Banlieues françaises / Entretien : Les lotissements pavillonnaires du périurbain, des « HLM à plat » ?

Entretien avec Anne Lambert, par Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Anne Lambert est sociologue et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED). Elle est l’auteur de « Tous propriétaires ! », L’envers du décor pavillonnaire, publié aux éditions du Seuil en 2015.

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QUE PEUT-ON DIRE DE L’ÉVOLUTION HISTORIQUE DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE EN FRANCE ? LA FRANCE EST-ELLE EN 2015 UN PAYS DE PROPRIÉTAIRES ? QUELS SONT LE RÔLE ET L’IMPORTANCE DES POLITIQUES PUBLIQUES DE LOGEMENT DANS L’ÉVOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ ?

Non, la France n’est pas un pays de propriétaires en 2015, c’est un slogan politique. C’est un mot d’ordre, vers lequel on tend, notamment en politique. En 2015, la France compte 58 % de ménages propriétaires donc si l’on compare à d’autres pays européens, on se situe au milieu. Les Allemands sont moins propriétaires, autour de 40 %, grâce à un grand marché locatif bien organisé, tandis que les Britanniques sont à 70 % de propriétaires, les Espagnols beaucoup plus, comme les habitants des pays de l’Est. Ce ne sont donc pas les pays les plus riches de l’Europe qui ont développé le modèle de propriété.

En France, le mot d’ordre de la propriété pour tous n’est pas nouveau. Le rêve d’une propriété ouvrière et populaire apparaît dès le XIXe siècle avec l’idée d’attacher les ouvriers à leur usine, soit en leur donnant une maison, soit en les rendant propriétaires d’un petit lopin de terre. Ces expériences restent marginales et les patrons ne donnaient qu’un droit de jouissance aux ouvriers. La propriété populaire se développe dans l’entre-deux-guerres : c’est ce qu’étudie Annie Fourcaut1 dans ses travaux sur le développement massif de lotissements défectueux. Cela permettait l’accès à la propriété d’ouvriers venus travailler massivement dans les usines de la banlieue parisienne, auxquels on vendait des terrains non viabilisés, non raccordés aux égouts. Sur ces parcelles, ces ouvriers ont construit leur propre logement, de petites maisons. Annie Fourcaut parle de « lotissements défectueux » parce que l’État intervient a posteriori pour les viabiliser en réalisant des opérations d’urbanisme et réguler ces espaces, qui étaient devenus des taudis. Cela représente environ 400 000 logements. C’est un épisode historique important, qui contribue à vacciner l’État contre les lotissements défectueux. C’est aussi l’époque où naissent les réflexions des architectes fonctionnalistes qui vont mener à la voie des grands ensembles, choisie dans l’après-guerre.

Après-guerre, le pourcentage de propriétaires est à 35 %, ce qui est assez faible. Ce n’est pas une propriété majoritairement populaire. La propriété se développe massivement dans les années 1960-1970, quand se crée le marché du crédit. Avant, il fallait pouvoir accumuler toute sa vie le patrimoine nécessaire pour accéder à la propriété ou hériter. Le développement de la propriété était donc circonscrit, malgré des aides de l’État, comme par exemple pour les maisons Logeco, qui aidaient les classes moyennes salariées à accéder à la propriété. À partir des années 1960-1970, la propriété populaire et individuelle se diffuse grâce à l’arrivée du crédit immobilier aux particuliers, à l’industrialisation de la construction qui permet de faire baisser le coût des maisons et la réforme des aides aux logements de 1977. C’est donc sous la mandature de Valéry Giscard d’Estaing que le mot d’ordre de la propriété se répand. La propriété est pensée contre les grands ensembles : elle représente une liberté de choix des ménages, au nom d’une idéologie assez libérale, économiquement et politiquement, et favorise alors l’électorat de droite. Giscard défend alors l’idée de la propriété comme un patrimoine social, c’est un système de protection individuelle face aux risques sociaux. Cet épisode est étudié par Pierre Bourdieu, à travers l’idée du marché de la maison individuelle2.

Entre 1977 et 1984, la propriété atteint 54 %, suivie par un coup d’arrêt dans les années 1980 puisque la France entre dans une crise économique massive. Le taux de propriétaires stagne donc jusque dans les années 1990. Puis, dans les années 2000, les gouvernements successifs mettent en place des politiques d’aide qui solvabilisent les classes populaires stables et les classes moyennes. Cette politique est systématisée par Nicolas Sarkozy avec son discours de campagne en 20073, même si on est toujours loin des 70 % de propriétaires. Si la propriété ne repart pas vraiment, c’est parce que les aides à la propriété ne permettent pas de compenser le creusement des inégalités économiques.

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CETTE ÉVOLUTION HISTORIQUE EST-ELLE CORRÉLÉE À UNE ÉVOLUTION GÉOGRAPHIQUE ? COMMENT S’EST REDESSINÉE PROGRESSIVEMENT LA GÉOGRAPHIE DE LA PROPRIÉTÉ EN FRANCE ? DANS VOS TRAVAUX, VOUS PARLEZ DE « SPÉCIALISATION SOCIALE » DES TERRITOIRES, QU’ENTENDEZ-VOUS PAR LÀ ?

Deux tiers des accessions à la propriété ont lieu dans de l’habitat individuel, majoritairement situé dans les espaces périurbains, de plus en plus lointains, voire dans les espaces ruraux4. Soutenir la propriété contribue à intensifier les mouvements ségrégatifs inhérents au marché immobilier. L’écart entre le taux d’accédant cadre et le taux d’accédant ouvrier se creuse depuis les années 1980. Aujourd’hui, pour un ouvrier, c’est plus difficile de devenir propriétaire, quel que soit le type d’habitat. Les cadres continuent à accéder massivement à la propriété, tandis que les ouvriers stagnent, donc il y a un décrochage. Lorsqu’ils accèdent à la propriété, les ouvriers, à plus de deux tiers, se dirigent vers l’habitat périurbain et le dernier tiers se répartit entre les villes centres et les banlieues. Or, les cadres, c’est l’inverse, aux trois quarts, ils deviennent propriétaires dans les villes centres. Leur présence dans ces espaces est surreprésentée puisqu’ils y sont déjà et c’est la même chose pour les ouvriers dans les zones périurbaines.

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VOTRE ÉTUDE SE CONCENTRE SUR LES « ESPACES PÉRIURBAINS », QUE VOUS PRÉSENTEZ COMME UN TERME RÉCENT. QU’EST-CE DONC QUE LE PÉRIURBAIN POUR VOUS ET QUAND APPARAIT-IL ? N’EST-IL REPRÉSENTÉ QUE PAR DES LOTISSEMENTS ?

Le terme de « périurbanisation » est introduit à l’Insee en 1996. Avant, les géographes parlaient plutôt de rurbanisation, surtout dans les années 1960-1970, qui peut avoir un sens historique puisque c’est un mouvement porté par des classes moyennes salariées avec un certain capital culturel : ce sont bien des « urbains » qui partent à la campagne. C’est donc un terme assez idéologique, qui prône des valeurs de retour à la campagne, de retour au vert. Actuellement, l’installation dans le périurbain concerne des classes plus populaires et le retour au vert n’est pas un motif d’installation, cela ne relève pas d’un choix géographique proche de la campagne, mais d’un choix économique parce que le foncier est moins cher. La rurbanisation s’applique donc plutôt aux pionniers des années 1970. Le problème du terme « périurbain », c’est qu’il efface les rapports de pouvoir et les effets de structure qui le sous-tendent. C’est un terme assez neutre, un espace ni ville, ni campagne, on ne sait pas trop ce que c’est.

Dans ses formes, le périurbain est à 90 % de l’habitat individuel. En revanche, la forme du lotissement, qu’il soit d’emblée construit par un promoteur ou que les terrains soient vendus et les maisons loties individuellement par les habitants, représente la moitié de l’habitat du périurbain. Ce taux varie beaucoup selon les régions. En Ile-de-France, l’essentiel de la construction se fait en lotissements de promotion-construction. Ce sont de grands promoteurs qui construisent, lotissent et vendent les maisons. En région Rhône-Alpes, la part des promoteurs est beaucoup plus faible. D’un côté, il y a des lotisseurs qui rachètent, viabilisent et vendent les terrains, et de l’autre des constructeurs de maisons individuelles qui vendent aux particuliers. Il y a très peu d’auto-construction, il s’agit surtout d’achat de maisons sur catalogue. De fait, cela est très lié à la structuration du marché immobilier régional. Mes travaux portent sur la forme du lotissement parce que c’est ce qui porte la construction neuve.

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VOUS EXPLIQUEZ QUE LE TERME DE « PÉRIURBAIN » PERMET D’ÉVITER LE STIGMATE DE LA « BANLIEUE ». POURQUOI CONSTATE-T-ON CETTE ANTINOMIE ET CE REJET DE LA BANLIEUE ALORS QUE CE SONT DES ESPACES GÉOGRAPHIQUEMENT PROCHES ? LE PÉRIURBAIN EST-IL UNE SOLUTION AU « PROBLÈME DES BANLIEUES » ?

Il y a des formes communes, on trouve du pavillonnaire en banlieue, mais il commence à se gentrifier, les petits pavillons en pierre meulière font l’objet d’une réappropriation par les populations urbaines notamment. Dans les années 1970, sous Valéry Giscard d’Estaing, la circulaire Guichard5 interdit la construction de grands ensembles dans les zones proches des grandes villes. Le constat était le suivant : le gouvernement est allé trop loin dans la construction de grands ensembles, qui se révèlent peu esthétiques urbanistiquement, qui sont critiqués du point de vue architectural et politiquement. En outre, on pense que les grands ensembles ne favorisent pas le vote de droite puisque, en plein contexte de Guerre froide, le grand ensemble est associé au communisme. La propriété est donc prônée comme une libération vis-à-vis des grands ensembles et ces discours rencontrent évidemment un certain succès. Nicolas Sarkozy reprend cette idée en opposant les « mauvais pauvres » des grands ensembles, assistés, à ceux qui travaillent et qui peuvent donc avoir une petite maison. Le clivage est donc très idéologique et politique. Dans ces discours, on oppose des types d’habitat et on porte des jugements moraux sur des ménages. Tout cela suit les émeutes urbaines de 2005. Avec le soutien à la propriété individuelle, on pense qu’on va déségréger les quartiers d’habitat social en permettant aux « bons pauvres » d’aller vivre ailleurs, et créer une plus grande fluidification des parcours résidentiels et sociaux. En soi, les lotissements ne sont que des « HLM à plat », de nouvelles zones de relégation.

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MALGRÉ CETTE DIFFÉRENCE ENTRE PÉRIURBAIN ET BANLIEUE, VOUS CONSIDÉREZ LE PÉRIURBAIN COMME UN TERRITOIRE ÉGALEMENT STIGMATISÉ ET CE POUR DES RAISONS ARCHITECTURALES, URBANISTIQUES, SOCIALES, POLITIQUES. POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER POURQUOI ? D’UN POINT DE VUE URBANISTIQUE, PEUT-ON TOUJOURS DIRE QUE LA FRANCE PÉRIURBAINE EST « MOCHE » COMME TELERAMA EN 2010 ?

La France périurbaine a été encensée très rapidement, dès les années 1970, en lien avec une idéologie agraire, mais qui finalement restait minoritaire. Sociologiquement, cela s’explique par le fait que les producteurs des discours sociaux, journalistiques, politiques et architecturaux qui ont un capital culturel, vivent dans les villes. Les architectes n’interviennent pas sur les programmes de lotissements parce que ce n’est pas obligatoire pour une maison de moins de 170 m2. C’est donc un espace « condamné » par l’ensemble des professions à fort capital culturel qui vivent dans les villes centres, les quartiers ou banlieues gentrifiés. En sociologie, c’est semblable. Les sociologues ont beaucoup travaillé d’une part sur les espaces gentrifiés – qui sont souvent les leurs – et d’autre part sur la paupérisation des grands ensembles. Entre les deux, ce sont en quelque sorte des zones de non droit non étudiées, des espaces a priori sociologiquement insignifiants. Il en naît un discours de racisme de classe sur la mocheté de ces territoires. Les recherches de Bourdieu, menées dans les années 1980, mais publiées au début des années 1990 (voir note 2), nourrissent aussi ce discours avec l’idée d’espaces du repli sur soi, de l’individualisme rampant, d’un terreau du vote de droite. En filigrane, un discours se construit progressivement, alimenté par des producteurs d’opinion différents.

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VOUS INTERROGEZ D’AILLEURS LES CLICHÉS SUR L’APPARTENANCE POLITIQUE DANS LE PÉRIURBAIN. DANS VOTRE OUVRAGE TOUS PROPRIETAIRES ! L’UN DE VOS CHAPITRES EST INTITULÉ – PEUT-ÊTRE PAR PROVOCATION – « LES PROPRIÉTAIRES SONT-ILS TOUS DE DROITE ? ». QU’EN EST-IL RÉELLEMENT DES PRATIQUES ET REPRÉSENTATIONS POLITIQUES DANS CES QUARTIERS PAVILLONNAIRES, SURTOUT DEPUIS LES DERNIÈRES ÉLECTIONS QUI SEMBLENT Y INDIQUER UNE MONTÉE DU FRONT NATIONAL ?

Il faut réfléchir en évolution et pas dans l’absolu. Les espaces périurbains sont les zones où le vote Front national progresse le plus, mais pas où le vote Front national est majoritaire. Il existe un débat dans la géographie électorale et la sociologie électorale, à savoir si c’est le lieu où l’on vit qui façonne nos valeurs politiques (la fuite de la ville notamment) en lien avec un gradient d’urbanité, ou si c’est la trajectoire sociale de ces ménages qui explique à la fois leur vote et leur choix d’espace de vie. L’idée nouvelle avancée dans « Tous propriétaires ! », L’envers du décor pavillonnaire est que c’est parce que le marché est trop cher que ces ménages accèdent de plus en plus tardivement à la propriété. De fait, lorsqu’ils accèdent à la propriété, autour de 50 ans, l’effet de conversion à la propriété sur le vote est mineur. La socialisation politique est déjà très avancée, ce sont des ménages qui ont conscience de travailler dans des usines et non dans des bureaux, donc on observe un vote qui reste ouvrier. Ce sont des ouvriers de l’industrie et non issus de petites PME, où il y a des traditions politiques et syndicales fortes. Ils sont donc politisés et votent plutôt à gauche, même s’ils ont conscience de bénéficier des soutiens d’accès à la propriété mis en place par des gouvernements de droite. Le vote local, assez classiquement, est plus lié à des enjeux sociaux pratiques, comme la construction d’une école par exemple. Je m’oppose donc un peu à l’idée d’un effet de conversion politique lié à l’accès à la propriété, alors que c’est une idée assez répandue dans la littérature scientifique.

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VOUS ÉVOQUEZ UNE « UNE MIXITÉ IMPROBABLE » SUR VOTRE TERRAIN DE CLEYZIEU-LAMARIEU (RHÔNE-ALPES), ALORS QUE LES ESPACES PAVILLONNAIRES ONT LA RÉPUTATION D’ÊTRE DES TERRITOIRES HOMOGÈNES SOCIALEMENT. POUVEZ-VOUS REVENIR SUR CETTE QUESTION DU VIVRE ENSEMBLE DANS CES TERRITOIRES ET SUR LES CONFLITS ET TENSIONS QUI PEUVENT EN DÉCOULER ?

Tout dépend de l’échelle de la mixité. Je parle de « mixité improbable », parce que statistiquement, il faut distinguer la « mixité sociale » liée aux catégories socio-professionnelles et la « mixité ethno-raciale », c’est-à-dire l’autoqualification que les gens vont faire de leur origine géographique. Ce sont des ménages qui appartiennent à des classes sociales proches : soit des classes populaires stables, soit des petites classes moyennes. Mais au départ, ils n’ont pas les mêmes capitaux. La mixité se crée à l’intérieur même du lotissement parce que le temps de commercialisation des programmes est assez long : la conjoncture économique évolue pendant la commercialisation, et comme les dispositifs de soutien à la propriété sont très volatiles, cela permet de solvabiliser au fur et à mesure des années des ménages appartenant à des groupes différents. À Cleyzieu-Lamarieu (Rhône-Alpes), le maire voulait faire un lotissement à l’américaine, en zone d’aménagement concerté, pour des jeunes couples de classe moyenne. Ces ménages sont bien venus de Lyon, mais il y aussi des ouvriers stables, en fin de parcours résidentiel qui ont un petit capital qui s’installent. Après, ils n’arrivaient plus à commercialiser, donc l’État a renforcé ses aides pendant que les élus locaux cherchaient à remplir le lotissement. De fait, les critères architecturaux ont été revus à la baisse sur les maisons, et tout ceci provoque la solvabilisation de ménages plus pauvres, qui viennent des grandes cités HLM de l’Est lyonnais (Bron, Vaulx-en-Velin).

La mixité est improbable aussi du point de vue des origines géographiques. Certaines populations, comme celles originaires d’Afrique subsaharienne, se retrouvent à habiter des quartiers et communes où ils sont sous-représentés, voire absents. Ils acquièrent une forme d’hyper-visibilité par rapport à leur ancien quartier d’habitat social, ce qui crée tout de même un sentiment de malaise. Ils font rapidement l’objet d’un rejet, on associe l’arrivée de ces personnes à une déqualification sociale de ces territoires. On le sait, la proximité spatiale ne gomme en aucun cas les différences sociales et au contraire les exacerbe. Le fait qu’il y ait deux tranches de construction dans le lotissement a renforcé les différences socio-économiques. Les politiques scolaires locales ont aussi joué. Les familles venues de l’Est lyonnais ont été déçues parce qu’il y a aussi des ZEP dans les zones périurbaines et rurales. Cela a créé des conflits importants parce que dans la première tranche du lotissement, les enfants ont été scolarisés dans l’école dite du village, géographiquement en hauteur, sur une petite colline, près de la mairie et de l’église. Les parents s’étaient mobilisés, par des lettres notamment, pour que leurs enfants soient scolarisés dans cette école. Pour la seconde tranche, les parents ne se sont pas mobilisés, ils avaient moins de ressources, donc leurs enfants se sont retrouvés dans l’école de la ZEP, en bas.

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PEUT-ON OBSERVER PHYSIQUEMENT UNE DIFFÉRENCE DE FORME URBAINE ENTRE LES DEUX TRANCHES DU LOTISSEMENT, OÙ N’HABITENT PAS LES MÊMES TYPES DE POPULATION ?

Oui. C’est le même lotisseur qui a viabilisé le terrain et sur le premier terrain, la mairie a imposé de manière relativement illégale un constructeur unique de maisons, un constructeur de moyenne gamme. Le constructeur a fait toutes les maisons, bien jumelées, identiques, avec une homogénéité des volets, du crépi. En revanche, pour la deuxième tranche, comme il y avait des difficultés de vente, tous les critères architecturaux ont sauté, y compris ceux inscrits dans le programme de la ZAC (pas de clôture entre les maisons, couleur unique des volets, un certain type de crépi). Les nouveaux ménages arrivaient avec leur constructeur bon marché qui posait la maison où il voulait sur le terrain. Les maisons sont en quinconce, de moins bonne facture, il y a eu des effets de nivellement de terrain lors de l’installation de certaines maisons. Certaines maisons se sont retrouvées mitoyennes alors que les ménages avaient acheté de l’individuel, les jardins ne sont pas aménagés. Il leur a été très difficile de se retourner contre le constructeur, ils n’allaient pas défaire leur maison. On a donc une différence architecturale et urbanistique nette.

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VOUS CONSACREZ UN CHAPITRE DE VOTRE OUVRAGE AUX FEMMES ET VOUS QUALIFIEZ LE PAVILLON DE « PRISON DORÉE » POUR FEMMES. POUVEZ-VOUS REVENIR SUR CETTE QUESTION ET LES PRATIQUES GENRÉES ET SEXUÉES DANS LES ESPACES PAVILLONNAIRES ET PÉRIURBAINS ?

Lorsque j’observais ces territoires, je passais mes journées dans le lotissement, et j’ai remarqué un mouvement de départ le matin, le lotissement se vidait. Les jeunes couples sont biactifs donc partent tous les deux travailler, ils ont une voiture, souvent les mêmes horaires. Et puis il y a ceux qui restent et surtout celles qui restent. Il y a de fait beaucoup de femmes isolées. Souvent, elles avaient eu des activités professionnelles sur le marché salarié, dans le tertiaire peu qualifié (caissière, surveillante pénitentiaire, assistante juridique, employée). Avec l’arrivée au lotissement, le coût de la mobilité et de la garde des enfants (elles ne peuvent plus les faire garder de manière informelle et gratuite dans leur réseau d’entraide), il leur est impossible d’organiser leurs trajets et leur journée de travail. Elles ont souvent des horaires décalés, donc elles ne peuvent pas prendre le bus, ce ne sont pas des ménages qui ont deux voitures, ni même une. Au début, elles ont essayé de garder leur emploi, devant prendre le bus à 4 heures du matin… Progressivement elles ont abandonné leurs emplois. Elles restent donc à la maison, à faire un travail domestique, mais elles sont isolées, même celles qui ont une voiture. Aller à Vaulx-en-Velin pour aller voir ses amis c’est possible, mais pas tous les jours, cela coûterait trop cher. À une échelle fine, on a donc une contradiction entre le soutien à l’accès à la propriété et au travail des femmes. Ces quartiers éloignent les populations des zones d’emplois. On ne leur donne pas les conditions structurelles pour continuer à travailler. Il n’y a pas non plus une opposition franche entre travail et non travail puisque ces ménages ont un prêt à rembourser donc il y a le développement de toute une économie informelle, comme dans la garde d’enfants par exemple. Certaines ont tenté de devenir nourrice parce qu’avec une maison plus grande, elles peuvent obtenir l’agrément, mais il n’y a pas assez de clientèle locale. Certaines ont essayé le statut d’auto-entrepreneur, mais avec des activités qui n’avaient aucun avenir économique et qui ne permettaient pas de rompre l’isolement social. Au premier abord, la maison est considérée comme un choix de couple, mais quand j’ai pu voir les femmes seules, j’ai pu entendre un autre discours, sur l’isolement et la solitude. L’expression de « prison dorée » est venue d’une des habitantes. Sociologiquement, on associe l’espace domestique aux femmes, comme si c’était leur choix, qu’elles étaient contentes d’avoir leur cuisine équipée, de choisir leur maison. En fait le choix de s’installer aussi loin ne venait pas d’elle. Au départ, ce ne sont pas forcément des ménages qui cherchaient à acheter, mais qui voulaient habiter dans un logement plus « joli ». Les hommes défendaient davantage l’idée d’acheter une maison, pour marquer un statut social notamment, alors que ce discours était beaucoup moins porté par les femmes. En reconstituant finement les parcours d’accession, on comprend comment le choix résidentiel s’est restreint sur ce type de maisons, à cet endroit.

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FINALEMENT, PUISQUE VOTRE OUVRAGE S’INTITULE « TOUS PROPRIÉTAIRES ! », PEUT-ON DIRE QUE L’ACCESSION À LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE EST ENCORE UN IDÉAL EN 2015 EN FRANCE ?

Beaucoup de ménages déchantent et regrettent, mais tant qu’ils ne l’ont pas vécu, ils ne peuvent pas se projeter dans ces nouveaux espaces, d’autant plus qu’ils achètent sur catalogue. Ce ne sont pas des familles issues de lignées de propriétaires donc ils ne savent pas vraiment ce que cela représente et recouvre. De plus, le discours politique est très fort sur la propriété comme sécurité et statut social. Il n’est pas possible d’affirmer que la propriété est mieux que la location, tout dépend d’où. Être propriétaire à Paris aujourd’hui, oui c’est rentable et source de statut social, c’est un vrai placement. Il y a beaucoup de sondages des lobbies du bâtiment indiquant que 70 % des Français veulent être propriétaires, mais on ne leur demande jamais : « Est-ce que vous voulez être propriétaire à Saint-Jambon-les-Pâtés ou locataire à Paris ? ». La question relève d’un absolu, du choix d’un statut, mais c’est un statut complètement désincarné. En réalité, l’accession à la propriété à 30 kilomètres de Lyon n’était pas l’idéal de ces familles, alors que ce sont des familles originaires de banlieue, elles n’habitaient pas dans le centre de Lyon. Elles ne fréquentaient pas les espaces centres de Lyon. Le mot d’ordre de propriété est un leurre au sens où on nous vend un statut désincarné, alors que la réalité est de devenir propriétaire dans une zone déqualifiée, d’une maison architecturalement peu fiable. L’expression « HLM à plat » est une expression indigène et très parlante. Cela veut dire que la promiscuité verticale devient horizontale, la mauvaise facture des grands ensembles et la standardisation se retrouvent et la population est la même. L’accès à la propriété fragilise ces ménages parce que les politiques d’accession visent des groupes sociaux dont les conditions économiques se détériorent par ailleurs. Finalement, certains ménages ne se sentent pas propriétaires, ils se disent « locataires de la banque ». Leur sentiment de propriété est très ténu et s’accompagne d’un sentiment d’insécurité financière grandissant.

ENTRETIEN REALISE EN JUILLET 2015 PAR CHARLOTTE RUGGERI

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Illustration de couverture : Lotissement Les Blessays, Cleyzieu-Lamarieu, Rhône-Alpes (Lambert, 2012)

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  1. Fourcaut A., 2000, La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, préface d’Antoine Prost, Créaphis, 339 p. []
  2. Bourdieu P., 2000, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 289 p. []
  3. « Je propose que l’on fasse de la France un pays de propriétaires parce que, lorsque l’on a accédé à la propriété, on respecte son immeuble, son quartier, son environnement… et donc les autres. Parce que lorsque l’on a accédé à la propriété, on est moins vulnérable aux accidents de la vie. […] Devant cette injustice, certains proposent le logement social pour tous et la taxation des propriétaires par les droits de succession. Je propose la propriété pour tous. », Discours du 14 janvier 2007, cité par Anne Lambert dans son ouvrage, p. 7. []
  4. Voir les recherches de Pierrette Briant, de l’Insee : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1291 []
  5. Circulaire du 21 mars 1973, disponible en ligne : http://i.ville.gouv.fr/index.php/reference/477/circulaire-du-21-mars-1973-relative-aux-formes-d-urbanisation-dites-grands-ensembles-et-a-la-lutte-contre-la-segregation-sociale-par-l-habitat []

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