’homme en tout cas. On ne passe jamais d’un milieu à un autre d’un seul coup, c’est quelque chose qui est assez fantasmé. Ces trajectoires spectaculaires existent mais, le plus souvent, les individus apprennent à faire des ponts. Quand Ryan est en bas des tours, il y retourne habillé en costume, en parisien. Il n’est pas habillé comme ses copains à capuches. En revenant ainsi, d’une certaine manière, il gagne sur les deux tableaux. C’est un accoutrement qui est quand même apprécié en bas des tours parce que ça fait « boss », « parrain de la mafia », et ça lui donne une certaine aura par rapport à ses copains. Et c’est dans le même vêtement qu’il va être apprécié par ses nouveaux camarades parisiens. Voilà un exemple concret : garder le même vêtement en traversant à la fois l’espace géographique et l’espace social donne de la cohérence à sa trajectoire. Certains jeunes, au départ, ont un habit de rechange dans leur sac à dos. Ça paraît tout bête mais ça leur permet d’activer ce que j’appelle un « principe de continuité biographique », très important pour rationaliser leur changement de position.
Mais c’est aussi pouvoir adopter un « principe de coupure » pour parler comme l’anthropologue Roger Bastide : faire certaines choses avec certaines personnes et faire d’autres choses avec d’autres personnes. Quand Ryan est en bas des tours, il ne parle jamais de ses études. Il ne sait pas si ses copains ont eu le bac, le brevet ou rien. Il suppose qu’ils n’ont pas le bac parce qu’ils ne seraient pas en bas tous les soirs s’ils l’avaient ; mais, en fait, il n’en sait rien, alors qu’avec ses copains de l’école à Paris il parle tout le temps des études. Il passe également d’un registre langagier à un autre, il n’utilise pas le même vocabulaire, etc. Mais c’est une ressource sociale qui n’est pas « banlieue spécifique ». Si chacun réfléchissait à la façon dont il se comporte, je pense que tout le monde se rendrait compte assez vite que la norme est d’utiliser des registres de comportement assez différents selon les scènes sociales. Certes, il y a des individus qui vivent dans des espaces beaucoup plus homogènes que d’autres et pour qui il y a moins de coupures, mais c’est quand même quelque chose qui se fait assez régulièrement. Mais pour ces jeunes-là, ce sont des coupures plus nettes, plus franches, parce que les écarts sont plus importants. Ce principe de coupure est très important pour comprendre les phénomènes d’acculturation. Et tout ça fabrique aussi la singularité. L’assemblage de ces différents principes de continuité biographique, de coupure, de reconnaissance et de singularisation permet de comprendre finalement ce qu’est l’intégration : le cheval à bascule est relationnel et processionnel, ça se fait au quotidien. C’est douloureux, ça demande du temps, mais ça se fait.
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PEUT-ON DIRE QUE VOUS NUANCEZ LES LECTURES QUI POSTULENT QUE LA TRAJECTOIRE SPATIALE ÉVOLUE AVEC LA TRAJECTOIRE SOCIALE, VOIRE LA « SUIT » ?
En effet, il peut y avoir un côté mécanico-culturaliste dérangeant et tautologique. On retrouve souvent une hypothèse sous-jacente selon laquelle il y a une assignation à l’espace physique en fonction de la position sociale, notamment dans l’opposition Paris/banlieue. Mais la réalité est beaucoup plus complexe et nuancée. Je prends l’exemple, dans Jeunesses françaises, de Youssef. D’apparence, il a le look banlieusard : t-shirt de foot, capuche, etc. Un jour, il me dit que, très clairement, il y a une différence entre « les gens du Sud » et « nous ici » : « eux se disent tous Marseillais et nous, les banlieusards, on ne peut pas être des Parisiens ». Cette discussion a lieu dans le cadre d’une sortie culturelle au musée du Louvre, alors que je suis son prof. À ce moment-là, quand il évoque Paris, pour lui, c’est très loin. Il pense aussi au foot, lui qui ne soutient pas le PSG mais Marseille, alors qu’une grande partie de la classe, pendant les matchs de foot, chantent « Ici c’est Paris », tout banlieusards qu’ils sont. Donc, pour toutes ces raisons-là, il me dit qu’il n’est pas Parisien et qu’il ne pourra jamais l’être. Bon, si vous allez un peu vite et que vous prenez ses paroles pour argent comptant, vous avez votre petit schéma. Mais, lors d’un entretien informel, à la fin de l’année, le même Youssef parle de ses vacances au bled et parle de lui comme d’un Parisien. Je l’arrête et lui indique ma surprise. Il me répond : « il faut pas tout prendre au pied de la lettre monsieur ». Par rapport à un blédard, c’est un Parisien. Quand il part en Tunisie, tout fait de lui un demi-Tunisien : son accent français en arabe, ses fringues, la façon dont il marche, dont il parle, etc. Dans une posture où il essaye de se glorifier socialement, c’est mieux de dire qu’il habite à côté de la tour Eiffel. Il faut aussi mesurer qu’il y a un stigmate international depuis les émeutes de 2005, valable aussi en Tunisie. Vous n’allez pas dire que vous habitez à deux blocs de là où ça a brûlé. Vous dites que vous habitez à vingt minutes du Louvre, c’est quand même plus classe. Quand la famille tunisienne vient chez lui, il les emmène aux Champs-Élysées, etc. Il est parisien, parce que, de fait, en habitant la proche banlieue, il est beaucoup plus proche de Paris que ceux qui habitent à Tunis. Selon les scènes sociales, on peut se rattacher à un lieu de manières très différentes. Ainsi, quand on parle du bac, le même Youssef me dit : « les correcteurs vont voir que nos copies, ce sont des copies de banlieue et pas des copies de Parisiens », parce que, sur la scène scolaire, c’est encore autre chose…
J’ai écrit un article dans la revue Métropoles5, que je reprends un petit peu dans le livre, où je montre aussi qu’on ne peut pas parler de « Paris » comme ça de manière générale, mais qu’il faut regarder la cartographie mentale de Paris pour ces étudiants. Il y a un espace parisien qui est désiré et désirable (le « blanc Paris »), un espace qui est dénigré (le « Paris poubelle ») et aussi un espace qui est fréquenté (le « Paris quotidien »). Le « blanc Paris », c’est le Paris dans lequel on aimerait aller mais où on ne va pas aller de soi-même : Saint-Germain, le Louvre,… En tant que prof et via les sorties scolaires, j’ai pu emmener mes élèves dans des lieux où ils avaient envie de se trouver sans pour autant s’autoriser à y aller d’eux-mêmes. Quand ils sont dans ces lieux-là, ils ne s’y sentent pas très à l’aise mais, en même temps, les commentaires c’est « qu’est-ce que c’est beau, qu’est-ce que c’est blanc, qu’est-ce que c’est propre ! ». On reste dans l’ombre du désirable. Il y a également un Paris fréquenté, le « Paris quotidien ». Ces jeunes, parce qu’ils habitent en banlieue proche de Paris, s’y rendent très fréquemment. Il y a des raisons socio-spatiales qui expliquent très bien en quoi c’est intéressant d’aller aux Halles plutôt qu’au centre commercial de Paris-Nord 2, par exemple. Et dans le même temps, il y a tout un discours négatif tenu sur une certaine partie de la capitale, comme le 18e ou le 19e. On y retrouve tous les stéréotypes associés à la banlieue : ça pue, c’est crade, on va se faire dévaliser, etc. C’est une façon de retourner le stigmate et de requalifier la banlieue puisque, fondamentalement, ils s’y sentent plutôt bien. Et il n’y a rien de plus fort pour requalifier la banlieue que de déqualifier Paris. Donc, là encore, avoir une cartographie plus nuancée de ces espaces permet de voir les choses de façon un peu moins schématique. C’est une cartographie qui se fixe au moment du lycée, mais qui n’est pas figée. C’est ce que je montre aussi dans Jeunesses françaises. Pendant sept ans, j’ai vu l’évolution de cette cartographie, comment certains jeunes apprennent progressivement à se sentir bien dans le « blanc Paris », par exemple. En général, ça prend trois ou quatre ans, c’est, banalement, une histoire de socialisation.
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VOUS DITES QUE CES JEUNES FURENT ET SONT ENCORE VICTIMES D’UN STIGMATE TERRITORIAL. QUELLES FORMES PREND-IL ?
De nouveau, ça dépend des configurations. Prenons le cas des filles qui vont étudier à Paris. Très vite, elles sentent qu’elles ne peuvent pas dire d’où elles viennent parce qu’elles perçoivent très bien que, si elles disent qu’elles viennent de banlieue, elles vont se mettre en marge par rapport à leurs nouveaux camarades. Longtemps, elles ne disent pas d’où elles viennent. Au départ, ce stigmate territorial est assez facile à cacher parce que la plupart de leurs camarades ne pensent pas que quelqu’un qui vient de banlieue puisse être dans leur classe. Ce qui les trahit souvent, c’est le métro pour rentrer chez elles, puisque les autres étudiants leur demandent jusqu’à quelle station elles vont. Là il y a une révélation, qui n’est pas préparée. Très souvent, ça débouche sur « comment ça, tu viens de banlieue ? ». Par exemple, Aysha a très souvent entendu une phrase qui, je trouve, est très révélatrice. Au bout d’un moment, elle arrive à trouver sa place en classe prépa dans le 6e arrondissement et entend alors souvent dans la bouche de ses nouveaux camarades : « pour une fille de banlieue, tu en sais des choses ».
Il faut dire aussi que c’est plus difficile pour les filles « bonnes élèves » de gérer la question du stigmate territorial que pour les garçons. Il y a une dimension genrée assez importante dans l’expérience du stigmate territorial de ces étudiants qui ont obtenu le bac et qui sont plutôt dans une trajectoire de réussite. Les garçons ont eu l’habitude de faire face à ce stigmate territorial, notamment par les contrôles de police récurrents. Ils ont donc une expérience de la gestion de ce stigmate-là et sont rompus à un certain nombre de tactiques de retournement, d’affrontement ou d’évitement. À l’inverse, les filles, notamment celles au profil de bonnes élèves, se sont beaucoup plus vite extraites de la banlieue, en tout cas à l’intérieur de la sphère scolaire, notamment par les vêtements. Vous aurez beaucoup plus de garçons que de filles à capuches, même chez les élèves qui ont les meilleures notes. Les filles qui ont les meilleures notes s’habillent souvent, comme elles disent, « à la française », et, leurs notes finissent de valider le tout. Quant aux contrôles de police, elles y sont nettement moins soumises, surtout si elles s’habillent « à la française ». Dès lors, quand elles sont confrontées au stigmate territorial, notamment par des remarques désobligeantes sur l’endroit où elles habitent, ça devient très violent pour elles parce que ça remet en cause la façon dont elles se voient. Pour elles, cette histoire de banlieue était réglée. C’était d’autant plus réglé qu’elles se sont intégrées à des filières d’élite qui valident cette intégration. D’un seul coup, elles sont victimes de ces propos, parfois islamophobes, et elles n’ont pas les ressources pour y faire face, faute d’expérience et de préparation. Ça conduit à des situations douloureuses, surtout les premiers mois et les premières années.
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VOUS POSTULEZ QU’IL EST NÉCESSAIRE DE CONSIDÉRER LES JEUNES DE BANLIEUE AVANT TOUT COMME DES ADOLESCENTS, DES HOMMES ET FEMMES EN DEVENIR. QUE POUVEZ-VOUS OBSERVER DE LA TRAJECTOIRE DES INDIVIDUS POUR LA PÉRIODE ENTRE 2005 ET 2015 QUI CORRESPOND PLUS OU MOINS À VOTRE PÉRIODE D’OBSERVATION ? ET EN QUOI L’ÉMEUTE EST-ELLE UN ÉVÈNEMENT BIOGRAPHIQUE « PARTICULIÈREMENT MARQUANT ET STRUCTURANT », COMME VOUS LE DITES ?
Jeunesses françaises commence avec les émeutes et s’achève maintenant. Tout commence en 2005 quand je suis nommé enseignant. Un mois après se déclenchent les émeutes et je me retrouve, sans l’avoir cherché, aux premières loges. Et j’ai terminé l’enquête pour le livre après les attentats du 7 et du 8 janvier. Ce sont deux évènements très forts qui impactent la vie de ces jeunes puisque ça complique la façon dont ils se sentent perçus par l’extérieur. Je fais de la sociologie relationnelle. Il n’y a pas la banlieue d’un côté et ceux qui n’y vivent pas de l’autre, mais la banlieue en relation avec ceux qui n’y vivent pas. En se donnant le temps, sur une dizaine d’années, on observe aussi des choses relativement douces et tranquilles. J’utilise ces termes à dessein, au contraire de l’explosion d’une émeute ou d’un attentat, qui sont des choses instantanées, des éruptions. Mais s’il y a des éruptions, c’est parce qu’il y a des mécanismes beaucoup plus profonds, beaucoup plus lents, qui les font advenir. En fin de compte, il n’y en a pas tant que ça, et je pèse mes mots : ce sont des évènements assez sporadiques. Si vous regardez l’ensemble de la jeunesse des quartiers populaires, il n’y a pas tant d’émeutes ni d’actes terroristes que ça. C’est un fait que l’on pourrait quantifier aisément. L’idée était de prendre ces deux jalons sur dix ans et de montrer la face cachée qui permet de comprendre à la fois « les raisons de la colère » mais également pourquoi « l’intégration » – c’est un terme que j’aime assez peu – se fait avec peine et difficultés. En effet, c’est douloureux, c’est compliqué, ça prend du temps. Ce sont des trajectoires étudiantes qui prennent beaucoup plus de temps que les trajectoires rectilignes, normées. On hésite, on redouble, on ne réussit pas complètement ses études et puis viennent des petits boulots, puis un boulot un peu plus stable, etc. Ça prend sept-huit ans, mais ça se fait quand même. L’étude des trajectoires sur un temps long permet de voir des choses masquées par les évènements les plus marquants.
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VOUS AVEZ ÉCRIT UN ARTICLE SUR LES ÉMEUTES. COMMENT SONT-ELLES VÉCUES PAR LES JEUNES QUI Y PARTICIPENT ? QUEL SOUVENIR EN GARDENT-T-ILS ? ET COMMENT VONT-ILS RÉTROSPECTIVEMENT DONNER UN SENS À CES ÉVÈNEMENTS ?
Là aussi il y a un intérêt à passer par un cas. Cet article-là porte sur Eliott, un adolescent qui y a participé assez activement. Il y aurait beaucoup à dire mais je vais insister sur quelques points.
D’abord, c’est une expérience qui est presque métaphysique puisqu’elle réactive quelque chose de l’ordre de la vie et de la mort, qu’elle soit fantasmée ou réelle. L’expérience de la « petite mort » est quelque chose qui est très important dans le rapport de ces jeunes à la police. En effet, pour les garçons, le rapport à la police est très conflictuel et le risque d’y laisser sa peau est toujours verbalisé. En France, les bavures sont assez rares, pas comme aux États-Unis où elles sont beaucoup plus fréquentes. C’est rare mais ça existe quand même de manière suffisamment récurrente pour que cela soit inscrit très fort dans la tête des jeunes. Beaucoup de jeunes connaissent de près ou de loin quelqu’un pour qui ça s’est mal passé. Dans les quartiers dans lesquels j’ai travaillé, il y a toujours une histoire d’un frère, d’un ami, d’un cousin, etc. Et ça fait écho aux nuances de gris d’une expérience dégradante, à savoir l’humiliation de vous faire contrôler et demander votre identité quand vous êtes en bas de chez vous et que votre mère vous voit de la fenêtre de l’appartement. Dans le contrôle d’identité, tu dois prouver qui tu es et pourquoi tu es là où tu es… alors que tu es chez toi. Quand tu es un adolescent, sa répétition est quand même très violente. Je pense que la plupart des lecteurs n’ont pas une expérience très régulière du contrôle d’identité policier, mais c’est très désagréable et si vous en faites une fois l’expérience, vous vous en souvenez. Être contrôlé, c’est toujours être un peu coupable. Alors, quand c’est quasi quotidien, quand c’est le cas trois ou quatre fois par semaine chez vous et que vous êtes un ado en train de vous construire, ça laisse des marques… C’est ça qu’il faut bien comprendre : les adolescents sont en train de se construire et on leur demande de se justifier. Et cela renvoie aussi en sous-main à la généalogie d’un passé familial douloureux et à l’histoire coloniale. Une émeute commence toujours par une bavure policière, ce n’est pas un hasard.
Il y a aussi la socialisation politique de la part de ces jeunes qui se fait à travers une opposition à la police comme représentant de l’État. Ce n’est pas un hasard si Eliott se dit anarchiste quand il parle politique parce que, pour lui, l’État c’est les flics. Or les émeutes sont également une révolte contre les institutions publiques qui amène à brûler de nombreux bâtiments publics. C’est une socialisation qui se fait par le conflit et non par la coopération. Il y a une politique des émeutes, en plus d’une métaphysique des émeutes.
Un autre élément, et je pense qu’il faut le souligner, c’est que les émeutes, pour ces garçons, sont un moment de fun, de plaisir, de célébration collective. Il y a aussi du plaisir, c’est-à-dire qu’on rigole en groupe, notamment des ratés. Un copain d’Eliott essaye de brûler une bagnole et n’y arrive pas parce que, ce n’est pas si facile que ça, il faut les compétences, ça s’apprend, c’est de la socialisation. Il y a un jeu du chat et de la souris avec les policiers. Ce qui était le plus excitant pour les émeutiers, plus que de voir les voitures brûler, c’était d’attendre que les flics et les pompiers arrivent, c’est ça qui est le plus drôle. Parce qu’on inverse les rôles : le policier ne vient plus vous contrôler sûr de lui, mais vient, apeuré, éteindre un incendie que vous avez allumé. C’est une façon d’inverser l’ordre de l’interaction. C’est inconscient mais ça plaît beaucoup aux jeunes parce qu’ils reprennent le contrôle, ce ne sont plus eux qui courent mais les policiers et les pompiers.
Enfin, il y a aussi de la transfiguration : ces images de feu, de l’insurrection, qui tournaient en boucle ont fait prendre conscience à ces jeunes-là qu’ils pouvaient influencer le réel. Ces jeunes, qui sont quand même privés de perspectives, se rendent soudain compte qu’ils sont puissants. Normalement, quand on fait une connerie, quand on vole quelque chose, si on se retrouve dans le journal le lendemain, c’est la honte parce que cela veut dire qu’on s’est fait prendre. Le but du jeu, si vous commettez un acte délictueux, c’est d’être incognito. Or là, c’était très différent : le but était de se retrouver dans le journal. Il y a donc un rapport qui tient de l’ordre de la visibilité pour des jeunes qui sont très visibles dans le discours politique mais invisibles en tant qu’acteurs et générateurs d’actions. Quand vous allumez un feu, que tout le monde veut l’éteindre et que tout le monde parle de vous, c’est vous qui avez initié le mouvement, même si c’est éphémère et que ça pose d’autres problèmes par la suite.
Ce n’était pas que du vandalisme pur. Il y avait quelque chose de l’ordre du message politique, même s’il n’était pas articulé de manière claire. Lorsqu’Eliott répond à mes questions dix ans après, on voit très bien la portée politique du discours, avec des références politiques qui sont très surprenantes et un peu contradictoires, vu qu’il cite à la fois des anarchistes et Che Guevara. Il a le sentiment qu’en participant aux émeutes, il dit non à l’ordre, en tout cas à une certaine forme d’ordre politique. J’insiste parce que quand on compare leur participation aux émeutes et aux manifestations anti-CPE qui ont eu lieu un an après, elles n’ont pas la même valeur pour les jeunes qui ont participé aux deux. Par contre, c’est vrai que, dix ans après, non seulement politiquement les choses n’ont pas tellement changé mais elles ont plutôt empiré et il y a un manque de perspective criant. Le cas d’Eliott est intéressant parce que, du coup, on réalise aussi comment il y a des jeunes émeutiers qui, dix ans après, sont dans la vie active, travaillent et sont, d’un certain point de vue, très conformistes et conventionnels. Du coup, ça permet aussi de mieux comprendre la dimension sociale et sociologique d’une participation à l’émeute plutôt que d’analyser cela sous le seul angle de l’éruption sauvage.
ENTRETIEN RÉALISÉ EN JUILLET 2015 PAR LIONEL FRANCOU ET ALEXIS CRETEN
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Lionel Francou est doctorant en sociologie au CriDIS (Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité), Université catholique de Louvain.
Alexis Creten est étudiant en master de sociologie à l’Université libre de Bruxelles.
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Illustration de couverture : « Riot », Paris (F. Truong, 2014).
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- Truong F., 2013, Des capuches et des hommes. Trajectoires de « jeunes de banlieue », Paris, Buchet-Chastel, 248 p. [↩]
- Truong F., 2015, « Retour sur les raisons de la colère. La mort, les « conneries » et la haine, dix ans après », Agora débats/jeunesses, n° 70, 95-109. [↩]
- Mohammed M. (dir.), 2012, Les sorties de délinquance. Théories, méthodes, enquêtes, Paris, La Découverte, 391 p. [↩]
- Truong F., 2015, Jeunesses françaises. Bac +5 made in banlieue, Paris, La Découverte, 282 p. [↩]
- Truong F., 2012, « Au-delà et en deçà du Périphérique », Métropoles, n° 11. [↩]