#7 / Entretien : Quand les étudiant-e-s de Seine-Saint-Denis investiguent les beaux quartiers : de l’exotisme à portée de métro à une enquête sur les inégalités sociales

Entretien avec Nicolas Jounin, réalisé par Flaminia Paddeu

 


L’entretien au format PDF


Nicolas Jounin, sociologue, a enseigné pendant sept ans à l’université Paris-8-Saint-Denis. Il est l’auteur, à La Découverte, de Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment (Poche 2009), et, avec Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et Lucie Tourette, de On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans papiers : une aventure inédite (2011).

COMMENT EST NÉ LE PRINCIPE À L’ORIGINE DE VOYAGE DE CLASSES, CELUI DE FAIRE ENQUÊTER DES ÉTUDIANTS DE SEINE-SAINT-DENIS DANS LES BEAUX QUARTIERS PARISIENS ? Y’A-T-IL À L’ORIGINE UN INTÉRÊT DE VOTRE PART POUR LES QUARTIERS BOURGEOIS OU ÉTAIT-CE UN PRÉTEXTE POUR « INVERSER LE SENS DE L’ÉTONNEMENT » ET « DÉPASSER L’EXOTISME » DANS LE RAPPORT ENTRE DEUX MILIEUX CONSIDÉRÉS COMME ÉTRANGERS ?

1. Voyages de Classes (Jounin, 2016)

1. Voyages de Classes (Jounin, 2016)

Nicolas Jounin : C’est effectivement un prétexte pour initier des étudiant-e-s1 à l’enquête sociologique, à partir d’une enquête « par dépaysement », pour reprendre l’expression de Stéphane Beaud et Florence Weber, qui la distinguent de l’enquête « par distanciation », réalisée dans un environnement familier (1997). Le pari était que ce dépaysement provoquerait une série d’étonnements qui seraient l’aiguillon d’une volonté de savoir, d’un désir de rendre plus intelligible ce monde, pour soi-même comme pour les autres. En disant « ce monde », je pense au monde très particulier de la haute bourgeoisie parisienne, des commerces de vêtements de luxe ou des établissements d’hôtellerie-restauration chers et prestigieux ; mais je pense en même temps à notre monde commun (quoique inégalitaire et ségrégué) qui est constitué, indissociablement, par ce sous-monde spécifique de la bourgeoisie et par ceux des autres êtres humains, notamment les habitants et étudiants de Seine-Saint-Denis. Si l’étude des quartiers bourgeois est un prétexte à l’enquête, c’est aussi plus précisément un prétexte à l’enquête sur les inégalités sociales.

Au-delà, ou en deçà de ces intentions, il y a aussi un nécessaire pragmatisme : mon travail consistait à présenter à de tout nouveaux étudiants de sociologie, de premier semestre de première année, les méthodes d’enquête en sociologie. Préférant une enquête « par dépaysement » mais tributaire des moyens limités alloués à une université comme Paris 8 (en regard par exemple de ceux dont bénéficient Sciences po Paris ou l’École normale supérieure), il fallait trouver l’« exotisme » à portée de métro. Il me semblait qu’il n’y avait pas plus dépaysant dans notre environnement proche.

À PREMIÈRE VUE, UN CERTAIN NOMBRE DE « CURIOSITÉS LOCALES » APPARAISSENT COMMENT CARACTÉRISTIQUES DES QUARTIERS ÉTUDIÉS DU 8ÈME ARRONDISSEMENT – LE TRIANGLE D’OR, ÉLYSÉES-MADELEINE, MONCEAU –, TELLES QUE LA PRÉSENCE DE PALACES, DE BOUTIQUES DE LUXE, DE VOITURES DE MARQUE ET DE VOITURIERS… UNE DES ÉTUDIANTES QUALIFIE UNE BOUTIQUE DE LUXE DE « BLING-BLING », L’ASSIMILANT À CE QUI EST DE L’ORDRE DE L’« EXTRAORDINAIRE », DU « SPECTACULAIRE » OU DE L’« EXCESSIF » (P. 23). LE « BLING-BLING » EST-IL L’UNE DES FORMES CONTEMPORAINES QUE PREND LA RICHESSE AUJOURD’HUI DANS CES QUARTIERS ? COMMENT INTERPRÉTER LE CARACTÈRE TAPAGEUR ET OSTENTATOIRE DE LA MISE EN SCÈNE DE LA RICHESSE ?

C’est dans les débuts surtout que les étudiant-e-s utilisent ce genre de vocabulaire, qui communique davantage leur ressenti (provoqué par la rencontre entre leurs dispositions socialement formées et ce décor fabriqué pour d’autres qu’eux) qu’une description précise et circonstanciée des lieux. Au fur et à mesure, l’enjeu du cours et de l’enquête est de produire des descriptions plus objectives, dont l’expression initiale des émotions n’est qu’un premier marche-pied. Ce seront par exemple des descriptions de l’espace, en comparant la taille des rayons dans une boutique de vêtements rue de la République à Saint-Denis et à Chanel avenue Montaigne.

De la même manière, bien qu’elle soit évocatrice, je ne suis pas sûr que l’expression « bling-bling » ait un contenu bien clair. Au cours de sa brève histoire, elle a d’abord désigné une exhibition de la richesse par des artistes de hip-hop, c’est-à-dire incarnant des figures de riches parvenus plutôt qu’héritiers. Par contraste, la haute et ancienne bourgeoisie se caractériserait par une distinction discrète, comme dans cette description d’une jeune femme par Béatrix Le Wita dans les années 1980 (1988), montrant qu’au milieu d’une tenue sobre il suffit d’un seul accessoire, en particulier d’un seul bijou de grande valeur, pour marquer l’appartenance de classe.

Pour autant, cela fait déjà longtemps qu’existent les boutiques de luxe de l’avenue Montaigne ou de la rue du faubourg Saint-Honoré, et qu’elles mettent en scène la richesse par le type et le prix des produits vendus, comme par leur consommation d’espace et d’énergies humaines. Si l’on retrouve souvent une dénégation de la vocation commerciale de ces boutiques (par l’escamotage des prix ou le confinement des opérations de paiement), c’est parce qu’on exhibe, davantage que l’argent, le pouvoir auquel il donne accès : pouvoir d’occuper des mètres carrés parmi les plus chers au monde, et même de les « gaspiller », avec un ratio nombre de produits exposés / superficie particulièrement bas pour des boutiques de vêtements ; pouvoir de recourir à la force de travail de nombreux vendeurs et vigiles qui font, à la place des bénéficiaires, des gestes que la plupart des gens réalisent par eux-mêmes (comme ouvrir la porte d’un magasin). De plus, ils le font avec des gestes mesurés, appris, répétés, distincts de ceux des vendeurs d’autres magasins : cela montre alors que leurs bénéficiaires peuvent non seulement se payer leur temps de travail direct, mais aussi leur temps de formation. Comme le disait le sociologue étatsunien Thorstein Veblen dès la fin du 19è siècle, « la première utilité des serviteurs est de témoigner que leur maître peut payer » (1899). Cette référence ancienne suggère que la logique distinctive et ostentatoire des classes supérieures n’est pas quelque chose de nouveau.

D’OÙ VIENT L’EXPRESSION DE « TRIANGLE D’OR », QUI DÉSIGNE CE QUARTIER DÉLIMITÉ PAR LES AVENUES DES CHAMPS ÉLYSÉES, MONTAIGNE ET GEORGE V ? QUELS SONT LES ACTEURS QUI CHERCHENT À PROMOUVOIR LES QUARTIERS DU 8ÈME ARRONDISSEMENT ?

D’après les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1992), ce sont les promoteurs et marchands de biens qui ont d’abord imposé cette expression, avec suffisamment de succès pour qu’elle devienne une dénomination administrative du quartier se trouvant au sud de l’avenue des Champs-Élysées. Il y a traditionnellement une alliance entre des acteurs économiques (notamment les associations de commerçants, comme le comité Montaigne), des regroupements de riverains (par exemple dans les comités de quartier) et les pouvoirs publics (préfecture et municipalité) pour conserver à ces quartiers un visage spécifique. Par exemple, en 2011, le commissaire du 8ème arrondissement s’est personnellement déplacé dans le comité de quartier du Triangle d’or pour défendre son bilan (10 000 évictions de mendiants supposés roms au cours de l’année écoulée). Nombre d’acteurs du 8ème d’arrondissement s’estiment néanmoins lésés depuis que la mairie de Paris est dirigée par le Parti socialiste – seule la mairie d’arrondissement les soutiendrait fidèlement. Par ailleurs, les hiérarchies, rivalités et dissensions internes font que les intérêts ne convergent pas toujours : le comité de l’avenue Montaigne verrait comme une dégradation de s’associer ostensiblement à celui des Champs-Élysées.

2. La Maison Dassault (Jounin, 2015)

2. La Maison Dassault (Jounin, 2015)

LE FOUQUET’S, OÙ SARKOZY FÊTE SA VICTOIRE PRÉSIDENTIELLE LE 6 MAI 2007, DEVIENT L’UN DES EMBLÈMES D’UN PRÉSIDENT JUGÉ PAR CERTAINS COMME « BLING-BLING ». MAIS LE 8ÈME ARRONDISSEMENT EST AUSSI LE QUARTIER DES CERCLES LES PLUS PRESTIGIEUX, COMME LE CERCLE DE L’UNION INTERALLIÉE, LE JOCKEY, LE POLO, LE CERCLE DU BOIS DE BOULOGNE, L’AUTOMOBILE CLUB DE FRANCE, OÙ L’OPULENCE EST SÉLECTIVE, HIÉRARCHISÉE, PRIVATISÉE ET CODIFIÉE. LE 8ÈME ARRONDISSEMENT EST-IL UN QUARTIER OÙ LA RICHESSE S’EXHIBE PARTICULIÈREMENT ?

Une partie de ces cercles se trouve effectivement dans le 8ème arrondissement. Toutefois, alors que le Fouquet’s est très visible (et ouvert à peu près à n’importe qui peut se payer ses tarifs), les cercles renferment un luxe beaucoup plus discret, réservé aux initiés. Le Cercle de l’Union interalliée se situe par exemple dans un hôtel particulier parallèle et similaire au palais de l’Élysée, doté d’un vaste jardin, d’un spa, d’un fumoir, d’un restaurant, d’un salon de thé, et de salons luxueux accueillant diverses manifestations. Mais lorsqu’on passe devant, on ne sait pas ce que renferme cet hôtel particulier. Une telle discrétion correspond au mode d’incorporation des membres du Cercle, qui ne peuvent en être que par cooptation. C’est un lieu qui concentre ainsi des hauts responsables de différents secteurs (entreprises, banques, administration, politique, armée, avocats d’affaires…). Si Nicolas Sarkozy y avait fêté sa victoire, cela aurait peut-être été moins perçu comme « bling-bling », et pourtant l’alliance avec la classe dominante aurait été encore plus manifeste.

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EN BROSSANT LE PORTRAIT DES QUARTIERS ÉTUDIÉS, VOUS EN RAPPELEZ AUSSI QUELQUES CARACTÉRISTIQUES MOINS CONNUES, TELLES QUE LA QUASI-ABSENCE DE SANISETTES PUBLIQUES OU DE BOULANGERIES, ET GLOBALEMENT DE COMMERCES ET SERVICES DE PROXIMITÉ. QUEL EST L’INTÉRÊT D’ÉTUDIER LES BEAUX QUARTIERS PAR LEURS CARACTÉRISTIQUES « ORDINAIRES » ? COMMENT LES HABITANTS RÉAGISSENT-ILS À CES « MANQUES », EST-CE SEULEMENT LE MARQUEUR D’UN CERTAIN STANDING OU EST-CE SOURCE DE PROBLÈMES ET DE REVENDICATIONS ?

La sanisette et la boulangerie ne sont pas des commodités équivalentes. La première s’adresse principalement à ceux qui n’ont pas de logement, d’hébergement, ou les moyens d’accéder aux sanitaires des cafés et restaurants. L’absence de sanisettes, en tant qu’elle crée un environnement hostile aux SDF, peut donc être vue comme une maîtrise des habitants et acteurs économiques du quartier sur leur espace, dont ils veulent préserver l’image prestigieuse.

En revanche, la pénurie de boulangeries signale plutôt le conflit latent entre habitants et acteurs économiques. Dans la deuxième moitié du 19è siècle, c’est la bourgeoisie qui a fait construire, à son usage, l’essentiel du 8ème arrondissement. D’emblée, la zone est donc prestigieuse et attractive, du fait de l’honneur social attaché à ses habitants et de la captation de richesses dont ils sont bénéficiaires. C’est pourquoi des commerces de luxe s’y installent, ainsi que des têtes d’administrations, des sièges sociaux d’entreprises, des professions libérales… Même fortunées, les familles du cru résistent difficilement à cette emprise croissante d’acteurs institutionnels sur les locaux du quartier. Au fur et à mesure des ventes et des héritages, elles sont repoussées vers l’ouest de Paris et les Hauts-de-Seine. Depuis cinquante ans, le 8ème arrondissement a perdu plus de la moitié de ses habitants. Il y a quatre fois plus de gens qui viennent y travailler que de gens qui y habitent, si bien que les sandwicheries industrielles y tiennent plus de place que les boulangeries traditionnelles.

VOUS RAPPELEZ QUE DANS LE 8ÈME ARRONDISSEMENT, DES POPULATIONS TRÈS RICHES COEXISTENT DE FAIT AVEC D’AUTRES BEAUCOUP PLUS PRÉCAIRES, TELLES QUE LE PERSONNEL DE MAISON, VOIRE DES SANS-PAPIERS. CE PHÉNOMÈNE ÉVOQUE NOTAMMENT LES PRÉDICTIONS FAITES PAR SASKIA SASSEN DANS THE GLOBAL CITY (1991), POUR QUI LES VILLES GLOBALES SERAIENT CARACTÉRISÉES PAR UNE STRUCTURE SOCIO-ÉCONOMIQUE « EN SABLIER », DOMINÉE PAR LES PLUS RICHES ET CEUX QUI LES SERVENT. COMMENT SE PASSE CETTE « COEXISTENCE » ? COMMENT EXPLIQUER QUE CES POPULATIONS SUBALTERNES PUISSENT ENCORE RÉSIDER DANS LES BEAUX QUARTIERS, ET QU’ELLES N’EN AIENT PAS ENCORE ÉTÉ CHASSÉES PAR L’INFLATION DES PRIX IMMOBILIERS ?

Effectivement, les inégalités de revenu apparaissent très importantes parmi les habitants du 8ème arrondissement : les 10 % les plus riches gagnent au moins 13 fois plus que les 10 % les plus pauvres. Les inégalités de patrimoine sont sans doute encore plus abyssales, mais les données ne sont pas disponibles.

Là encore, cette coexistence de catégories sociales dominantes et subalternes préexiste aux analyses sur la « ville globale ». L’architecture haussmannienne, avec les « chambres de bonne » au dernier étage, programmait une mixité sociale où les classes populaires n’étaient pas seulement moins favorisées mais subalternes, c’est-à-dire que leur présence était principalement conditionnée par leur travail de soutien au mode de vie bourgeois (domestiques, concierges…). En raison de leur inconfort, ces logements ont longtemps conservé des loyers bas (car réglementés par la loi de 1948, Paris ayant toujours maintenu une proportion de logements correspondant aux critères de cette loi supérieure au reste de la France). Si des employées de maison ou des nounous résident encore dans certains de ces logements, ils sont également occupés par des étudiants ou des actifs, plus ou moins jeunes.

Cette coexistence est donc ancienne, et elle ne remet pas en cause l’hégémonie du mode de vie bourgeois. Davantage encore que les classes populaires des quartiers populaires, celles des quartiers bourgeois sont invisibilisées dans les institutions et formes de représentation locales. Un exemple d’intégration subordonnée est donné par l’église Saint-Pierre-de-Chaillot qui jouxte le Triangle d’or : les messes en français ont lieu dans l’église, tandis que des messes en espagnol – les Espagnoles sont historiquement très nombreuses parmi les concierges du quartier – se tiennent dans la crypte.

Il me semble que les analyses sur la ville globale renvoient au fait que les grandes agglomérations comme Londres ou Paris se sont fortement désindustrialisées au profit de la croissance d’activités de services, certains hautement valorisés, et d’autres subalternes, avec une polarisation de la structure sociale. Au fond, c’est l’idée que l’ensemble de l’agglomération ressemblerait de plus en plus à ce que le 8ème arrondissement est déjà depuis longtemps.

VOUS MONTREZ BIEN L’EXISTENCE D’UNE LUTTE DES CLASSES À L’INTÉRIEUR MÊME DE LA CLASSE BOURGEOISE, ET DONC AU SEIN DES BEAUX QUARTIERS. VOUS ÉVOQUEZ DES « NUANCES DE LUXE » (P. 163), INVISIBLES AU PREMIER ABORD QUAND ON VIENT DE ST-DENIS, BOBIGNY OU ÉPINAY, ET MÊME DES AUTRES ARRONDISSEMENTS PARISIENS. PAR QUELS MARQUEURS CES NUANCES SONT-ELLES PERCEPTIBLES DANS LES PRATIQUES, LES DISCOURS OU LES PAYSAGES URBAINS ?

Cette lutte pour l’incarnation de l’excellence sociale oscille entre, d’un côté, des rivalités qui opposent des individus qui se pensent néanmoins comme plus ou moins équivalents – sinon il n’y aurait pas de rivalité – et, de l’autre, des assignations statutaires fabriquant des catégories de population perçues comme étanches et hiérarchisées.

Pour les étudiants de Seine-Saint-Denis, comme pour moi au demeurant, les rivalités internes traduisent des préoccupations lointaines et étranges : elles s’expriment par exemple par la frustration d’une mère de famille qui n’a pour ses enfants qu’une jeune fille au pair, quand ses voisins ont des domestiques et des orchestres pour les anniversaires ; ou dans le refus poli de la mésalliance qu’oppose le comité Montaigne aux commerçants de l’avenue George V.

Nous n’avons pas été moins surpris par la force de certaines assignations statutaires, notamment de sexe. Ainsi, dans les cercles évoqués plus haut, le sexisme n’est pas seulement manifeste, il est codifié, jusque dans des statuts qui prévoient, pour les plus conservateurs, l’exclusion pure et simple des femmes (qui n’ont droit qu’à un « comité des épouses »), et, pour les plus progressistes comme le Cercle de l’Union interalliée, leur inclusion mais sans droit de vote et d’éligibilité. Habitués à entendre de toutes parts que le sexisme le plus rétrograde serait l’apanage des banlieues dont ils viennent, les étudiant-e-s faisaient une double découverte : la puissance du sexisme au sein des classes dominantes ; et le double standard qui préside à l’interprétation de leurs existences et de celles des familiers des cercles, dont la culture sexiste est bien moins souvent sous le feu des projecteurs.

DANS VOYAGE EN GRANDE BOURGEOISIE, JOURNAL D’ENQUÊTE (1997), LES PINÇON-CHARLOT ÉVOQUAIENT LES SOUPÇONS DONT L’INTÉRÊT POUR LES RICHES FAISAIT L’OBJET, VU COMME UN « OBJET ILLÉGITIME ». LA MANIÈRE DONT LES TRAVAUX SUR LES RICHES SONT PERÇUS PARMI LES SOCIOLOGUES ET DANS LES AUTRES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES A-T-ELLE SELON VOUS ÉVOLUÉ AUJOURD’HUI ? Y’A-T-IL EN FRANCE UN CHAMP STRUCTURÉ DE CHERCHEURS TRAVAILLANT SUR LES LIEUX, PRATIQUES, ACTEURS DE LA RICHESSE ? EST-CE UN COURANT « CRITIQUE » ?

Je ne suis pas un spécialiste de ce champ, puisque mes recherches n’y participent pas. Les quartiers et la classe bourgeoise n’étaient qu’un prétexte à un enseignement et une réflexion sur l’enquête de terrain. Mais il me semble que les enquêtes sont de plus en plus nombreuses, qui étudient la classe dirigeante en tant qu’elle exerce son pouvoir de direction. Différents acteurs du « champ du pouvoir » (dans l’administration, les entreprises, la finance ou les organismes qui les conseillent), pour parler comme Bourdieu, sont ainsi étudiés : leurs origines sociales, leurs réseaux, la généalogie de leurs décisions et la logique de leurs positionnements sont de mieux en mieux éclairés. Mais il me semble que la vie privée de la bourgeoisie, les formes les plus intimes de la reproduction de classe (à travers les alliances matrimoniales, l’éducation des rejetons, etc.), font l’objet de recherches limitées. Les Pinçon-Charlot apparaissent donc comme une référence incontournable et qui reste plutôt isolée.

Leur exemple montre également que si, dans le milieu académique, cet objet a pu apparaître un temps comme illégitime, il retient en revanche l’attention du public. À une échelle plus petite, j’ai pu constater moi-même un grand écart entre la réception publique d’un précédent livre que j’ai co-écrit sur les grèves de travailleurs sans papiers, à la diffusion particulièrement restreinte, et Voyage de classes. On peut penser que l’intérêt pour ce type d’ouvrages n’est pas lié qu’à la rareté des études sur la bourgeoisie, mais aussi à la valeur attribuée à la position occupée par les protagonistes de ces ouvrages et à la fascination qu’elle induit.

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MÉTHODOLOGIQUEMENT, VOUS AVEZ SOUVENT FAVORISÉ LA PRATIQUE ETHNOMÉTHODOLOGIQUE DU « BREACHING », SOIT LE FAIT DE PERTURBER LA ROUTINE HABITUELLE POUR FAIRE RESSORTIR SES MÉCANISMES ALLANTS DE SOI, PLUTÔT QU’UNE STRATÉGIE DE RÉDUCTION DE LA DISTANCE ENTRE ENQUÊTEUR(S) ET ENQUÊTÉ(ES), PERMETTANT SOUVENT D’OBSERVER, D’OBTENIR DES INFORMATIONS OU DE RECUEILLIR LA PAROLE. COMMENT AVEZ-VOUS RÉALISÉ VOS CHOIX MÉTHODOLOGIQUES ET COMMENT ONT-ILS PU INFLUER SUR L’ENQUÊTE RÉALISÉE ?

Le fait de perturber quelques habitudes indigènes de perception (et l’ordre social qui les produit) n’était pas un objectif, mais une contrainte. Cela part du constat que, quel que soit l’effort consacré à réduire la distance entre enquêteurs/trices et enquêté-e-s, celle-ci ne sera ni annihilée ni invisible, aux yeux des uns comme des autres. Quand bien même un entraînement rigoureux des corps et des gestes, du langage et de la diction, permettrait de donner le change, quand bien même les étudiants seraient devenus de parfaits acteurs, des éléments continueraient de les – de nous – « trahir » parce que certaines tenues vestimentaires sont tout simplement économiquement inaccessibles ou même, dans certains contextes, parce que la seule couleur des épidermes est distinctive.

La consigne méthodologique que j’essayais de faire passer aux étudiant-e-s n’était pas celle de la provocation délibérée, mais de l’enregistrement consciencieux des réactions inévitables que susciterait leur présence, parce qu’elle serait perçue comme inhabituelle par une partie de leurs enquêté-e-s. Cette attention méticuleuse aux perturbations que suscite la présence de l’enquêteur dans un milieu social considéré, n’est ni plus ni moins requise quand des étudiant-e-s de Paris 8 enquêtent dans les quartiers bourgeois que lorsque ceux/celles de l’École normale supérieure se rendent dans des banlieues populaires. Il ne s’agit donc pas de transgresser délibérément les normes locales du milieu étudié ; mais il n’est pas question non plus de s’interdire de l’étudier au prétexte que l’on ne pourrait entièrement s’y conformer.

VOUS UTILISEZ PARFOIS UN « NOUS » QUI VOUS ENGLOBE VOUS ET VOS ÉTUDIANTS. QUELLE A ÉTÉ VOTRE POSITION DANS LES MULTIPLES SITUATIONS D’ENQUÊTE MISES EN ŒUVRE DANS CE CADRE ? COMMENT AVEZ-VOUS NÉGOCIÉ ET NAVIGUÉ PARMI VOS DIFFÉRENTES IDENTITÉS MOBILISABLES : D’ENSEIGNANT, DE SOCIOLOGUE ET/OU D’INDIVIDU QUI N’ÉTAIT PEUT-ÊTRE PAS FAMILIER DE L’HABITUS DES GRANDS BOURGEOIS DU 8ÈME ARRONDISSEMENT ?

Mon rôle à l’égard des étudiant-e-s était celui d’une escorte, plus ou moins rapprochée selon les moments. Il s’agissait de les faire travailler, et de veiller à ce que leur travail soit fructueux : qu’il ne se limite pas à du simple tourisme dépaysant, mais qu’il ne soit pas non plus affectivement insupportable. Pour éviter ces deux écueils, chaque expérience de terrain devait faire l’objet de comptes-rendus écrits mais aussi oraux, face aux autres étudiants, afin de collectiviser les expériences et partager les analyses correspondantes. Dans ces échanges, la distance inévitable entre un enseignant universitaire et les étudiants bénéficiait d’une sorte de compression du fait de la distance sociale immense entre les étudiants et moi d’un côté, et le monde bourgeois que nous découvrions de l’autre. Je racontais mes propres expériences, mes malaises, mes inhibitions – par exemple avant que trois étudiantes le fassent, je n’ai jamais osé pénétrer au Plaza Athénée. Je pense que cela a été la source d’une complicité, qui peut être pédagogiquement productive.

Avec les étudiants, nous nous instrumentalisions mutuellement : je négociais des entretiens avec différents interlocuteurs du quartier en mettant en avant le caractère profitable d’une telle découverte pour de jeunes étudiants ; au moment de poser les questions parfois perçues comme sensibles, les étudiants pouvaient prétexter les demandes, sinon les lubies, de leur professeur. Ce faisant, la plupart des investigations se sont déroulées dans un climat cordial, voire affable. Quelques entretiens, en revanche, ont été singulièrement pénibles pour les étudiants du fait de l’attitude de leurs interlocuteurs, qui sonnait comme un rappel à l’ordre social. Il était alors difficile, comme enseignant, d’établir la frontière entre, d’un côté, des interactions certes désagréables, mais qui font partie des impondérables de toute enquête, et ne méritaient rien d’autre qu’une prise de recul à travers leur analyse (y compris de leur caractère désagréable) ; et, de l’autre, des humiliations insupportables qui requéraient une intervention de ma part en défense des étudiants.

VOYAGE DE CLASSES APPARAÎT EN FAIT COMME UN OUVRAGE DE SOCIOLOGIE PÉDAGOGIQUE, ENGAGÉ POLITIQUEMENT, AVANT D’ÊTRE UN OUVRAGE SUR LES BEAUX QUARTIERS. QUEL EN A ÉTÉ LE RETENTISSEMENT, AUTANT AUPRÈS DES ÉTUDIANTS, DES SOCIOLOGUES, QUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE ?

Je suis mal placé pour évaluer la réception du livre auprès des étudiants et sociologues car je suis en disponibilité de l’université depuis bientôt deux ans. Je sais néanmoins qu’il est utilisé dans des cours d’introduction à la méthode en sciences sociales – ce qui peut conduire à des usages paradoxaux : alors que le livre est conçu comme un plaidoyer pour l’apprentissage de la méthode par la réalisation d’enquêtes et sans distinction de « niveau », il est parfois lu comme une parole magistrale, c’est-à-dire précisément ce qu’il cherche à combattre. Le livre concourt également au prix lycéen du livre de sciences économiques et sociales.

Si ce livre est donné à lire à de tout jeunes apprentis sociologues, c’est peut-être parce qu’il répond à un certain besoin d’accessibilité et de divertissement. Comme enseignants, pour compenser l’aridité de nos cours, nous tentons parfois de kidnapper l’attention des étudiants par la projection de films, la lecture de bandes dessinées, etc., des productions culturelles d’un autre ordre. Certes, on estime qu’elles ont un intérêt sociologique, mais ce ne sont pas des objets forgés par un regard sociologique. On les utilise comme appâts pour faire venir à ce regard. Je m’interroge sur l’image que l’on renvoie alors de la sociologie, qui ne pourrait par elle-même être alléchante. L’idée du livre est d’essayer de communiquer le plaisir que je prends, et qu’ont pris une partie des étudiants, à faire de l’enquête sociologique – un plaisir qui se suffit à lui-même.

Au-delà de l’université, les réceptions sont diverses, à l’image du propos. Dans ce livre, je souhaitais superposer trois couches possibles de lecture : le récit d’aventures plaisantes, le manuel de méthodologie, et la prise de position pédagogique et politique. J’ai rencontré des lecteurs dont les sensibilités différentes allaient plutôt à telle ou telle couche. Lorsque je suis amené à faire des présentations du livre, j’essaie de faire passer un message qui me semble relier les trois couches : les enquêtes de sciences sociales procurent une série de plaisirs, qui vont du frisson de la transgression à celui de la découverte, et à la satisfaction d’avoir l’impression de comprendre un peu mieux le monde dans lequel on vit. Ce plaisir n’est pas réservé à une poignée de professionnels. La sociologie est une discipline et, comme une discipline sportive, comme la musique, elle peut se pratiquer en amateur aussi bien qu’en professionnel.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN MAI 2016 ET MIS À JOUR EN JUIN 2016 PAR FLAMINIA PADDEU

Couverture : L’entrée du Plaza Athénée (Jounin, 2015)

Bibliographie

Beaud S. et Weber F., Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1997.

Jounin N., Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, Paris, La Découverte, 2016.

Le Wita B., Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Editions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 1988, pp. 71-77.

Pinçon M. et Pinçon-Charlot M., Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Paris, Payot, 1992.

Veblen T., Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1970 (1ère éd. 1899), pp. 42-44.

 

  1. La majorité des étudiants étaient des étudiantes, ce que rappelle à chaque début de paragraphe la mention des « étudiant-e-s », bien que le termes d’« étudiants » soit ensuite utilisé pour une plus grande fluidité de lecture. []

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