Banlieues françaises / Le lotissement comme utopie. Pour une appropriation littéraire et philosophique du lotissement Levitt et de ses avatars.

Fanny Taillandier

L’article de Fanny Taillandier au format PDF


Villes, îles

« Qui connaît cette ville les connaît toutes, car toutes sont exactement semblables,

autant que la nature du lieu le permet. »

Thomas More, Utopia, 1516

 

Il est question ici de fiction et de littérature. Quand Thomas More invente le mot d’utopie (ou-topos, le non-lieu), il invente en même temps une île : le premier gouverneur de ce pays sans vice fit détruire l’isthme qui le reliait au continent. S’appelant Utopus, il la baptisa Utopie. La communauté idéale est, dès le moment de sa fondation et par le fait de sa fondation, coupée du reste du monde. Sur son île, Utopus édicte des règles visant à la préserver de tous les malheurs, et le voyageur qui la décrit commence, coïncidence ou non, par les villes. Leur taille et leur plan, ainsi que chaque trait de leur architecture, sont prévus à l’avance, limités par des remparts, régulés par des lois. L’utopie, dans sa topographie et dans son plan urbain, est une organisation close.

———–

1. Illustration de la première édition de L’utopie. (Wikimedia Commons)

1. Illustration de la première édition de L’utopie.
(Wikimedia Commons)

———

Si cette idée nous paraît naturelle, c’est que la tradition littéraire en a fait un lieu commun : états de nature, atlantides, robinsonnades, planètes lointaines, parcs d’attraction et clubs méditerranéens, c’est souvent dans des formes closes et volontiers insulaires que s’épanouissent des communautés plus pures et plus douces que les nôtres. Cela n’avait pourtant rien d’évident au XVIème siècle, inventeur de la Cité idéale géométrique en même temps que de la perspective. Le plan urbain de l’île s’oppose très directement à celui que l’Europe renaissante exportera dans les Amériques, et que Benevolo résumera de la sorte : « La ville doit pouvoir se développer, et l’on ne sait pas quelle dimension elle atteindra ; c’est pourquoi le plan en échiquier peut être agrandi dans toutes les directions » (Benevolo, 1983). D’une certaine façon, donc, l’Utopie humaniste, laboratoire politique et philosophique, prenait le contrepied exact, du point de vue topographique, de la tendance de son temps. Elle ferma où la Renaissance ouvrait, et préféra l’isthme que l’on ampute au continent illimité. Plutôt que le nouveau monde, nouveau parce qu’on ne le connaissait pas, elle choisit un nouveau monde dont la nouveauté résidait dans son organisation urbaine, laquelle incarnait un idéal politique.

Qu’est-ce, alors, qu’une utopie ? C’est un lieu qui n’est nulle part – tel est le sens étymologique – et dont les règles sont créées avec lui. C’est un lieu qui tourne le dos au mouvement de son époque : les Utopiens, raconte Raphaël, le voyageur revenu d’Utopie, dans le Livre III, ont la guerre en horreur et ne souhaitent nullement établir de lien avec les territoires les plus proches, à l’inverse de l’Europe sanglante et commerçante du XVIème siècle. C’est un lieu, enfin, dont l’abstraction multiple et essentielle fait un terrain particulier, où l’application d’un règlement systématique radicalement neuf est possible – où, donc, l’expérimentation politique est envisageable. L’utopie est un territoire inédit, expérimental, qui se proclame par les pierres et par les lois. Et le XXème siècle de la banlieue, en généralisant la forme du lotissement pavillonnaire, semble bien devoir s’inscrire dans cette tradition littéraire et anthropologique.

——–

S’installer ailleurs.

« Chaque sujet pourrait s’installer ailleurs et s’y trouver aussi bien. »

Henri Lefebvre, préface à L’habitat pavillonnaire, 1968

——-

2. Plan de la Résidence du Parc de Lésigny (77), lotissement ouvert par Levitt en 1968. À l’est, l’autoroute périphérique la Francilienne, ouverte dix ans plus tard, sépare le lotissement du vieux village. (Géoportail, 2015).

2. Plan de la Résidence du Parc de Lésigny (77), lotissement ouvert par Levitt en 1968. À l’est, l’autoroute périphérique la Francilienne, ouverte dix ans plus tard, sépare le lotissement du vieux village. (Géoportail, 2015).

———

Il faut d’abord imaginer des champs, des prés, des pâturages, là où sont aujourd’hui les lotissements, dont les toits identiques et équidistants des pavillons semblables, fondus dans l’horizon indistinct, paraissent avoir été là de toute éternité. Quinze millions d’hectares artificialisés en cinquante ans, l’équivalent de trois à quatre départements depuis le début des années 1990. Sur cette superficie, la moitié est dévolue à la construction d’habitat individuel, pour un tiers sous la forme de lotissements. Nous ne les regardons pas vraiment ; ils récoltent au mieux le mépris. Ils sont pourtant, dans leur répétition, tout-à-fait inouïs – inventés il y a cinquante ans à peine, pas même une vie, et surgis d’une façon presque magique.

Magique aussi son plan : le lotissement, comme l’utopie, s’installe dans un nulle-part : les champs de patates font l’affaire aussi bien que les forêts ou les pâturages des brebis. Une seule décision municipale peut présider à sa naissance. Le tracé de ses voies, qu’on baptise joyeusement de raquette ou de marguerite, avec ses boucles et ses impasses, en fait un lieu ne menant qu’à lui-même, indifférent à ce qui est autour de lui.

D’ailleurs, ses futurs habitants ne regardent pas vraiment l’adresse de leur maison1  : rue des Roses ou des Lys à la Résidence des Fleurs, allée Erasme ou impasse Vasco de Gama au Lotissement Renaissance… l’essentiel étant qu’elle soit à portée d’un endroit où ils peuvent travailler et consommer. C’est-à-dire qu’ils souhaitent se trouver en banlieue – étymologiquement, dans le territoire qui se place sous la juridiction de la ville – dans le halo économique d’une ville centre. Le lotissement, c’est la création ex nihilo d’une banlieue, une excroissance périurbaine.

Continuité économique, mais discontinuité réelle, il suffit de regarder une carte pour s’en rendre compte. Le lotissement, c’est une forme urbaine fermée sur elle-même, séparée de son environnement par des espaces vides et l’absence de voies de communication radiales. Utopie comme non-lieu, le lotissement est aussi une utopie comme lieu clos, séparé du reste, indépendant. C’est donc peut-être la littérature qui constituera le moyen de s’approcher de cette forme étalée, c’est à dire triomphante. La résidence du Parc de Lésigny (77), l’un des tous premiers lotissements de France, conçue par Levitt, dont la desserte se fait par une voie rapide elle-même périphérique (la Francilienne), illustre bien ce schéma. Pour quels rêves, quels idéaux, ce circuit fermé d’une banlieue sur elle-même, comme une bulle apparue dans l’air, se duplique-t-il à l’infini ?

——

Paisible rumeur

« Le ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme.
Un oiseau, par-dessus le toit,

Berce sa palme.
Mon dieu, mon dieu, la vie est là

Simple et tranquille.

Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville. »

Paul Verlaine, Sagesse, 1881.

——-

3. Pierre Huyghe, « Streamside Day », photogramme, 2003. Film : 26 minutes, couleur, son. (Courtesy Marian Goodman Gallery, Paris/New York, © Pierre Huyghe.)

3. Pierre Huyghe, « Streamside Day », photogramme, 2003. Film : 26 minutes, couleur, son.
(Courtesy Marian Goodman Gallery, Paris/New York, © Pierre Huyghe.)

——–

Il y a une beauté certaine dans les lotissements. Une beauté faite de ciel au-dessus de toits tous identiques et de haies résineuses, de la répétition d’une même idée obstinée, convaincue, de ce qu’est la vie. La beauté des fleurs des parterres, parmi les jeux des enfants sur les pelouses où grandissent des arbres chétifs. Celle des rues en coude dont le goudron s’écaille et où éclate au printemps le jaune presque criard des pissenlits. Si les habitués des métropoles, des vieilles pierres et du patrimoine trouvent ces quartiers « sans âme », c’est peut-être seulement qu’ils n’y ont pas goûté le repos du vendredi soir, ni les chants d’oiseaux d’une aube insoupçonnée par le velux ouvert. C’est sans doute qu’ils ignorent la valeur de cet espace à soi qui est à la fois intérieur et extérieur, privé et au grand air. Ils n’ont pas vu comment on peut, depuis le jardin d’une de ces maisons, se prendre pour les premiers hommes, ou les derniers. Nature artificielle, paradis sérialisés, certes. Mais qui ont le mérite d’exister.

Dès l’apparition des lotissements en France, au premier chef desquels ceux de Levitt, une armada de contempteurs leur tomba dessus à bras raccourcis. La majorité de ces contempteurs sortaient des rangs d’intellectuels revendiquant la libération des peuples par le biais du marxisme et d’une réflexion construite sur le poids des discours politiques et marchands, mais aussi sur le rôle de l’urbanisme dans les rapports de classes. Baudrillard, Debord, Lefebvre, Pasolini… On peut les comprendre : alors même que la Team X et la New Babylon de Constant imaginaient la cité idéale comme l’espace où refonder la communauté humaine hors de toute aliénation, les citoyens se ruent comme un seul homme sur les maisons Levitt et leurs avatars, chacun pour soi et Dieu pour tous. Utopie contre utopie, il est facile de voir laquelle a triomphé de l’autre. Rien n’a changé depuis : le discours urbanistique (Mangin, 2003) a beau souligner tant qu’il peut les dangers non plus seulement politiques, mais aussi écologiques de l’étalement urbain, les journaux ont beau s’en moquer plus qu’à demi-mot2, le rêve du pavillon, du carré de jardin, des rires d’enfants et des chants d’oiseaux reste celui d’une majorité des Français.

——–

Fierté du promoteur

« Je ne suis pas là seulement pour construire et vendre des maisons.

Je voudrais construire une ville dont je sois fier. »

William Jaird Levitt, interview au Times, 1952.

——–

4. Piscine privée de la Résidence du Parc à Lésigny (Julie Balagué, Pursuit of happiness, 2014, http://www.juliebalague.com/#/levitt/)

4. Piscine privée de la Résidence du Parc à Lésigny
(Julie Balagué, Pursuit of happiness, 2014, http://www.juliebalague.com/#/levitt/)

———

Il faut donc se souvenir que le lotissement, n’en déplaise à ses détracteurs, se présente aujourd’hui encore comme une utopie pour son habitant. De là, il peut être intéressant de postuler que l’habitant lui-même participe de cette utopie, c’est-à-dire que l’utopie a vocation anthropologique et qu’il est possible de déduire une vision de l’être humain des raquettes et des marguerites, des driveways et des parterres.

Ainsi de l’invention du « nouveau village ». On la doit à William J. Levitt, qui juste après la Seconde Guerre mondiale eut l’idée d’un changement d’échelle décisif : au lieu de construire une maison puis de la vendre, il fallait construire une ville, puis la vendre. Cette ville, six mille pavillons sur Long Island (NY), s’appellerait Levittown. Le G.I. Bill de 1944 offrait des facilités de crédit aux vétérans : du pain bénit pour le promoteur, qui fit des soldats son public cible et créa du même coup le principe de résidence explicitement sélective. En trois ans, entre 1947 et 1950, Levitt construit et vend des pavillons d’un standing inespéré pour ces classes moyennes. Quinze ans plus tard, il allait profiter du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris, qui allait enfanter des villes nouvelles, pour acheter des terres agricoles déclassées et exporter son modèle en France. Ainsi est née la Résidence du Parc de Lésigny, à mi-chemin entre Roissy et Orly par la future Francilienne, et destinée à recevoir en priorité le personnel navigant des compagnies aériennes, des cadres et ingénieurs. Là où l’île fondée par Utopus s’appuyait sur un idéal économique autarcique, l’utopie lotissement du XXème siècle s’appuie sur celui de la croissance, de la tertiarisation qui l’accompagne et de la place du crédit dans l’économie.

Levitt innovait particulièrement sur deux choses. Le mode de production, d’abord : il adapta à la construction des pavillons qui dépendaient de l’automobile le modèle fordiste des chaînes de montage, en faisant se déplacer chaque corps de métier de parcelle en parcelle, ce qui permettait de livrer les maisons les unes après les autres dans de très brefs délais, tout en leur conférant une unité esthétique – ce qui implique, en d’autres termes, une standardisation radicale des maisons. Le mode de commercialisation, ensuite – appuyé sur des études de marché et des opportunités politiques, juridiques et d’aménagement – qui implique, en d’autres termes, une standardisation radicale des acquéreurs. Une fois les maisons vendues, l’association des copropriétaires de la Résidence du Parc édite une charte que chaque habitant signe à son arrivée, et qui l’engage à respecter des normes précises lors de tout aménagement extérieur de sa maison : la couleur des volets, la hauteur des haies, la place de l’étendoir à linge… Standardisation ultime, quotidienne : celle des habitants par eux-mêmes.

——–

Modèles performatifs

« Le pavillon de banlieue est une usine décentralisée de production

de nouveaux modèles performatifs des genres, des races et des sexualités.

La famille blanche hétérosexuelle n’est pas seulement une puissante unité

économique de production et de consommation, c’est aussi la matrice de

l’imaginaire nationaliste. »

Valérie Preciado, Pornotopie, Climats, 2011

——–

5. Publicité pour les maisons Levitt, 1977, (http://www.mennecy-et-son-histoire.com/Levitt/Levitt%20Photos/Levitt%20Historique%20Les%20differentes%20tranches%20Photos/iverny-dessin%201977.jpg)

5. Publicité pour les maisons Levitt, 1977,
(http://www.mennecy-et-son-histoire.com/Levitt/Levitt%20Photos/Levitt%20Historique%20Les%20differentes%20tranches%20Photos/iverny-dessin%201977.jpg)

———

Ne serait-ce sa piètre inventivité architecturale, on pourrait rattacher l’utopie Levitt, par son rationalisme économique, à celle de Frank Lloyd Wright, où la cité jardin se mue en une synthèse réussie entre les possibilités économiques du productivisme industriel, le lien avec la nature que l’Américain post-krach de 1929 aime à mettre en avant, et le noyau familial inaliénable de toute communauté. Dans le projet Broadacre City, la ville champêtre est innervée par l’automobile et les déplacements, structurée par la répartition familiale de la terre, et la cheminée, qui est le milieu de chaque maison, marque très concrètement l’importance du foyer. Dans cette célébration presque kitsch du pavillon unifamilial comme ensemble collectif se trahit une vision de ce que doit être un pays, avec ses codes de genre et de génération, de consommation et de production. Synthèse de la nature et de la technologie, de l’économie de croissance et du maintien des traditions, de la ville et de la campagne, le lotissement se donne comme la résolution pacifique des grandes alternatives que la marche du monde pose aux hommes. Cette résolution, on peut en douter ; mais ce qui est sûr, c’est que dans le cas de Levitt comme de Thomas More, l’utopie s’échappe de l’histoire.

La Résidence du Parc de Lésigny3 accueille symptomatiquement ses premiers occupants en mai 1968. En pleine remise en question de la société capitaliste, M. et Mme Bruce entendent, eux aussi, les promesses de plage sous les pavés. Lui est ingénieur pétrolier, elle, institutrice. Ils viennent d’un appartement de 35 m2 de la rue de Lappe, dans le vieux quartier de la Bastille ; ils ont visité le New Jersey, « pays de cocagne ». Ils rêvent de quitter les ruelles étroites, les ouvriers, les grèves. Le lotissement Levitt, c’est l’occasion ou jamais, et ils s’y précipitent. Comme eux, Jean-Pierre, ingénieur, vient s’installer avec sa famille au début des années 1970 : « c’est plus qu’une résidence, c’est un mode de vie. » Un mot revient souvent dans les phrases de ces premiers arrivants, aujourd’hui retraités et amis : celui de « pionniers ». Le mythe du nouveau monde est bien là : en Seine-et-Marne, ils ont trouvé cette terre vierge où réhabiliter l’humanité. À leur suite, leurs cadets ont cherché ici un modèle de vie à l’abri des problématiques de la mégalopole. Guillaume, quadragénaire, pilote de ligne transatlantique, le dit sans ambages : « très honnêtement, après nous être fait incendier notre pick-up à Ris-Orangis (91), nous avons aussi cherché sur la carte un endroit sans HLM et sans gare. »

Telle est aussi l’utopie : pour renouveler l’homme, il va falloir en évacuer une certaine part obscure, fluctuant des grévistes aux délinquants au gré des années et des problèmes de la société. Son ancrage historique, en somme. Dès l’ouverture de Levittown, Levitt fut montré du doigt pour avoir refusé de vendre à des familles noires-américaines, en plein essor du mouvement des droits civiques et juste après la déségrégation de l’armée. Il s’en justifia avec un âpre pragmatisme, doublé d’une vision pour le moins fataliste de l’histoire : « Si nous vendons une maison à une famille nègre, 90 à 95 % de nos clients blancs n’achèteront plus dans la communauté. C’est leur attitude, pas la nôtre. Nous ne l’avons pas créée, et nous ne pouvons la changer. »4.

À la résidence du Parc, contrairement à ce que pourrait prétendre un chantre de la France périphérique, les suffrages aux urnes sont sensiblement les mêmes que dans le reste du pays, et le discours globalement rencontré durant les entretiens (printemps 2014) est à la tolérance et à l’ouverture. Cependant, le lotissement a dû se montrer « pionnier sur la vidéosurveillance », selon les mots du président de son association foncière urbaine libre (AFUL), parce que les vols de véhicules et les cambriolages sont légion – ce qui est imputé à la proximité de l’A86 par plusieurs résidents, c’est-à-dire aux autres, ceux qui ne vivent pas ici, et qui représentent une menace… Dans cette commune constituée, selon le mot du maire, d’un « patchwork de cinq résidences », l’Insee dénombre 80 % de familles, et 90 % des actifs dans le tertiaire. La question n’est pas de principe, mais de pratique. Plutôt qu’une politique volontairement exclusive, c’est le mode de vie induit par la forme architecturale qui se charge de façonner des résidents à son image : sans altérité possible.

——-

Inquiet devenir

« La nécessité capitaliste satisfaite dans l’urbanisme,

en tant que glaciation visible de la vie, peut s’exprimer

– en employant des termes hégéliens – comme la

prédominance absolue de ‘la paisible coexistence de l’espace’

sur ‘l’inquiet devenir dans la succession du temps’. »

Guy Debord, La société du spectacle, 1967, fragment 170

 

——–

Oui, sous les toits tranquilles et dans les riants jardins, c’est bien hors du temps historique que l’utopie urbanistique a conçu l’homme nouveau. Sans altérité ni mutation possible, conçu uniquement comme produit sériel, duplicable à l’infini, le lotissement pavillonnaire est déplorablement peu recyclable – si l’on considère l’histoire comme une transformation – et peu destructible – si l’on pense qu’il s’agit plutôt d’une lutte. Entre ses fondations de béton, son plan improbable et l’impossibilité d’y vivre sans véhicule individuel, la résidence du Parc et tous les lotissements dont elle a été le modèle donnent du fil à retordre à ceux qui tentent d’en imaginer l’avenir. Selon des critères écologiques, le lotissement, champion de l’artificialisation des sols et avare en transports en commun, prend vite les allures d’une catastrophe. Selon des critères politiques, le lotissement infirme toute dialectique, toute alliance et tout affrontement, ce qui est une autre forme de catastrophe. Ni ville ni campagne, ni espace lisse ni espace strié, le lotissement échappe somme toute à toute pensée diachronique.

Le temps est suspendu dans un éternel recommencement ; cycle des saisons et des déplacements pendulaires, des générations et des virées au centre commercial, rien qui puisse faire figure de progrès. On n’en sort pas, et ces rues qui ne vont nulle part sont, en même temps, illimitées. Ce présent-là a l’arrogance de l’éternel. Cela revient à dire qu’ici, l’utopie est aussi une uchronie, et que l’on passe de la littérature humaniste à la science-fiction – à ceci près que la science-fiction n’en a que faire.

Le lotissement, c’est la ville sans histoire ; c’est, aussi, la ville sans récit. Où l’urbanisme moderne était, pour un Walter Benjamin, une forme de narration historique – Paris comme capitale non de l’espace, mais du temps – le lotissement apparaît au contraire comme un silence, ou comme une parole coupée. D’American Beauty à Desperate Housewives, de Bruce Bégout à Marie NDiaye, le lotissement est le décor d’une seule pulsion morbide, qui pousse au crime intéressé, au meurtre passionnel, à l’incendie volontaire – à une destruction qui ressemble à un anéantissement. Le lotissement signe-t-il l’arrêt de mort de l’épopée qui ressassait à travers les âges les héroïques fondations des cités divines ? Pionniers, qu’avez-vous fait de vos jungles, de votre or et de vos combats ?

Dans la fiction, tout se passe comme si l’unique histoire possible était, dans ces rues-là, le basculement de tel ou tel anonyme dans une folie destructrice mais minuscule, faite de névrose et de ressentiment. Nul Big Brother qui contrôle tout cela, nulle figure tyrannique ou policière intégrée dans ces univers fictifs. Rien qui fasse de l’utopie une dystopie. Pourtant, comme le télécran d’Orwell et les androïdes de Philip K. Dick, il est à la fois confort et coercition. Comme ces objets-là, il pourrait devenir l’ennemi d’une guerre, l’ilote en rébellion, l’espace magique d’une révolution rêvée à défaut d’être effective…

Or peut-être que non. Non-politique, non-narratif, peut-être le lotissement est-il justement là comme l’expression triomphale de ce que la civilisation humaine en tant qu’elle-même peut avoir de stupide, de muet, où l’avenir et l’histoire, somme toute, ne sont que les joujoux favoris de quelques penseurs que le système pardonne comme des enfants un peu étranges. Peut-être le lotissement leur parle-t-il d’un ton calme, à ces philosophes perplexes : le futur est votre illusion préférée, votre plus beau poème, chatoyant, mystérieux, dangereux, séduisant en somme. Mais il n’existe pas. La séduction du temps, en réalité, c’est moi qui la porte – car moi seul l’abolis. Et pour l’éternité les penseurs ahuris parcourent, indignés, ces rues impassibles. Par-dessus les clôtures, ils regardent avec envie les barbecues et les piscines des riverains insouciants, jusqu’à la fin du monde, le seul mythe qui reste.

Car en somme, le présent a la figure du lotissement. C’est peut-être là que les philosophes de l’histoire et de l’espace pourraient trouver un nouveau point de départ.

FANNY TAILLANDIER

——–

Fanny Taillandier est agrégée de lettres et écrivain. Après Les confessions du monstre (2013), variation sur la figure du tueur en série, elle prépare un texte expérimental sur le lotissement.

——

Illustration de couverture : Stéphane Degoutin et Guénola Wagon, Let Them Burn, 2010. (© nogovoyages.com)

——-

Bibliographie

Benevolo L., 1983 « La colonisation du monde par les Européens », Histoire de la ville, traduit de l’italien par Catherine Peyre, Marseille, Parenthèses.

Charmes E., 2013, Urbanisme, Hors-série n°46, p. 21.

Lambert A., Tous propriétaires, 2015, Paris, Seuil.

Mangin D., 2003, La ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, Paris, éditions de la Villette.

Schneiderman M., 2008 « William Levitt, the King of suburbia », The Real Deal.

——-

  1. Voir l’entretien avec Eric Charmes, Urbanisme, Hors-série n°46, novembre 2013, p. 21 []
  2. Par exemple Télérama ou Le monde diplomatique. []
  3. Les témoignages des habitants ont été recueillis à l’hiver et au printemps 2014, dans le cadre d’une enquête pour le Monde. Les entretiens reposaient sur la bonne volonté de ces derniers et s’intéressaient de manière assez souple à la façon dont ils jugeaient leur cadre de vie. []
  4. W.J. Levitt, interview de 1954 au Saturday Evening Post, cité par Matt Schneiderman, « William Levitt, the King of suburbia », The Real Deal, 30 avril 2008. []

Comments are closed.