Chine / Entretien : Singapour et la diaspora chinoise

Entretien avec Eric Frécon, par Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Eric Frécon est docteur, assistant professeur à l’Ecole Navale de Brest et chercheur associé au Centre Asia (Paris).

Vous qualifiez Singapour de nain géographique, mais la cité-État est aussi un acteur géopolitique majeur en Asie. N’est-ce pas contradictoire ?

Singapour est un nain de géographie physique : de 580 km2 dans les années 1950 à 714 km2 aujourd’hui. La population est divisée en trois catégories : les citoyens, les résidents permanents donc les expatriés, et puis les non résidents donc les Bangladais, les Pakistanais mais aussi les jeunes chercheurs. Cela représente 5,5 millions d’habitants. Mais lorsque l’on rapporte à l’Indonésie qui est en face avec ses 17 000 îles, ou même à la Malaisie où la population est quatre fois plus nombreuse, on comprend le surnom de Singapour : « The little red dot » (« le petit point rouge »). Mais malgré cela, Singapour est un acteur géopolitique puisque c’est le point d’appui commercial pour les multinationales (Total, Thalès) qui rayonnent en Asie et Asie-Pacifique et un point d’ancrage militaire. Les Américains l’utilisent comme base logistique. Enfin, Singapour est la ville qui accueille le plus de réunions internationales.

Comment expliquez-vous l’essor de cette cité-État ?

Singapour a décidé de devenir une puissance au mépris des libertés. Tout ceci s’est fait grâce à Lee Kuan Yew surnommé « The hatchet man » (« l’homme à la hachette ») parce qu’il allait droit au but. Singapour se présente comme vulnérable, mais c’est une excuse ou un prétexte pour justifier la rudesse de la politique. Le succès de Singapour relève aussi de choix comme l’anglais alors que d’autres pays d’Asie préfèrent la langue nationale ; l’ouverture précoce aux capitaux étrangers ; le port, mais il y a aussi une industrie manufacturière. Singapour ne se présente pas comme la démocratie modèle. Le développement repose aussi sur un mythe pionnier. Lee Kuan Yew présente souvent Singapour comme un ensemble de villages boueux à partir duquel il a bâti la ville actuelle dès les années 1960. Mais c’est faux. Avant Lee Kuan Yew, Singapour est déjà la plus grande base navale britannique hors du Royaume-Uni.

Singapour est marquée par un multiculturalisme fort et le pouvoir développe le discours de l’ « harmonie raciale ». Qu’en est-il de ce multiculturalisme et ce discours n’est-il qu’une façade ?

Oui, il n’y a pas d’harmonie. Les habitants de Singapour ne vivent pas ensemble, mais côte à côte. Il n’y a pas de vivre ensemble. C’est vrai qu’on ne constate pas pour autant de violence entre communautés. En revanche, chaque communauté vit dans son quartier, a sa chaîne de télévision, son coiffeur, son épicerie, son restaurant et son club de sport. En réalité, la situation n’est pas non plus pacifique. Il y a une dérive nationaliste pro chinoise au détriment des Malais. Pour contenter la communauté malaise, on leur fait des concessions comme les ordres dans l’armée qui sont en malais. L’hymne national est en malais également. Il y a en fait quatre langues officielles : l’anglais, le malais, le chinois et le tamoul. Pour le chinois, il s’agit du mandarin.

La population chinoise est majoritaire, mais en termes de paysages urbains, Singapour a-t-elle son Chinatown pour accueillir la diaspora ? Singapour est-elle une ancienne cité malaise devenue une métropole chinoise ?

Le Chinatown singapourien est devenu une attraction touristique. Mais on pourrait dire que Singapour est une grande Chinatown. Enfin, Singapour est au-delà de la communauté chinoise une ville globale. La cité-État ne vit que de la mondialisation (le port, les expatriés, les échanges, les multinationales), mais cherche à se construite une identité nationale. C’est le grand enjeu actuel, mais les Singapouriens ont beaucoup de mal à penser cette identité. Même si la communauté chinoise domine, on n’a pas l’impression d’être en Chine, mais on est au cœur de la mondialisation.

A quoi ressemble Singapour en 2013 et comment pense-t-on l’aménagement du territoire dans un espace aussi restreint ?

L’aménagement du territoire est planifié à très long terme. Le gouvernement tente de jouer la carte de la transparence en justifiant l’utilisation de telle ou telle parcelle. L’enjeu à propos duquel le pouvoir manque de transparence, c’est l’environnement. En termes urbains, vous avez deux Singapour. D’un côté le centre en central business district (CBD) avec des gratte-ciels où toutes les communautés se côtoient. Et puis il y a la banlieue avec des barres d’immeubles à perte de vue. L’ambiance commence à y être un peu tendue. On accorde des crédits à des taux improbables et quand les familles ne peuvent plus payer, on lance des pots de peinture sur les portes des ménages en défaut de paiement. Il y a aussi des règlements de compte entre gangs puisque Singapour est la plateforme des paris illicites. Malgré cela, tout est sous contrôle avec des caméras de surveillance partout. Il y a donc cette banlieue qu’on ne voit jamais sur les brochures touristiques et un centre ville qui est magnifique d’un point de vue architectural.

Entretien réalisé par Charlotte Ruggeri en octobre 2013 dans le cadre du Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges

 

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